dimanche 2 février 2025

Moira

 

 

 

 

 

 

Au cœur du royaume des chevaliers errants, trois îles volcaniques se dressent comme des forteresses. Elles abritent la descendance de ces preux chevaliers partis guerroyer en orient, revenus couverts de blessures et de joyaux. Au fil des années, ils ont perdu de leur superbe et ont chuchoté aux enfants que les guerres étaient pernicieuses. Ils leur ont interdit de jouer au soldat et se sont penchés sur les mystères de la terre. Un bon nombre d’entre eux ne savait pas lire. C’est pourquoi ils ont fait venir à grand renfort de pièces d’or des savants avec leurs parchemins. Ils se sont égarés dans les couloirs du temps et sont morts peu à peu, serrant dans leurs poings un peu de cette terre dont les mystères ne leur avaient pas été contés.

La première île, Moïra, n’abritait que des enfants. Dès qu’ils avaient sept ans, ils étaient emmenés en barque par leurs parents et leurs amis. Après une fête mémorable, on se séparait en chantant et chacun avait à cœur de sourire et de vouloir prétendre au bonheur car ces sept années avaient été une longue préparation à la séparation qui devait apparaître comme un événement magnifique et glorieux. Lorsque la barque familiale s’était éloignée du rivage, l’enfant était pris en charge par ses compagnons.

A dater de ce jour, un emploi du temps des plus séduisants lui était proposé.

Le matin, un petit déjeuner copieux était servi sous une grande verrière qui permettait de suivre les mouvements de la mer. À l’aube, un bataillon de petites fées aidées et servies par des dragons avait préparé jus de fruits, chocolat chaud, pommes cuites et petits pains en forme de cœur.

Ensuite, chacun se rendait dans sa chambre pour y mettre de l’ordre et se préparer. Des fées en tablier rose jouaient le rôle de femmes de chambre, grande sœur et gouvernante.

Venait alors l’heure de l’instruction. Les sirènes déposaient sur le sable, fleurs et coquillages et il était demandé à chacun de compter des ensembles, de les dessiner et de les colorier puis de former des mots à partir d’un alphabet voisin des hiéroglyphes qui leur était donné sur un parchemin personnalisé. Chaque enfant recevait un prénom qui correspondait à ses compétences. L’enfant industrieux pouvait s’appeler Fourmidor, le poète  rêveur s’entendait nommer Bouche d’Or. Une petite fille remarquable par sa beauté et son talent de brodeuse fut baptisée Chryséis. Un petit garçon particulièrement adroit, lutteur incomparable, nageur de fond, reçut le nom de Jason. Il battait les morses à la course. Des chœurs d’enfants doués pour le chant furent constitués. Ils accompagnaient les sirènes qui décernaient chaque jour un prix particulier. Le groupe ou l’enfant remarqué recevait la sirène d’or, un trophée particulièrement prisé. Une petite fille fut mise hors concours tant son ardeur à tenir la note était remarquable. On la surnomma La Callas en souvenir de la diva ; les sirènes prétendirent que leur chant n’était que balbutiement en comparaison de la jeune soprano. Consacrée diva à dix ans, la petite fille resta cependant modeste et jura qu’elle saurait rentrer dans le rang lorsque cette incroyable voix l’aurait quittée au sortir de l’enfance.

Un danseur se révéla particulièrement apte à improviser des pas qui subjuguaient par la profondeur de leur expression et l’inouïe performance des prestations. Des orchestres d’adolescents soufflant dans des conques marines lui donnaient le rythme. Lorsqu’il achevait son solo, les sirènes admiratives le couvraient de coquillages nacrés qui constituaient le trésor de la mer. Elles lui offraient parfois des bijoux et des pièces d’or ainsi que de la vaisselle fine et des statuettes en provenance des galions qui s’étaient échoués. L’un de ces cadeaux fut sa perte. Il s’agissait du buste d’une jeune beauté dont il devint instantanément amoureux. Les plus jolies filles du monde vivaient à ses côtés, à Moïra mais il ne les voyait plus. Désespérant de trouver dans la prochaine barque la fille statufiée, il s’enfuit dans une pirogue qu’il avait achetée à prix d’or à ses compagnons. On ne le revit plus et la danse apparut comme un art maléfique. Dès qu’un jeune manifestait le désir de danser, des camarades s’empressaient de l’en dissuader et lui proposaient une autre activité qu’il finissait par accepter.

