Cachée dans les roseaux où elle
collectait des œufs de mouette prisés par sa grand-mère, la princesse Aminata
aperçut un voilier. Lorsqu’un groupe de matelots eut jeté l’ancre et qu’un
canot se propulsa en direction du rivage, elle se fit toute petite. Un soir, à
la veillée, le marabout du village avait eu une vision terrifiante : des hommes
blancs venus de la mer apporteraient le malheur sur leurs côtes. Les jeunes
gens du village porteraient des chaînes et des colliers de fer, les jeunes
filles seraient rudoyées. On les marquerait comme du bétail avec un fer rougi
sur les braises. Une
odeur de chair grillée se répandrait
dans le village et les mères n’auraient plus que leurs yeux pour pleurer. Les
hommes d’âge mûr ne seraient pas aptes à affronter les blancs qui avaient des
engins crachant le feu. Quant au chef, malgré toute sa sagesse et son courage,
il ne pourrait rien faire pour enrayer le cours de l’histoire.
Ils deviendraient des esclaves, c’était
écrit dans les vapeurs de l’eau sacrée et dans les entrailles d’un jeune coq
fraîchement sacrifié. Aminata et ses amies, Nandi, Natou, Amina et Makedah
avaient senti des frissons parcourir leur échine à cette terrible évocation.
Mais les jeunes gens bombèrent le torse, fiers de leur musculature et rirent sous
cape des propos du marabout qu’ils tenaient comme hautement fantaisistes. Celui
qui leur passerait un collier de fer autour du cou n’était pas né !
Aminata que ses amies nommaient
Princesse aux yeux de source tant son regard était profond et lumineux se recroquevilla
dans les roseaux, retenant sa respiration. La prédiction était en train de se
réaliser ! Elle ne vit de ces ravisseurs présumés qu’une silhouette certes
avantageuse mais dotée d’engins qu’elle n’avait jamais vus et qui pourraient
être ces cracheurs de feu décrits par le marabout. Le petit groupe se dirigea
vers le village.
Terrorisée à la perspective de voir la
prédiction se réaliser point par point, Aminata se pelotonna dans les roseaux
qui lui servaient à la fois de cache et de berceau. Elle somnola puis fut tirée
de sa torpeur par des cris de douleur, des hurlements sauvages et des
claquements secs. Ahurie, elle eut la terrible surprise de voir enchaînés ses
amies et les jeunes gens du village si fiers de leurs forces. Les pieds entravés
et le cou enserré dans un collier de fer, ils marchaient, hébétés, subissant
les coups d’une fine lanière de cuir qui zébraient leurs corps de stries
rouges. Un canot supplémentaire les attendait sur le rivage. Les hommes cruels
riaient et certains se permettaient des gestes grossiers vis-à-vis des femmes.
Tout le monde arriva auprès du navire,
monta à bord et bientôt les alizés soufflèrent dans les voiles, emmenant ce
bateau maudit dans une direction inconnue.
Plus morte que vive, Aminata revint au
village et ce qu’elle vit la consterna. Des reliefs de repas étaient dispersés
dans la poussière. On entendait les cris de douleur des femmes. Quant au chef
et aux hommes de son entourage, ils étaient hébétés, faisant rouler entre leurs
doigts des colliers de verroteries. Apparemment le chef s’était laissé abuser
par la feinte amabilité des serviteurs.
Des traces de piétinements sur le sol
laissaient à penser que les jeunes gens ne s’étaient pas laissés prendre avec
facilité. Aminata ramassa avec tristesse le châle de fête de son amie Natou.
Pour rien au monde, elle ne l’aurait ainsi abandonné. Des larmes ruisselèrent
de ses yeux et c’est avec surprise qu’elle les vit se transformer en perles
blanches et roses, les noires formant de petits soleils grâce à des reflets
d’or.
C’est un véritable trésor qui s’échappa
de ses yeux, se nichant dans le châle de Natou.
Jamais Aminata n’avait autant mérité son
nom de Princesse aux yeux de source. Elle accepta ce don venu du ciel comme un
signe annonciateur de la délivrance prochaine des enfants du village.
Négligeant les cris de joie qui avaient
accueilli son retour et le cadeau céleste dont elle était gratifiée, elle
déposa son précieux trésor sur les genoux du chef et se mit au travail. Elle ne
se redressa qu’une fois la tâche achevée. L’aire du village était redevenue
propre et pimpante comme à l’accoutumée.
Elle mangea quelques galettes de miel,
but de l’eau fraîche et partit dignement dans sa case, déterminée à trouver le
moyen de sauver ses amis. Elle s’endormit apaisée. Éveillée
par une lueur, elle vit que la lune brillait avec éclat. Elle semblait
l’encourager. Des voix amies vinrent lui affirmer qu’elle retrouverait indemnes
ceux qui avaient été emmenés comme captifs. Rassurée par ce rêve prémonitoire,
elle se rendormit et s’éveilla à l’aube.
Accueillant les rayons du soleil comme
un signal de la libération prochaine de la fine fleur du village, Aminata
prépara le premier repas avec entrain. Boulettes de manioc cuites dans un
bouillon de poule, brochettes de fruits, breuvage aromatisé aux fleurs
d’hibiscus dégagèrent bientôt des effluves parfumés. Aminata prépara deux
plateaux individuels qu’elle porta au chef puis à sa grand-mère qu’elle
chérissait d’autant plus qu’elle était orpheline.
Elle organisa ensuite une tablée pour le
village amputé de sa jeunesse à sa seule exception. Le repas se déroula dans
une atmosphère apaisée. Certes les jeunes avaient été enlevés et emmenés avec
barbarie mais il leur restait leur incomparable princesse aux yeux de source.
Cette sagesse fut suivie d’effets car des chants retentirent au loin. La voix
de Natou reconnaissable entre mille puisqu’elle rivalisait avec le chant des
oiseaux dominait le chœur des hommes, puissant et magistral.
Non, ils ne rêvaient pas, les jeunes
étaient de retour au village ! À leurs côtés, il
y avait un homme, un blanc. Il était seul et souriait. Il se présenta au chef
du village en lui révélant qu’il était un corsaire breton. Son nom, Gwendal Le
Dantec résonnait sur les mers à la manière d’une menace pour les négriers. Il
avait quitté les remparts de Saint-Malo pour commercer, fût-ce par la force. Il
détestait ces hommes qui s’enrichissaient au détriment d’autres êtres humains,
sous prétexte que la couleur de leur peau était différente.
Croisant le navire négrier, il avait
ouvert le feu après les sommations d’usage. Découvrant les jeunes gens alignés
à fond de cale, les fers aux pieds, il avait ordonné à ses hommes de les
libérer et de les prendre à leur bord. Les négriers avaient été tués au sabre
sans pitié dans un corps à corps sauvage qui avait causé quelques pertes chez
les corsaires, des blessés également. Enfin il avait ordonné de mettre le feu à
ce navire de malheur après avoir emporté sa cargaison, des monceaux de colliers
de pacotille pour servir de monnaie d’échange, des barils de vin de Cahors, des
barriques de poissons séché et des sacs de riz.
Le chef remercia le corsaire avec
émotion et l’invita à partager un repas mais Gwendal déclina l’offre, acceptant
seulement une tasse de breuvage parfumé.
Il sollicita ensuite du chef une
récompense monnayable car il était commerçant et devait payer son équipage.
Le chef regarda Aminata qui cligna de l’œil
en signe d’assentiment. Il rentra dans sa case et déposa les perles dans un
récipient de terre cuite.
Les perles étincelaient au soleil.
« À ce prix-là, dit Gwendal, je me ferai
fort de libérer tous les esclaves détenus par les négriers ! ». Il
les fit rouler dans sa paume, admiratif et interrogateur. D’où provenaient ces
merveilles ? « C’est notre secret » dit le chef avec retenue.
Gwendal croisa le regard d’Aminata et crut y lire une réponse : des
yeux aussi beaux étaient sans doute à l’origine de ce trésor inestimable.
Pensant qu’il obtiendrait peut-être une
réponse en tissant des liens d’amitié avec le village et sa princesse en
particulier, Gwendal mit la main sur son cœur, inclina la tête en signe de
respect et prit congé du chef et du village désormais en liesse.
De retour au navire, il dépêcha une
petite délégation chargée d’offrir au chef quelques colis précieux : il y
avait là des soieries de Madras prises aux Anglais, leurs rivaux, des faïences
de la ville de Quimper, de la toile de chanvre pour faire des sacs, des gilets
brodés pour les hommes du village. Un cadeau était destiné à la
princesse : c’était un costume breton avec une coiffe de dentelle, des
gants et un magnifique tablier de velours parsemé de fleurs qui éclataient
comme de petits soleils.
La joie des villageois fut totale. Le
chef serra les mains des matelots avec effusion. À la vue du
costume qui lui était destiné, Aminata sentit des larmes perler au bord de ses
cils étoilés. Elle se détourna pour que l’on ne voie pas les perles tomber une
à une au creux de sa main mais ce geste n’échappa pas au second du capitaine,
le noble Aymeric Le Bihan dont les yeux bleus étaient aussi profonds que les
flots.
La délégation repartit rapidement. Mis
au fait de la source miraculeuse des perles, Gwendal remercia son second et se
jura de revenir un jour demander la main de la jolie princesse. Mais c’était
sans compter sur la sagesse du chef et du marabout. Ils décidèrent d’un commun
accord de partir à la recherche d’un espace éloigné de la mer, au cœur d’une
forêt. Les négriers reviendraient et il n’y aurait pas toujours de navire
corsaire pour sauver la jeunesse du village.
De plus, le regard perçant d’Aymeric
n’avait pas échappé au chef : aujourd’hui les corsaires étaient leurs amis
mais qu’en serait-il demain ? Le commerce menait souvent à la cupidité.
C’est ainsi que lorsque le bateau
corsaire revint mouiller sur la côte, l’expédition revint bredouille : il
ne restait rien du village où régnait une princesse merveilleuse.
Le poète de l’équipage en fit une
romance que les marins chantèrent en breton. Gwendal sculpta une figure de
proue à l’effigie de la reine de son cœur et rebaptisa son navire du nom de
Princesse aux perles !
Quant à la jeune beauté dont tout le
monde rêvait, elle se maria dans son village et mit au monde de beaux enfants
dont une petite fille qui lui ressemblait trait pour trait.
De plus, lorsqu’elle atteignit ses
quinze ans, fêtée par tous et fiancée à l’adolescent le plus fier du village,
elle versa quelques larmes qui cascadèrent en un flot de perles : la
Princesse aux yeux de source était de retour !
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