Je me présente : je me nomme Djibril Ben Haj El Alaoui. Mes copains m’ont surnommé l’Alouette. Ils ignorent que le mot Alaoui a une connotation royale et que mon père Haj a gagné ce titre en accomplissant son pèlerinage à la Mecque. Il possédait des pur-sang et conduisait d’inédites Fantasias pour les touristes au Maroc. Ce qui devait arriver arriva : il s’éprit d’une belle blonde aux yeux bleus et ne revint plus jamais dans son foyer où l’attendait fidèlement ma mère enceinte de ses œuvres. La pauvre a tenté de le suivre en France où, dit-on, il menait une vie dorée mais s’il a connu l’honneur des salons parisiens, ma mère a échoué dans une banlieue et fut réduite à faire des ménages pour gagner sa vie et la mienne. Je suis son roi. Je ne peux pas dire son Dieu car elle est très croyante.
Elle fait ce qu’elle peut pour que je sois heureux. Je la laisse ignorer l’étendue de mon désespoir. Réfugié dans ma chambre, je lis et relis les œuvres des Romantiques, Musset, Chateaubriand et j’en apprends des passages par cœur.
Sur les murs j’ai collé les posters de mes idoles, Arthur Rimbaud, Guillaume Depardieu, Alain Baschung et pour faire bonne mesure avec les filles que je n’ose pas approcher par timidité, Emily Loizeau.
J’ai fait mienne une phrase de Rimbaud car elle adhère pleinement à ce que je ressens chaque jour : « Il y a toujours, lorsqu’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse. » Ne croyez pas cependant que je me morfonde dans un narcissisme noir.
Dernièrement, j’ai établi le bilan de mes compétences. Je ne suis pas suffisamment doué en sports pour espérer la carrière d’un Zidane, d’un Brahim Asloum ou même d’un Djibril Cissé, cassé par la malchance mais toujours debout. Pas assez intelligent pour atteindre Polytechnique, Saint Cyr ou toute autre école starisée. Je n’ai pas non plus la bosse du commerce.
Même pas fichu de vendre de la poudre dans la cité ! J’ai été approché un jour par un caïd. Il me proposait seulement de faire le guet sur le toit de la barre. « Tu pourras lire ! » me dit-il sur le ton de celui qui considérait la culture comme une tare. J’ai dû décliner cette offre en habillant mes prétextes d’un cadeau, mon meilleur CD de Baschung pour ne pas m’attirer les foudres de ces excités de la gâchette et du couteau. Pour rien au monde, je ne voudrais que ma mère vienne me rendre visite dans le parloir d’une prison. Le caïd m’a lancé un regard de mépris et m’a quitté en écrasant le CD d’un talon rageur. Après son départ, j’ai ramassé les débris et les ai enfouis dans une enveloppe. Les mélodies de Baschung ont transpercé le papier kraft et m’ont réchauffé le cœur. J’ai rêvé une seconde que je quittais ces lieux lugubres avec ma mère, la digne Amina Ben Amrouche et puis j’ai pensé que partout où nous irions la malédiction des êtres que l’on a lâchement abandonnés s’abattrait inéluctablement sur nous. Alors j’ai pensé à des moyens simples pour améliorer notre quotidien et j’ai à nouveau interrogé mon grand corps d’ado pour avoir un embryon de piste mais en vain. À part le rêve, je n’ai aucune prédestination spéciale. Une solution m’est venue de l’extérieur, apportée par Kévin, un copain de classe, un gaulois comme on dit dans les cités. Il sert comme extra dans les mariages huppés et les réceptions haut de gamme. Il a pensé que je pourrais le seconder. Avec mon teint de berbère, je peux passer inaperçu. « Tu n’auras qu’à m’imiter. Un verre à la main, les convives ne sont pas très regardants. Je t’ai observé. Tu es beau, c’est un atout. Tu inspires confiance, un autre atout et j’ai remarqué que sous tes airs de doux rêveur, tu étais adroit et poli, deux points essentiels pour le service. Je t’engage. » Et sur une bourrade fraternelle il m’a quitté, me donnant rendez-vous chez lui après les cours pour endosser une tenue car bon point supplémentaire, nous avons la même taille et la même corpulence. Grands, minces, élégants, parfaits pour le service des nantis.
« T’en fais pas m’a-t-il dit, y aura aussi des pauvres. Et parfois ce sont les plus exigeants. Ils en veulent pour l’argent qu’ils n’ont pas. »
Le grand jour arriva et je fus propulsé dans un monde où le rire et la fête étaient de mise. Je n’ai pas eu le temps d’admirer les mariés. Je me suis retrouvé avec une bouteille de champagne à déboucher. Craignant que l’on découvre mon imposture, j’ai affecté une attitude détachée et le miracle a eu lieu : j’ai réussi l’exploit de faire sauter le bouchon avec la mesure d’un professionnel et je me suis infiltré dans la foule avec un plateau empli de coupes. Quelques personnes ont subrepticement glissé un billet dans ma poche. Refoulant un sentiment de honte, celle du mendiant qui se voit récompensé de sa misérable apparence, je me suis finalement réjoui de ce petit plus qui me permettrait d’apporter une aide substantielle à ma mère pour ses fins de mois difficiles. Ensuite il ne m’a plus été permis de penser à quoi que ce soit d’autre car le service m’a entraîné dans la ronde endiablée de ses multiples tâches.
Au petit matin, fourbu et heureux, j’ai pu constater l’étendue des dégâts : je trimballais une épouvantable odeur de sueur et de cendres de cigares froids, mes pieds avaient doublé de volume et le talon de mes chaussettes était imbibé du sang des ampoules qui avaient crevé tout au long de cette nuit délirante.
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