La calligraphie et la poésie donnèrent lieu à des ateliers de création et une école de philosophie prit son essor à partir d’un constat : Celui qui vit sur le sable prend conscience de la mobilité du monde.

On se plut à imaginer ce qu’avaient pu écrire ceux qui vivaient dans un environnement urbain, solide, presque immuable mais la rumeur selon laquelle ces mondes protégés pouvaient être sujets à la guerre, aux changements climatiques désastreux, et au chaos provoqué par une irruption volcanique ou un tsunami et une sécheresse hors norme pulvérisa l’avantage de la stabilité.

« Nos pensées naissent et meurent comme les vagues sur la grève, elles érodent nos jours et perdent leur substance comme les grains de sel confinés dans un coquillage. »

Ainsi philosophaient les jeunes gens de Moïra, prêts à rejoindre l’île des adultes où tout un chacun s’appliquait avec hédonisme à vivre une journée comme la dernière de sa vie.

Et puis vint un jour celui que l’on n’attendait plus. Il rejeta la philosophie comme on chasse un mouche importune, se moqua des écrivains et des poètes, osa désobéir aux sirènes, troubla les cours de chants, décréta que  l’amour de la beauté était une billevesée et ne jura que par la force du sabre. Il le maniait avec une rare dextérité, décapitant les cactus qui se déployaient au centre de l’île. On le nomma Foudre de Guerre car apparemment il ne songeait qu’à en découdre avec de potentiels ennemis. Ceux qui osaient encore philosopher lui firent remarquer que personne ne songeait à s’emparer de leur île puisqu’elle ne contenait aucun trésor et qu’aucun parchemin ne la situait sur le chemin des pirates.

« Qu’en savez-vous ? rétorqua-t-il avec aplomb. Vous n’êtes jamais allés plus loin que le berceau des sirènes qui vous ont complètement endormis. Quant au trésor, nous saurons s’il existe lorsque j’aurai détruit tous les cactus qui ornent bizarrement cette île. »

La suite lui donna raison. On fit un feu de joie de tous les cactus amassés près de la grève. Ce fut une Saint-Jean mémorable. Des adolescents se trouvèrent unis cette nuit là et jurèrent de ne plus se quitter. Foudre de Guerre de son côté, dormait à poings fermés, ignorant superbement les délices de l’amour. Il se préparait à des journées de fouille sur l’emplacement des trophées floraux. Cactus et têtes de morts allaient bien ensemble avait-il pensé en découvrant ce curieux cercle. Les pirates ont l’art de la dissimulation. Tous les ingrédients semblaient réunis : une île occupée par des enfants maternés par des sirènes, le bannissement de toute forme de combat dont la mort est le point d’orgue, le penchant inculqué aux adolescents pour les arts, la philosophie et les belles lettres, tout cela sentait le plan calculé d’un pirate manichéen.

Dès l’aube, Foudre de Guerre, sabre au flanc, muni de pelles et de pioches s’en fut sur le théâtre de ses futurs exploits. Il s’assit d’abord sur un rocher, guettant les rayons de soleil. Lorsqu’ils frappèrent le rocher, il se dessina une fleur lumineuse. Foudre de Guerre l’encercla et entreprit de creuser le cœur. À la fin de la journée, il fut récompensé par ses efforts. Un coffre apparut. Il en fit sauter les ferrures et mit au jour un véritable trésor : une cascade de bijoux, des diamants bruts gros comme le poing, des louis d’or et quelques pièces de vaisselle lui brûlèrent presque les yeux par les feux inouïs de cette folle richesse. Des parchemins cachetés et enrubannés accompagnaient cette merveilleuse trouvaille. Il s’empara d’une épée qui étincelait au soleil couchant, arbora à son feutre une flèche d’or sertie de diamants et s’endormit le dos contre le coffre, la main sur la poignée de son sabre, décidé à défendre un trésor qui devait nécessairement lui appartenir puisqu’il l’avait découvert.

Or le lendemain il revint auprès de la zone habitée par des êtres innocents, brandissant le sabre et proférant des paroles sans suite. Qu’était-il arrivé ? La question resta sans réponse.

