RENCONTRES ARTISTIQUES ET LITTERAIRES
A
DELPHES
Ulla avait la fâcheuse
habitude de croire que les hommes pourraient la révéler à elle-même. Elle
plantait hardiment son regard dans leurs yeux bleus verts ou noirs, elle rêvait
devant les vitrines en admirant des cravates en soie, mais elle restait
toujours aussi seule. Elle avait d'elle l'image d'un beau navire à la coque
émaillée d’incertitude et le malheur voulait que les hommes eussent précisément
d’elle cette même vision. Faire de ce beau navire nonchalant un magnifique
trois-mâts toutes voiles déployées partant pour les îles lointaines, quelle
tentation! Ulla les laissait rêver, car elle avait pitié de leur dénuement. Les
terres d'Orient brûlaient en son cœur comme des bâtons d'encens et les poètes
étaient les spectateurs de sa vie languissante.
Vint un jour cependant
celui qui n’était pas comme les autres-. C'est étrange qu'il vienne toujours
précisément cet être irréel par excellence... On espère qu'il sera beau, jeune,
on le voit avec des yeux farouches, des cheveux fous, une haute taille, des colombes
et des aigles perchés sur son épaule large... Un chevalier au dos étroit,
allons donc !... Il vint, des pivoines à la main, de magnifiques pivoines au
rose délicat de blancheur mêlées d’iris d'un bleu de mer si intense qu'elle éprouva
le besoin de partir, elle qui menait une existence végétative d'une innocente
volupté. Il suffisait qu'il l’appelât par son prénom pour qu'elle se sentît
ivre de ces terres lointaines qui étaient jadis son fier apanage. Elle était la
reine dépossédée, la reine heureuse, la reine sans nom, la reine au regard vide
de sens, celle-là même qu'aucun chevalier du monde ne prendrait plus pour sa
dame. Elle regardait la mer, se faisant une gloire de rester au port. Le seul
navire dont elle rêvât à présent était un berceau rose et blanc, aux voiles
irisées où voguerait l'enfant qui lui naîtrait. Quant aux bâtons d’encens qui
brûlaient en son cœur, ils s'étaient transformés en cierges dont la lente
consomption s’élevait vers le ciel en volutes de prières. Elle se souvint
qu'une dame au tailleur myosotis lui avait souri en lui demandant le secret
d'un joli geste qui se voulait simple esquisse et elle réalisa à ce moment
précis - comment peut-on être précis dans une histoire aussi floue, tout le
mystère est là - que toute sa vie n'avait été qu'une erreur... Elle n'avait cru
qu’en elle sans imaginer le moins du monde avoir servi de prête-image à la plus
belle des créatures qui existât sous les cieux. Terres lointaines, bâtons
d'encens, cierges blancs n'étaient que les approches du personnage fantastique,
unique objet de sa vie en forme de quête. D'excellente humeur, elle acheta un
panier de cerises violettes avec le seul désir de les contempler, attendant que
passe quelqu'un qui eût envie de les croquer et elle se sentit heureuse à la
simple idée que ce quelqu'un puisse venir quand bien même elle ne le verrait
pas. Tout était bien. Une flamme d'orangers s'échevelait au loin. Elle était la
dame dans l'ombre. La lumière parait son âme d'opacité, tandis que déferlaient
au loin l'écume et les perles d’un tableau inachevé et ses cheveux courts
devenaient manteau, et elle se livrait entière à l’immensité du mystère en
forme de nef. Qu’importait vraiment qu'elle partît un jour? La création n’était-
elle pas mouvement et perfection, désordre et harmonie? Et celui qui n'était
pas comme les autres devint merveilleusement classique parce qu'elle désirait
qu'il en fût ainsi. Mais qui était Ulla? Peut-être pas une créature humaine,
juste un rêve d'écume avec ou sans la divine musique de la mer qui roulait dans
ses bras infinis les mots sans apparence de la dame au tailleur myosotis qui
portait en proue un enfant divin prêt à s'élancer avec la sveltesse du
dauphin...
(20 mai 1974.)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire