Entre chien et loup
Charles Aznavour dont le nom et le prénom étaient plus
complexes, difficilement prononçable pour le prénom, est né à Paris en 1924,
alors que ses parents attendaient un visa pour aller vivre en Amérique.
De guerre lasse et s’étant fait des amis, le couple a choisi
de vivre sur notre sol, pour notre grand bonheur !
Charles a battu le pavé de notre capitale et à l’âge de neuf
ans, il a intégré, avec sa sœur Aida, une troupe de comédiens.
Fier de rapporter quelques sous à la maison, il se réservait
le droit de l’artiste à disposer de piécettes pour acheter quelques sucreries
comme les enfants de son âge.
Il savait tout faire : le chant, la danse n’avaient
aucun secret pour lui.
Alors comment comprendre qu’il mit tant d’années à venir au
haut de l’affiche, comme dans la chanson qui le propulsa enfin vers la gloire ?
Enfant, je l’entendais à la radio, dans une cuisine exiguë
qui était le royaume de ma mère.
André Claveau, à la voix sirupeuse, avait la préférence de
ma mère. Elle se pâmait en écoutant cette voix de velours et trouvait les
chansons d’Aznavour, osées.
Elle avait peut-être peur de présenter l’image caricaturale
de celle qui « n’avait rien pour
inspirer l’amour ».
Redoutant d’être encore moins aimée qu’elle ne l’était, par
un mari de plus en plus fuyant, maman rivalisait d’élégance avec obstination et
se réfugiait dans le rêve.
Je crois, rétrospectivement, que la chanson « tu t’laisses
aller » lui servait d’électrochoc et lui rappelait à chaque instant qu’il
n’était pas question, pour elle, de tomber encore plus bas.
A la mort d’André Claveau, j’ai dit à mon père : « Ton
rival est mort » !
Papa a été sincèrement peiné car il vivait, lui aussi, dans
un univers musical qui lui rendait la vie moins pénible.
En été, un œillet à la bouche, il esquissait un pas de danse
dans l’allée du jardin qu’il cultivait avec frénésie, craignant de voir
renaître la diète de l’occupation.
Mon frère Daniel qui avait une voix de ténor entonnait La Mamma avec beaucoup d’émotion.
Il était à la fois le fils maudit tant il était polisson et
celui qui avait des cadeaux plein les bras.
Il avait à cœur de faire de magnifiques bouquets de muguet
pour le premier mai et je garde le souvenir de leur parfum car il allait, à l’aube,
le cueillir dans un petit bois, surnommé le bosquet.
Quant à moi, cachée dans un buisson de pivoines, je lisais
des contes de fée, espérant que ces êtres magnifiques puissent me venir en aide.
Assistant à tous les mini-drames familiaux, je n’avais pas
le cœur de chanter.
Tel n’était pas le cas de Charles Aznavour car l’amour régnait
dans sa famille.
Fort de ce capital, il put faire face à ce que le général de
Gaulle nommait les impedimenta, formule latine destinée à mettre de la distance
entre « le tracassin » et le rêve de la reconquête de la grandeur
perdue de la patrie.
Entre chien et loup, entre la gloire qui toujours lui
semblait inaccessible et la volonté de conquérir les foules, Charles Aznavour
offrait des chansons merveilleuses aux artistes qui connaissaient déjà la
réussite, « Je hais les Dimanches » à Juliette Greco, « Retiens
la nuit » pour Johnny, « La plus belle pour aller danser » pour
Sylvie Vartan.
Et c’est juste parce qu’Yves Montand refusa de chanter Au
haut de l’affiche qu’il l’interpréta lui-même, avec le succès que l’on sait.
Charles, au prénom d’emprunt si bien choisi, celui de
Charles d’ Orléans, de Charles Péguy, de Charles Trenet et tant d’autres, ton inimitable voix m’a fait
vibrer et j’ai partagé tes difficultés et ton bonheur d’aimer.
Je te porte en mon cœur pour le restant de mes jours et je
souhaite partir, lors de mon dernier voyage, au son de « Emmenez-moi.. »
Rideau !
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