Loin de se douter que les mailles
du filet se resserraient autour de lui, Léo se dirigeait gaiement vers la
bonbonnière d’amour qu’il avait créée pour sa princesse.
Les bras chargés de cadeaux, il
dut effectuer plusieurs voyages, ce qui n’échappa pas à Florian qui s’était
muni d’une paire de jumelles. Pour donner le change, le peintre braquait ses
jumelles sur les hauteurs dentelées du beffroi, jouant le jeu jusqu’au bout, ce
qui lui permettait, du reste, de peindre un tableau tout à fait remarquable.
Léo fit réchauffer un plat royal
qu’il avait acheté à Lille « Chez Myriam ».
C’était une pastilla, feuilletage
monumental fourré de pigeonneaux et d’amandes, le tout saupoudré de sucre
glace.
Astrid lui en fut reconnaissante.
Elle apprécia également le
dessert, une pastilla à la crème de rose, surmontée de pralines et de bonbons
fondants.
Léo l’aida ensuite à déballer ses
cadeaux, une chemise de nuit d’inspiration victorienne, de la belle lingerie,
un tailleur de ville commandé chez un grand couturier grâce à des mensurations
si précises que le tombé était remarquable, une jolie robe d’intérieur qu’il
avait fait faire en s’inspirant de la robe de Cendrillon.
Le conte de fée présenté sous la
forme d’une comédie musicale avait fait fureur au théâtre et Léo, songeant à sa
princesse d’amour, avait photographié la robe de bal de l’héroïne sous toutes
les coutures afin d’en faire coudre une réplique.
Les couturières de la maison Dior
avaient d’ailleurs apporté des améliorations au modèle et c’est réellement une
robe de rêve qu’Astrid contemplait avec un ravissement qui n’était pas feint.
Un collier à trois rangs de
perles fines complétait cette toilette divine, ainsi qu’un bracelet sous forme
de gourmette, en or, portant en sa plaque centrale, son prénom gravé en lettres
agrémentées de diamants.
« Mais c’est trop beau
s’exclama-t-elle !
Rien n’est trop beau pour ma
princesse, ma belle d’amour au cœur d’or » répliqua Léo qui s’empressa de
préparer du thé au jasmin.
Dans le bol destiné à sa reine,
il glissa quelques gouttes d’un puissant narcotique et lorsqu’elle sombra dans
un sommeil rempli de rêves fabuleux, il dénuda ce beau corps qu’il ne se
lassait pas de caresser, l’enduisit d’un onguent hydratant parfumé à la rose,
poudra son corps de paillettes d’or fin, le couvrit de la jolie chemise de nuit
garnie de dentelles puis l’installa dans le lit capitonné et moelleux.
Il quitta ensuite la bonbonnière
d’amour sans fermer la porte à clef car il pensait qu’il serait de retour dès
potron-minet pour préparer le petit-déjeuner et faire sa demande en mariage.
Léo repartit pour Lille et sa
résidence habituelle, une très belle maison que lui avait léguée sa mère dans
une période qu’il préférait oublier, celle où on le connaissait sous le nom de
Gueule d’Amour.
Sa mère, Lydia, qui était d’une
fascinante beauté était tombée sous la coupe d’un malfrat de la pègre, connu
sous l’appellation de Johann.
Il était grand, il avait une
beauté slave et il faisait marcher des femmes à la baguette, les frappant si
elles ne rapportaient pas suffisamment de billets de leurs rencontres imposées
par le maître.
Lydia était sa meilleure
« gagneuse » et il la récompensait en lui offrant des soirées en
boites de nuit où les clients le gratifiaient de billets de banque pour avoir
le meilleur numéro.
Parfois, il terminait la soirée
en feu d’artifice, croyant que ses étreintes étaient appréciées par la femme
qu’il tenait sous sa coupe, tantôt charmeur mais le plus souvent menaçant,
faisant des moulinets avec sa canne qui contenait une lame fine destinée aux
combats, le plus souvent des règlements de compte entre rivaux.
Un jour, Lydia dut annoncer, en
tremblant, à son seigneur et maître, qu’elle attendait un enfant.
Oscillant entre la fureur et le
contentement de soi, Johann accepta finalement cette grossesse.
Entre deux rudoiements suivis de
caresses brutales, il confia à Lydia que cette paternité lui conférerait le
respect de ses partenaires et rivaux, et que cet enfant, en l’occurrence le
sien, serait le pain béni de ses vieux jours.
« Ma gueule d’ange ne
durera pas toujours, chérie, et cette petite gueule d’amour prendra ma suite et
assurera nos vieux jours ».
Peu emballée par ce destin tracé
d’avance, Lydia céda aux pressions de son maître et amant et lorsque Léo
naquit, sa petite tête d’ange ravit tout le personnel de la maternité qui
ignorait le terrible métier de sa mère.
Elle s’était inscrite sous
l’identité de Lydia Durut, danseuse au théâtre Sébastopol, ce qui lui conféra
une certaine notoriété.
Ce n’était pas entièrement faux
du reste car Lydia appartenait au monde des figurants et elle avait des
activités parallèles, ouvreuse, vendeuse de bouquets de violettes. Il lui
arrivait également de remplacer au pied levé une actrice défaillante car elle
connaissait le répertoire sur le bout des doigts.
Léo, Gueule d’Amour grandit dans
cet univers interlope, forcé d’aller jouer lorsque maman
« travaillait ».
Les amants de passage le
gâtaient, félicitant la maman d’avoir mis au monde un si bel enfant et ils
proposaient plaisamment de lui donner un petit frère ou une petite sœur qui
aurait le charme de sa mère.
A la fois passionné et jaloux,
Johann qui craignait par-dessus tout, de voir sa « gagneuse » lui
échapper, se battit un soir contre l’un de ses principaux rivaux et une
méchante boutonnière mit fin à ses velléités marchandes.
Son rêve de tenir le haut du pavé
comme il le proclamait souvent s’effondra et il se laissa cueillir par les
policiers, lors d’un cambriolage.
Condamné à des années de prison
ferme, il disparut de la vie de Lydia qui bénéficia des sommes rondelettes
mises de côté par son amant.
Elle put enfin vivre librement et
profita du confort d’une belle maison où elle avait toutes ses aises et des
habitudes de luxe.
Léo qui ne voulait plus jamais
être appelé Gueule d’Amour, profita des relations maternelles au théâtre
Sébastopol pour assurer des places de figurant et il suivit une formation pour
devenir machiniste.
Ce rôle de l’ombre lui plaisait
et lorsque sa mère mourut d’une embolie pulmonaire, il coupa les ponts avec le
monde qui était le sien, à part celui du théâtre et accepta sa beauté physique
comme une sorte de legs funeste qu’il convenait d’esquiver.
C’est pourquoi il avait longtemps
porté un masque auprès d’Astrid car il ne voulait, à aucun prix, voir revenir
le temps funeste de Gueule d’ Amour.