Chapitre II
Le langage des fleurs
Certes, vous n’avez pas commis d’impairs. Par
contre, je me demande ce que l’on vous apprend dans les écoles de Police, mon
pauvre Le Dantec ! grommela le commissaire après le compte rendu concis de
l’inspecteur. Il faut vite cerner ce réceptionniste de nuit. D’accord, vous ne
pouviez pas savoir ce qu’a découvert Le Bihan. Ce jeune homme a manifestement
été drogué durant le laps de temps qui nous concerne. Mais un arrêt de maladie,
voilà qui tombe à point nommé pour éviter un interrogatoire ou qui sait couvrir
une fuite !
Que Gwendal Guivarc’h s’y rende
immédiatement ! Il ne va plus me rester un seul agent pour les affaires
courantes. Notre briefing terminé, je me ferai porter au château pour y voir ce
qui vous a échappé. J’aimerais aussi avoir à l’œil ce couple new yorkais dont
les facéties ont un goût douteux. Ils figurent parmi les suspects potentiels. Ce
qu’il faut absolument connaître c’est le motif du meurtre. Ne pas laisser de
côté le fameux Cui Bono Fuerit[1].
de nos
maîtres romains. Voilà le relevé des empreintes du jardin : ce n’est pas
l’assassin qui a dérobé les lys mais la victime ! Ce sont des empreintes
de ballerines, du 37 la pointure de notre énigme. Liste des jeunes filles
disparues dans la région : elle n’y figure pas. Par contre un agent a
sélectionné dans les petites annonces d’Ouest-France, rubrique Enseignement,
Formation, l’appel suivant vous rêvez d’interpréter le rôle d’Ophélie au théâtre ?
Ecrivez au journal : CV et photo souhaités.
Le journal concerné nous a donné une adresse :
Cercle P.J. Hélias ; suivaient les coordonnées d’une boite postale à Locronan.
La gendarmerie de Quimper enquête.
Tâchez de contacter toutes les Ophélies qui ont mordu
à l’hameçon et qui ont eu la chance énorme de ne pas plaire à l’assassin car la
piste du psychopathe semble se dessiner. Mais des faits avant tout n’est-ce
pas ?
Téléphonez au château, prévenez Véronique. Sur
ces mots, le commissaire se fit véhiculer jusqu’à la limousine prêtée par le
château et disparut dans un tourbillon d’ordres divers parfois contradictoires
et de recommandations.
Soulagés d’être rendus à eux-mêmes, les agents et
l’inspecteur se firent offrir du café par un stagiaire et se répartirent les
tâches tout en sirotant leur breuvage réparateur.
A peine arrivé au château, le commissaire dut se
rendre à l’évidence : cette affaire était compliquée. Véronique le mit au
courant du fait nouveau avec diligence.
Jean de Casteljaloux avait disparu ; de
plus, on n’avait pas trouvé la moindre trace de ses dessins. Bobosse était
cependant formel, il avait travaillé avec un zèle fou. Il avait réussi à
apercevoir quelques esquisses. En outre il avait remarqué que l’angle choisi
par le peintre changeait la vision première qu’il avait eue de la scène, à
moins que ce ne fût un détail qui lui avait échappé. Le directeur convoqua
Florian qui avoua son ignorance. Non, il n’avait pas vu le comte. Il avait eu
de multiples tâches à accomplir et à aucun moment il ne l’avait croisé dans un
couloir ou une salle du château. Il n’avait pas non plus été appelé dans sa
chambre pour le servir d’une quelconque façon. Le directeur diligenta une
enquête auprès du personnel pour obtenir enfin une information.
Une femme de chambre l’avait vu se diriger vers
la rivière une canne à la main. Le commissaire fit fouiller le parc mais en
vain. On interrogea à nouveau la femme de chambre qui confirma sa déclaration.
Un commis de cuisine que le chef avait envoyé chercher du basilic revint
bientôt affolé avec une nouvelle désolante : le comte gisait dans le carré
réservé aux aromates, la tête fracassée par une pierre.
Le commissaire appela instantanément le légiste
et l’équipe chargée d’effectuer les relevés nécessaires à la compréhension de
la scène. Apparemment la canne aperçue par la femme de chambre avait
disparu ; du moins n’était-elle pas proche du corps. Le commissaire
insista pour que la moindre parcelle fût fouillée pour retrouver le précieux
objet. Une partie creuse devait cacher les dessins dont l’importance s’avérait
à présent capitale. Dubost se promit de suractiver la mémoire de son agent.