Foudre de Guerre ne retrouva pas la raison. Il se réveillait à l’aube et partait, sabre au clair, pour décoiffer les vagues de leur écume. Il parlait par énigmes, chuchotant comme si un espion pouvait interférer le sens de ses propos. Les mots trésor et pirate revenaient assez souvent. Quelques audacieux partirent au centre de l’île. Une surprise les y attendait : les cactus s’étaient reformés et il était impossible désormais d’y avoir accès car une couronne de pierres inextricablement mêlées, au tranchant dissuasif les protégeait. Félicien qui était un poète trouva sur le sable une rose d’or fin. Il s’en saisit délicatement, se faisant fort de l’offrir à la belle qui s’était donnée à lui le fameux soir de la Saint-Jean. Il composait une strophe à sa gloire lorsque la rose se métamorphosa en serpent venimeux, il mourut dans d’atroces souffrances et ses amis rapportèrent son corps inanimé tatoué d’une rose bleue. À dater de ce jour, on tint l’endroit pour maudit et l’on regarda Foudre de Guerre avec tendresse et admiration. Il avait perdu l’esprit mais avait pu résister aux attaques maléfiques du lieu maudit pour rester en vie. Un groupe de six fut chargé de le surveiller nuit et jour. N’était-il pas le lien entre Moïra et les forces obscures qui en occupaient le cœur ?

Un philosophe fit remarquer qu’Érasme avait écrit un éloge de la folie. Le jeune homme qui aimait tant la guerre se trouva donc affilié à la philosophie. Il était invité à participer aux débats. Un scribe prenait note de ses propos. Ensuite on les passait au peigne fin pour tenter de leur donner un sens. Un amoureux des hiéroglyphes nommé Champollion Mini découvrit un jour la clef de ce langage désarticulé.

Il reconstitua l’aventure du guerrier. Foudre de Guerre s’était juré de ne pas dormir et la main sur son sabre, son unique ami, il s’apprêtait à défendre sa vie et le trésor lorsque tout à coup un filet lancé par des aigles le retint prisonnier. Un petit être blond porteur d’une épée qui avait la taille d’un canif se faufila près de lui prêt à en découdre. Foudre de Guerre fut pris d’un fou rire mais ce qui arriva le glaça : le lutin fit sauter son sabre et lui planta l’épée dans la gorge. Il n’en mourut pas mais ses paroles à dater de cet instant, naquirent sans suite sur ses lèvres écumeuses. Des dragons levèrent le filet tandis que des elfes s’affairaient autour du trésor, le rendant à sa terre d’origine puis leur chef ordonna au malheureux jeune homme de retourner parmi les siens et d’oublier complètement le trésor, faute d’être mis à mort par les pirates qui venaient parfois contrôler le contenu du coffre. On lui enleva l’épée qu’il avait choisie et la flèche d’or sertie de diamants. Il retrouva son sabre fiché sur la dernière dune avant les habitations et lorsqu’il s’en saisit, il ressentit une décharge qui acheva de lui brouiller l’entendement.

Ce récit glaça le sang de son auditoire. Il y eut un long silence puis chacun s’exprima à tour de rôle. Il ressortit de ces palabres qu’il faudrait dorénavant se méfier de ce qui viendrait de la mer. Des pirates étaient à redouter. On se demanda dans quel camp évoluaient les sirènes. Pourquoi n’avaient-elles jamais évoqué ces dangers et surtout pourquoi leur avoir enseigné les arts au détriment d’un art majeur appelé guerre ? Sans l’aventure de Foudre de Guerre, ils auraient couru le risque de se laisser surprendre par des hommes sans foi ni loi. Des jeunes filles s’interrogèrent sur les rites qui consistaient à expatrier les enfants loin de leurs parents, s’en remettant pour l’éducation à des sirènes.

Dubitatif, le cercle d’adolescents se jura d’ouvrir l’œil. Ils convinrent de jouer la comédie auprès des sirènes, de choisir les activités proposées en fonction de leurs compétences mais prirent la décision de jouer les filles de l’air à la première occasion.

