Dans notre imaginaire,
des royaumes voguent à la manière des liserons d’eau et éclosent sous forme d’îlots
où nous aimons nous réfugier : ce sont les royaumes oubliés de notre
enfance et des paradis que nous n’avons pas choisis en pensant qu’ils ne nous
conviendraient pas.
Une multitude de
personnages connus, aimés ou à peine entrevus se pressent aux abords de ces
royaumes et nous fixent de leurs yeux éteints. Il suffit d’un peu de poudre
magique, mélange de quartz rose et de larmes bleutées pour leur rendre vitalité
et postures pimpantes, à l’image de notre souvenir.
Le décor familier de l’un
de ces royaumes est un quai de gare où se pressent des voyageurs qui
contournent invariablement une horloge au cadran cassé comme dans Les Fraises
Sauvages d’Ingmar Bergman. Jeune fille, professeur vieillissant aux lunettes
cerclées d’or agitent un mouchoir blanc et me font signe de les rejoindre mais
je ne suis pas pressée car un autre royaume m’attend. C’est une sorte de café,
à ce détail près qu’il est universitaire. Je m’y rends souvent après les cours
et j’y rejoins un ami excentrique. Il alterne bières et cafés et trouve
toujours le bon mot pour rire. Je suis le seul élément féminin de son groupe
car j’ai vite compris que cet être léonin usait de sarcasmes pour ne pas
montrer le défaut de sa cuirasse, un cœur sensible et aimant.
Avec lui, tous les
hommes se nomment Alfred et les femmes Alfréda. Ce dénominateur très commode
lorsqu’on est au sein du groupe devient problématique quand on veut désigner
une personne qui évolue hors du cercle protecteur.
Alfred qui se nomme en
réalité Miguel Risbès est issu d’une famille noble et riche. Il pratique le
baisemain comme personne. Le jugeant inapte à la vie courante, sa famille l’a
placé sous tutelle, comme Baudelaire. Voulant signifier son appartenance à un
monde diversifié, il a placardé sur la porte de son logement lillois la mention
suivante : Risbès l’éclectique. Comme son appartement se situe dans un
quartier populaire, des voisins ont confondu éclectique et électrique et sont
venus lui apporter des fers à repasser à réparer ! Cette histoire régale
les amis et son grand rire sonore, presque rabelaisien, couvre les conversations
des étudiants qui regardent avec pitié ce géant rocambolesque dont la barbe
flamboie comme un soleil.
Mais je reçois un
signe et embarque pour un royaume oriental où se succèdent rues étroites,
marchés colorés et maisons obscures pour se garder de la chaleur parfois
étouffante.
Le parfum des
orangers, le bruit des calèches, les salles de cinéma bruyantes où chacun
manifeste ses émotions, les salles de cours où des élèves attentifs se ruent à
mon bureau lors de la récréation, tout cela me revient à la fois. Les élèves
admirent mon stylo plume or et j’imagine qu’à leurs yeux il s’agit d’un
attribut professoral sans équivoque.
Un jour, on vient
chercher un élève puis on me le rend avec tous les symptômes d’un passage à
tabac en règle. Quel est son crime ? Il a écrit une lettre d’amour à une
fille du lycée qui l’a remise à son père ! On me montre l’objet du délit
et j’y découvre les éléments fleuris d’une prose romanesque, en aucune façon
irrévérencieuse. Je ne peux m’empêcher de penser que j’aurais été heureuse qu’un
garçon m’écrive une semblable lettre lorsque j’étais au lycée mais dans la
salle de classe où trône le portrait de Mohammed V bien que le roi présent soit
Hassan II, je sais que je ne vis pas en France et qu’il ne m’est pas possible d’exprimer
des idées qui pourraient être jugées subversives et me valoir un billet de
retour pour mon pays d’origine !
Alors j’essaie de
feindre la sévérité mais je crois, Dieu merci, que mes élèves ne sont pas
dupes. De mon côté, je perce un secret, dévoilant l’une de mes illusions. L’un
d’eux avait souhaité faire un exposé sur La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques
Rousseau où les lettres d’amour apparaissent sous un arrangement épistolaire
assez complexe et j’admirais ces jeunes gens pour leur intérêt dédié aux Belles
Lettres.
Dans la lettre de mon grand
fripon, j’avais retrouvé des éléments empruntés à Jean-Jacques Rousseau !
Les royaumes oubliés
se bousculent à ma porte et je crois pouvoir embarquer prochainement pour d’autres
Cythère !
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