Etait-ce dans la globalité de l’esquisse ou dans un détail que résidait
l’élément nouveau. ?
En attendant, il fallait prendre des mesures pour
qu’un nouveau crime ne soit commis. Il fit part au directeur de son désir de
réunir les clients du château et de faire un point en leur compagnie. Il
n’avait pas l’intention de les effrayer ; cependant, les garder dans
l’ignorance était une faute.
De plus, il lui faudrait amorcer un
interrogatoire en douceur. Force devait rester à la loi ! Un cri d’effroi
mit fin à ses propos sentencieux. Il provenait de l’étage. Florian revint,
bientôt avec un constat rassurant : l’écrivain Lydie Herlem avait cru voir
un fantôme, une jeune femme en longue robe blanche, des lys sur la poitrine
avec de longs cheveux épars. Une légende vient de naître soupira Philippe
Béryl, le fantôme de la chambre Ophélie ! Puis il ordonna que le maître
d’hôtel en personne se rende auprès de cette fidèle cliente et qu’il l’invite à
déjeuner en compagnie de ses amis ou à défaut, à la table qu’il occuperait
bientôt avec le commissaire.
Face à tous ces rebondissements inattendus ce
dernier décida d’opter pour le profil bas et il appela Le Dantec à la
rescousse. Il le chargerait de multiples enquêtes auprès du personnel, la
fameuse Sylviane en tête. Connaître la composition de ses cakes spéciaux par
exemple. Qu’il fasse le point également avec les agents en civil qui
circulaient dans le château à l’affût de la moindre information.
Ensuite, sereinement, il accompagna le maître des
lieux dans son bureau et mit au point la rencontre qu’il voulait organiser
auprès des hôtes du château. L’inspecteur Le Dantec et lui dormiraient sur
place. Qu’il n’y ait pas de troisième décès surtout !
Il importait de ne négliger aucun détail. Par
portable, il recueillit de multiples informations qu’il nota telles quelles
dans son bloc notes personnel.
Bobosse avait enfin retrouvé le détail qui
l’avait frappé : Jean de Casteljaloux avait dessiné la victime les yeux
ouverts ; or, ils étaient clos à l’arrivée de Caroline puisqu’elle avait
cru dans un premier temps qu’elle dormait. De plus, une ou deux choses le
préoccupaient encore et il tâchait de cerner ces points précis encore dans les
limbes.
Sylviane était passée aux aveux ; lassée de
voir ses tentatives de séduction échouer auprès du réceptionniste de nuit, elle
avait décidé de le conditionner au plaisir en lui faisant absorber quelques
herbes inoffensives par le biais d’un cake à l’allure prometteuse. Il était si
guindé ! Hélas ! La décoction avait produit un effet inattendu.
Lorsqu’elle était revenue auprès du jeune homme, il l’avait poursuivie comme un
fou furieux et failli l’étrangler. Du reste on en voyait encore les
marques ! L’agent qui transmettait ce témoignage avait pu vérifier que des
traces rouges striaient le cou délicat de la jeune fille.
A ce point, le commissaire ordonna à l’agent de
prévenir Le Bihan. Une garde à vue s’imposait. Il envoya un fax pour confirmer
les propos de l’agent.
Ceci fait, il reprit méthodiquement l’écoute des
messages.
L’équipe chargée de relever les empreintes et de
chercher tout indice révélateur dans la chambre du comte avait trouvé sur un
meuble de chevet un exemplaire des poèmes d’Arthur Rimbaud ouvert à la page du
poème Ophélie.
Les vers :
« Sur l’onde calme et noire où dorment les
étoiles.
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys »
étaient
soulignés en rouge
Florian avait surpris une conversation entre le
prince et l’un de ses gardes du corps. Ce dernier le mettait en garde contre la
perversion des jeunes filles occidentales et menaçait le prince d’en référer à
son père s’il continuait sa liaison sous couvert de visite à un cheval
imaginaire. Le prince avait haussé le ton, lui promettant la mort s’il mettait
ses menaces à exécution dès qu’il aurait les rênes du pouvoir et s’adressant à
Florian qui feignait d’entrer pour prendre les ordres, il avait dit en français :
N’est-ce pas, Florian, que les jeunes filles
françaises, surtout les Ophélie sont absolument charmantes ?
Face à l’étonnement du jeune homme il lui avait
alors fait une incroyable confidence : le réceptionniste de nuit à qui il
avait confié sa solitude avait organisé un casting.
Dans le relais où le prince venait bouchonner ses
chevaux préférés, il avait convié des jeunes filles, leur faisant croire
qu’elles allaient interpréter le rôle d’Ophélie au théâtre. Pour plus de
vraisemblance, il était spécifié que les jeunes prétendantes au rôle devaient
se présenter en longue robe de lin, avec une brassée de lys et les cheveux
épars.
Le commissaire cessa de prendre des notes.
Accablé en dépit de la piste sérieuse qui s’offrait à lui, il maudissait le
sort. Qu’était venu faire ce prince dans leur si belle contrée et leur petite
ville si tranquille ? Ainsi, pour combler un potentat, le réceptionniste
de nuit avait tramé un complot où avait succombé une malheureuse jeune fille en
mal de célébrité.
Perdant la notion de temps et de ce qui gravitait
autour de lui, le commissaire ne s’aperçut pas de la disparition de Philippe
Béryl dont le mot d’ordre était : courtoisie et discrétion.
Ce dernier commanda un plateau repas à la cuisine
car il avait l’impression que le commissaire était en train de démêler un
inextricable écheveau d’indices. Ensuite, sous couvert d’organiser une matinée
sur le thème grands détectives du roman policier il fit lancer une série
d’invitations, conviant le personnel du château et ses hôtes dans un créneau
horaire qui ne bouleverserait pas l’ordonnance du repas. Comme le chef se
tordait les mains de désespoir, croyant voir filer son étoile du guide
Michelin, il l’assura de son aide. Il fit immédiatement appel à ses amis qui
acceptèrent de venir préparer au château un festin digne d’une table étoilée. L’honneur
serait sauf !
Le commissaire formulait des hypothèses.
Cependant, il était notoire que rien ne prendrait forme sans preuve. Florian
entra avec la discrétion qui lui était propre, chargé d’un plateau d’où
s’échappait un fumet prometteur. Il le disposa sur une table décorée de fleurs
de cognassier du japon puis s’éclipsa comme il était venu. Le commissaire
n’était pas mécontent de se trouver seul. Il était gourmand et appréciait
surtout les plats s’il pouvait y mettre les doigts. Un bol d’eau fleurie et des
lingettes parfumées l’encourageaient à sombrer dans ce travers. Le maniement
des couverts lui apparaissait aussi désuet que celui du sabre. C’est pourquoi
il apprécia ce moment de détente parfait. Tout en savourant un hamburger de
foie gras minutieusement préparé par le chef, il réfléchissait.
Au dessert, aumônières à la crème pâtissière et
aux fruits exotiques, il ressortit un puzzle de photos prises sur les lieux du
meurtre et s’en imprégna tant qu’il en délaissa le contenu du plateau qui du
reste avait singulièrement fondu.
Certaines photographies, en noir et blanc,
offraient un aperçu saisissant de la composition florale. Loin d’avoir été
mises au hasard, comme l’inspecteur le lui avait rapporté, les fleurs
épousaient les courbes de la morte et rappelaient les contours de la montre
molle peinte par Salvador Dali. Un peintre et un poème pour signer le meurtre,
voilà qui mettait sur la piste d’un criminel gravitant dans le monde de l’art,
à moins qu’il ne s’agisse d’une retouche post mortem. Regardant les clichés
sans relâche, allant de l’un à l’autre, examinant les détails à la loupe, le
commissaire fut bientôt récompensé de ses efforts en relevant une anomalie que
nul n’avait encore signalée : une embrasse de rideau était à l’envers, ce
qui pouvait signifier qu’il s’agissait de l’arme du crime, la malheureuse ayant
été étranglée avec un objet à la texture douce. Etant donné la réputation du
château, il était impensable qu’une femme de chambre ait commis une telle
erreur en préparant la suite d’hôtes de marque. Le meurtrier avait sans doute
détaché l’embrasse pour étrangler sa victime et dans la précipitation, ignorant
peut-être également l’harmonieuse symétrie qui régnait aux fenêtres, avait
replacé le tissu à l’envers avant de s’éclipser et de se fondre dans
l’immatérialité du crime supposé parfait. L’erreur d’un criminel mettait
toujours le commissaire dans un état voisin de la surexcitation. Il se promit
de faire étudier la bande de tissu qui révèlerait peut-être des indices menant
à l’identification de cet être abject.
Lorsque Florian revint prendre le plateau repas,
il crut bon de jouer les Hercule Poirot et de l’interroger de façon
machiavélique mais le jeune homme resta hermétique.
De guerre lasse, Marc Dubost remit à plus tard
l’interrogatoire poussé de cet hérétique. Poirot lui-même n’obtenait pas
toujours de réponse et il quantifiait les silences ou propos volontairement
superficiels au nombre des indices. Satisfait de son travail, notre commissaire
s’en fut rôder dans les couloirs à la recherche d’une hypothétique rumeur.
Averti de sa présence in muros par le précieux Florian, Philippe Béryl vint à
sa rencontre. Tous deux arpentèrent les couloirs sans parler afin de ne pas
troubler le repos d’hôtes prestigieux qui ne lésinaient pas sur le nombre
d’euros à dépenser pourvu qu’ils fussent assurés de prétendre à ce qu’il y
avait de mieux dans la restauration française et le prestige hôtelier des
Relais-Châteaux. Avec infiniment d’élégance et de savoir faire, Philippe Béryl
ouvrit la suite François Mitterrand, la plus belle du château. Celui qu’on
avait surnommé Le Florentin semblait venir en droite ligne des princes de la
Renaissance. Afin de le satisfaire lors d’un séjour en Bretagne, le
propriétaire du château avait exigé une décoration à la mesure de cet homme
politique hors norme ; un salon bleu, réplique de celui qu’il appréciait à
l’Elysée avait été commandé d’urgence. Le mobilier de la chambre à coucher
semblait provenir du Lorenzaccio de Musset, ce qui avait beaucoup amusé l’homme
de lettres raffiné qui doublait ce ténor des temps modernes. « Je ne suis
pas Gérard Philipe » avait-il dit avec son fameux sourire énigmatique.
En mémoire de son passage, une écharpe et un
chapeau posés sur un fauteuil en un savant négligé semblaient attendre que le
propriétaire des lieux vienne s’en emparer avant de se promener dans le parc,
un livre dans la poche de son grand manteau. Quel homme exquis ! soupira
Philippe Béryl, un prince ! et si simple !
Il quitta le commissaire sur ces derniers mots et
le laissa sans remords affronter le fantôme souverain. Marc Dubost ne vit pas
dans ses rêves flotter la silhouette du Florentin ; par contre, la jeune
sacrifiée lui apparut. Son cœur se détachait de sa poitrine puis se
transformait en pancarte rouge sur laquelle se détachaient ces mots : Qui
suis-je ? Une mélodie interprétée à la harpe celtique par un inconnu
donnait une touche poétique à cette étrange mascarade. Troublé par cette
apparition, Marc Dubost se sentit proche de la panique lorsqu’il entendit un
cri strident suivi de ces mots poignants « Un fantôme ! C’est
Ophélie ! »
Un discret grattement à la porte tira le
commissaire de sa torpeur. C’est avec soulagement qu’il vit apparaître Florian
porteur d’un savoureux petit déjeuner.
Il fut bien aisé de l’entendre dire qu’il ne
fallait pas prêter attention aux cris et à vociférations entendues « C’est
notre écrivain, Madame Lydie Herlem. Elle aime les sensations fortes. Ce crime
vient à point nommé pour fouetter son imagination ».
Florian l’informa ensuite que le directeur avait
fait préparer une salle destinée aux séminaires et que toute personne présente
au château le soir du drame ne pourrait être entendue. Enfin il partit après
s’être assuré que son hôte ne manquait de rien. Rassuré, le commissaire se hâta
de se restaurer et de se préparer. Le fameux « Qui suis-je ? »
de la nuit le taraudait. Il envoya un message à Le Dantec afin de s’informer
sur le suivi des enquêtes dépêchées à partir du commissariat. Il apprit qu’un
jeune homme s’était spontanément présenté à la gendarmerie afin de signaler
l’absence de son amie. Le Dantec se fit fort de lui faxer la fiche signalétique
de celle qui était peut-être la victime du château.
Dubost se précipita à l’accueil pour y lire les
renseignements suivants : Ophélie Jarnac, 18 ans, 1,80m, teint clair, yeux
verts, signe particulier un lys tatoué sur l’épaule gauche. Le cœur du
commissaire battit à tout rompre. La piste était sérieuse. Il faxa un ordre à
son inspecteur, lui demandant d’interroger l’ami de la jeune fille puis il se dirigea
vers la salle où l’attendaient les riches hôtes du château. Il décida de
commencer par l’interrogatoire de l’écrivain qui, par deux fois, avait cru voir
le fantôme de la morte.
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