Or un beau matin, un trois mâts jeta l’ancre dans une crique proche des rochers où les sirènes dispensaient leurs cours. Feignant de se livrer à un jeu de piste, quelques éclaireurs téméraires se rendirent à bord. Le capitaine du vaisseau n’était autre que le danseur parti au bout du monde rechercher sa belle. Guéri de sa folie, il avait rencontré des compagnons également désespérés et avait affrété ce navire pour retrouver l’île de son enfance. Le récit de l’aventure de Foudre de Guerre le stupéfia. Il avait gardé le souvenir de sirènes aimantes et consolatrices. L’idée qu’elles puissent être mêlées à une quelconque conspiration le chagrina. Néanmoins il s’était aguerri contre les déceptions en tout genre lors de son tour du monde. Sa décision fut vite prise : repartir pour des ailleurs meilleurs. La délégation demanda comme une faveur de les emmener avec le plus grand nombre possible d’adolescents. Il faudrait en garder quelques uns dans l’île afin d’encadrer les petits et de ne pas les laisser à la merci d’un danger éducatif ou d’une attaque de pirates toujours possible.

À la nuit tombée, vingt audacieux quittèrent l’île emmenant avec eux Foudre de Guerre qu’ils espéraient pouvoir guérir grâce au contact de la mer. Son sabre et sa force pourraient être d’une grande utilité. Une esclave noire que le capitaine avait rachetée sur un comptoir indien réussit à lui rendre la raison à force d’incantations et de breuvages de sa composition. Ses compagnons lui firent le récit de son infortune. Champollion Mini lui fut présenté. Il le serra sur sa poitrine, heureux que les premiers fils aient été dénoués grâce à sa compétence. Il jura d’être prudent désormais et de réserver sa fougue pour des combats nécessaires.

Tandis que nos conquérants des mondes originels voguaient vers des terres inconnues, les détenteurs du secret se donnaient beaucoup de peine pour déjouer les soupçons des sirènes. Chacun d’eux jouait le rôle d’un ou plusieurs compagnons et dans la mesure où on ne leur demandait pas de se présenter rassemblés, la supercherie n’était pas dévoilée. Un philosophe devait ensuite se présenter comme calligraphe ou amant des belles lettres, un sportif se transformait en musicien et pratiquait l’art du bel canto après s’être entraîné au large en imitant les murmures de la mer et le chant des sirènes. Un nageur s’aperçut ainsi qu’il pouvait rivaliser avec les plus grands ténors de l’île et cette découverte le mit en joie.

Chaque adolescent, en touchant à un art qui n’était pas celui qu’il avait choisi enfant, avait l’impression d’accomplir une tâche héroïque et éminemment enrichissante.

Le petit monde de l’enfance ne s’était jamais aussi bien porté et les sirènes nageaient dans le bonheur absolu. Les plus beaux jeunes gens se virent confier la lourde entreprise de les séduire afin d’obtenir quelques renseignements. L’un d’eux se fit plongeur spécialisé dans la collecte des éponges pour surprendre la plus jeune et la plus naïve. Il lui fit une cour assidue, ce qui lui offrit le surnom de Roméo. Cependant Juliette ne se laissait pas attendrir. Roméo lui porta la dernière estocade en lui faisant ses adieux : une belle au cœur de pierre devenait un laideron à ses yeux. Si elle n’avait pas voulu s’ouvrir à un cœur aussi aimant que le sien, c’est qu’elle n’avait aucune chance de devenir ne fût-ce qu’une seconde, l’émule de l’héroïne des mers,  la sirène d’Andersen.

Ce rejet fit plus que tous les serments d’amour du jeune homme. La sirène Écrin de Turquoise succomba enfin à ses charmes. C’est dans une grotte tapissée de mousse que leurs noces eurent lieu. Pour la circonstance, la sirène arborait une paire de jambes qu’elle avait monnayée contre sa chevelure d’étoiles. Elle offrit à son bel amant un corps superbe et des bijoux de grand prix. Quant à Roméo, il avait obtenu des cercles créateurs des bijoux ciselés dans les coquillages et ce fut un échange des plus troublants, la mer étant toujours la grande donatrice. Pour ce qui est de l’amour, Roméo était naturellement doué et il ravit sa compagne avec beaucoup de facilité et de tendresse. Ils passèrent ainsi des jours enfiévrés, rivalisant dans l’art consommé de l’amour. Lorsqu’ils en furent aux confidences,  Écrin de Turquoise laissa échapper quelques paroles étourdies qui furent ensuite disséquées par les maîtres philosophes en herbe et proposées à tous pour que chacun y apporte sa part de réflexion.

C’est une vérité remaniée par un groupe de jeunes gens qui vit ainsi le jour. En voici la proposition.

L’île de Moïra appartenait jadis à un prince qui régnait en despote sur un peuple qu’il accablait de travaux. Les sirènes prirent ces malheureux en pitié et décidèrent de leur venir en aide. Le prince adorait les jolies femmes. Les sirènes décidèrent de se mêler à la foule des courtisanes qui attendaient dans le palais le bon vouloir du maître. Elles dissimulèrent leurs longues queues sous des draperies soyeuses. Celle qui serait choisie était chargée de lui planter un couteau en plein cœur. Ce fut la reine des sirènes qui aguicha le prince en maniant son éventail avec volupté. Une fois allongé, le prince mourut sans avoir compris ce qui lui était arrivé.

Le peuple jeta son cadavre à la mer, pourchassa ceux qui l’avaient secondé dans ses basses besognes. Ce fut un terrible carnage. On épargna seulement les enfants. Pendant quelques semaines, l’écume des vagues sembla peinte en rouge ardent.

Puis les habitants délivrés construisirent de solides bateaux sur lesquels ils embarquèrent, laissant derrière eux les orphelins.

Les sirènes ne comprirent pas ce dernier geste. Néanmoins, elles se sentirent responsables de ces enfants. Et c’est ainsi que naquit l’étrange relation qui se noua entre les sirènes et les enfants. Elles se sentaient redevables envers les orphelins puisqu’elles avaient, sans l’avoir voulu, déclenché la mort de leurs parents.

Devenus grands, les enfants embrassèrent les sirènes et s’en furent à leur tour vivre leur vie d’adulte dans une île nommée Île de la Reine. Ils promirent de confier à leurs mères adoptives les enfants qu’ils mettraient au monde dès qu’ils auraient atteint l’âge de raison, à savoir sept ans. Ils avaient beaucoup aimé les leçons de savoir-vivre et les arts divers dispensés par les sirènes et ils étaient tous d’avis que personne n’aurait pu les éduquer aussi bien. Les parents sont souvent aveugles face à leurs propres enfants. Ils hésitent à punir un paresseux, lui trouvant des circonstances atténuantes ou, au contraire, châtient excessivement un maladroit dont le pire malheur consiste à ne pas avoir confiance en lui. Face à ces situations, les sirènes agissaient avec doigté, trouvant toujours la bonne formule. Au paresseux on promettait une récompense s’il se surpassait mais également une petite brimade, par exemple la suppression du dessert s’il se confinait dans sa tour d’ivoire ; le maladroit se voyait confier de petites tâches simples qui étaient graduellement approfondies, avec une récompense nette en cas de réussite complète. Le sentimental apprenait à se détacher des contingences maternelles. On l’invitait à s’investir dans la pratique d’un art, ce qui était la meilleure solution pour s’ouvrir au monde réel, si tant est que l’on puisse qualifier de réel un monde géré par les sirènes.

Bref, ces dames avaient sans doute lu L’Emile de Jean-Jacques Rousseau car leur pédagogie ne reposait aucunement sur des fondements théoriques valables pour tous mais trouvait une implication dans l’originalité intrinsèque de l’enfant. Ce qui était bon pour l’un ne l’était pas nécessairement pour l’autre. C’est pourquoi la chaîne des talents était aussi étendue. Fort heureusement pour les audacieux qui avaient pris le large, les sirènes ne tenaient aucun registre, n’avaient aucune fiche personnalisée. Elles agissaient dans l’instant, résolvant au fur et à mesure une myriade de petits problèmes, ce qui aboutissait à l’harmonie du groupe qu’elles élevaient.

Quant aux parents, lorsqu’ils accostaient dans l’île en compagnie d’un enfant à qui ils devaient dire adieu avec beaucoup de dignité, ils s’accommodaient de ne pas revoir leurs aînés, songeant qu’ils étaient peut-être partis pêcher ou s’adonner à un exercice personnel. Ils préféraient d’ailleurs ne pas les revoir afin de ne pas aviver le chagrin qui les envahissait, contre tout raisonnement. Ils repartaient bien vite pour l’Île de la Reine, dont il faut à présent que j’esquisse la présentation car elle mérite, à juste titre, notre intérêt pour son mystère et son originalité.

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