Les préparatifs allaient bon train ! Une foule d’artisans,
de jardiniers, de cuisiniers, de décorateurs et de grands couturiers escortés
par une nuée de « doigts de fée » envahirent le palais, créant une
animation des plus agréables. La primeur fut accordée aux jardiniers qui créèrent
en urgence une roseraie et une orangeraie. Des menuisiers, maîtres-verriers et
ébénistes érigèrent de petites « folies » nichées dans les jardins à
la française parmi les allées de buis et les fontaines agrémentées de sculptures
et de systèmes musicaux intégrés à la structure de fabrication. Les jets d’eau
allaient et venaient au son de la musique, ce qui donnait une note positive au
génie humain. Cependant la palme de l’excellence fut attribuée à un concert d’oiseaux
dirigés par un héron au talent incontestable.
« C’est bien plus
beau que les castrats ! » disaient des connaisseurs et ils se
pâmaient de félicité en écoutant ces notes vertigineuses. Victoire se prêtait
au jeu en passant de nombreuses heures dans les salons des couturiers et en
posant pour des peintres qui la représentèrent en pied et en miniatures dont un
grand nombre fut envoyé dans les royaumes en guise d’invitation. Elle aperçut
le dieu par éclipses et il la gratifia à chaque fois d’un sourire plein de
bonté. Il lui semblait cependant que ce frère tant aimé se détachait peu à peu
de sa personne et il arriva un jour qu’elle fit ce constat sans amertume.
Avaient-ils rêvé cet amour fou ? Après tout, ils étaient frère et sœur,
même si les liens du sang étaient absents.
Délivrée de ce poids
et du remords d’avoir failli être la cause de la mort d’Édouard lorsque le dieu pervers s’était
révélé à elle dans son enveloppe séduisante, Victoire se laissait aller à la
griserie du moment. Le bal serait à n’en point douter un événement considérable.
Édouard recevait chaque jour des
délégations de royaumes chargées par leurs princes de vérifier de visu si la
princesse était aussi belle qu’on le prétendait, autrement dit si les miniatures
avaient dit vrai. Mais ils furent tous formels dès leur retour : en dépit
du talent des peintres de la cour, la beauté de Victoire surpassait de loin ces
portraits aimables. Comment rendre en effet l’éclat de ses yeux, la palette
vermeille de son incarnat et ce sourire enjôleur et énigmatique à la fois ?
Quant à sa plastique, elle était réellement divine et ils avaient pu établir ce
constat en l’observant, nageant dans le courant de la rivière en tenue de bain,
ce que le bouillonné des robes de couturiers masquait. Oui, la princesse était
cent fois plus belle qu’annoncé et le rush des princes annoncés fut tel qu’Édouard fit construire une salle de bal,
majestueuse et décorée d’éléments symbolisant la beauté de la rivière. Il put
financer tous ces travaux auxquels s’ajoutaient des pavillons destinés aux
princes et à leurs suites grâce à la générosité de tous ceux qui espéraient
séduire la princesse, prêts à mettre leur âme en gage pour y parvenir.
Des princesses avaient
également souhaité participer à ce bal car chacune pensait que les chances
étaient partagées et que s’il était vrai que la princesse Victoire faisait d’avance
battre tous les cœurs, elles pensaient que le facteur chance pouvait être de la
partie. De plus, les goûts des hommes pour les femmes étant variés, chaque
beauté pouvait rencontrer l’homme de sa vie.
Enfin le grand jour
arriva. Des torches parfumées ornaient la salle de bal et après une collation
prise dans ses appartements et dans les habitats construits pour la circonstance,
les violonistes s’emparèrent de leur archet et un galop endiablé retentit au
bord de l’eau, faisant fuir les cygnes et autres oiseaux aquatiques.
Des perles musicales
tombèrent comme autant de rêves et chaque prince, en tenue de gala, s’inclina
auprès de son élue. Victoire était recherchée par tous mais le majordome du bal
collecta les numéros des jeunes gens afin que chacun puisse avoir le bonheur de
la faire valser. Le premier prince était si ému qu’il en trébucha et fut
ensuite incapable de prononcer le moindre mot. Conscient d’avoir laissé passer
sa chance, il choisit une jeune fille plus abordable et lui conta fleurette
avec charme, tout en se maudissant d’avoir laissé filer une étoile qui ne
reviendrait pas. De nombreux princes furent tétanisés de la même manière ce qui
eut pour effet de rendre désirables des beautés qui n’avaient pas les mêmes
atouts que Victoire et d’esseuler la princesse.
Alors qu’elle se
posait des questions sur la malédiction dont elle semblait être frappée, un
prince d’une beauté hors du commun s’inclina devant elle. Il était vêtu d’un
pourpoint couleur bouton d’or et lorsqu’ils glissèrent sur la piste au son d’une
polka, on crut voir le summum de la beauté, un couple aussi exceptionnel que
celui du Prince de Nemours et de la Princesse de Clèves. Ils semblaient faits l’un
pour l’autre et si merveilleusement assortis qu’un cercle se forma, admiratif
et extasié.
Édouard car c’était bien lui
reconduisit une Victoire aux joues roses à sa place et aussitôt les admirateurs
s’empressèrent de briguer la prochaine danse.
Le bal donna alors son
plein. Certains couples s’échappèrent dans les jardins pour y poursuivre une
idylle commencée sous les lustres de la piste et se contèrent fleurette en
prenant les étoiles pour témoins.
Chaque prince eut le
loisir d’admirer de près la star du bal et de lui parler. Certains s’enhardirent
jusqu’à lui murmurer des mots d’amour. Victoire souriait, donnant de petits
coups d’éventail sur des doigts un peu trop aventureux, à son goût. On servit
des granités de cédrat et de champagne ainsi que d’adorables biscuits nommés
langues de chats qui redonnèrent vigueur et sourires à tous les jeunes gens.
Les pieds commençaient
à souffrir et certains danseurs allèrent les rafraîchir dans la rivière.
Un nouvel élan anima
les personnes qui n’avaient pas encore trouvé l’âme sœur et c’est alors que les
violons se firent langoureux et jouèrent sous l’archet des virtuoses un air
bien connu dont le nom « les yeux noirs » était connu des amoureux
des fêtes tsiganes.
C’est alors qu’apparut
un prince dont l’originalité était placée sous le signe de la couleur. Il lâcha
dans la salle des perroquets et des colibris et se dirigea ensuite tout droit
vers Victoire dont il baisa délicatement la main. Il portait une tunique
couleur turquoise qui descendait à mi-cuisse sur un pantalon immaculé. Sa
ceinture d’or sertie de joyaux enserrait sa taille fine et faisait ressortir le
trapèze de son torse. La couleur de sa peau, d’un noir ardent, jetait une note
lumineuse dans un univers où les teints blancs paraissaient bien pâles. Il
enlaça Victoire et l’emmena danser sous les notes magiques des « yeux
noirs » qui n’avaient jamais paru aussi appropriés. Victoire était aux
anges. La souplesse de son partenaire avait une exceptionnelle tenue. La princesse
semblait évoluer dans un environnement où la nature régnait de manière absolue.
Le chant des oiseaux ajoutait à cette impression de forêt vierge où l’on se
sentait vivre avec intensité. Le prince qui se prénommait Célio ne quitta plus
sa princesse et les prétendants avaient beau trépigner et se plaindre au
chambellan, les danseurs restèrent enlacés, enchaînant les valses langoureuses.
Lorsque le bal prit
fin, Célio et Victoire se promenèrent, main dans la main au bord de la rivière
puis ils se décidèrent à se retirer dans leurs appartements aux premières
lueurs de l’aube.
Le lendemain et les
jours suivants, il régna au palais une telle effervescence que le dieu de la
rivière préféra se retirer dans une grotte naturelle pour y méditer après avoir
donné des ordres à tout le personnel.
Des banquets
relativement sobres furent organisés et le chambellan incita quelques princes à
chasser dans les environs afin de pourvoir à une possible pénurie de denrées.
Des gibelottes et des cuissots marinés furent un régal pour tous et les petites
fées rapportèrent de leurs escapades nocturnes des salades et pousses diverses
qui incitèrent les cuisiniers à les préparer sous toutes les formes. Fruits et
pâtisseries légères, notamment des compotées enturbannées de pâte fine firent l’admiration
des convives dont la préoccupation première demeurait le parfait amour.
Des mariages furent
célébrés au bord de la rivière et l’on invoqua toutes les divinités du monde
des eaux sans lequel la vie serait impossible.
Victoire et Célio vivaient
dans un nuage d’or et il ne se passait pas un instant sans que l’un des deux
amants ne prononce des mots choisis. Le silence à l’approche de la nuit était
néanmoins le moment qu’ils chérissaient le plus car il leur semblait que tous
les oiseaux du paradis se réunissaient pour célébrer leur passion.
C’est sur ces entrefaites
que le prince persan apparut à la cour. Certes il recevait régulièrement des
nouvelles par l’entremise de pigeons voyageurs et de messagers mais il avait l’intention
de voir de près ce prince africain dont on disait mille merveilles.
La vue d’une Victoire
rose de bonheur lui apprit à quel point elle semblait éprise de l’homme qui
était apparu dans sa vie à point nommé pour balayer les nuages noirs du
traumatisme subi lors du rapt. Quant au prince, outre le fait qu’il était un
fort bel homme, séduisant et qui, plus est fort riche, il paraissait doté d’une
intelligence vive et avait des connaissances étendues sur bon nombre de sujets
culturels. Il chantait et dansait admirablement, créait des poèmes impromptus
et usait d’un art peu connu à la cour, celui des proverbes. Il en citait
souvent ce qui conférait à ses propos une note naturelle ou animalière, apanage
de son royaume.
Des éléphants apparurent
un beau jour à l’horizon et chacun put admirer cet animal que l’on connaissait
seulement pour l’avoir vu dessiné dans un livre. Ils portaient des coffres
emplis de pièces d’or, de colliers de perles, de coquillages fabuleux et de
tissus chatoyants dont on admira la finesse, la couleur et les imprimés pleins
de vie.
« Voici mon
cadeau de mariage dit Célio en s’inclinant si ma mie accepte ces modestes
présents et mon humble personne ». Victoire retint un cri de joie car il
lui importait à cet instant merveilleux, de se conduire comme une princesse et
elle mit une condition à son union chère à son cœur, l’acceptation de son père
et de son frère bien aimé. Le dieu de la rivière apparut dans une tenue d’apparat
appropriée et fit remarquer avec un sourire fin que « ce que femme veut,
Dieu le veut », entrant ainsi dans le jeu des proverbes pour faire honneur
à Célio. Le prince persan donna l’accolade à celui qui deviendrait son fils par
alliance et invita les futurs époux à le rejoindre dans son palais afin de
finaliser les contrats de mariage et organiser un mariage qui laisserait une
trace lumineuse dans l’histoire du royaume.
Le palais se vida peu
à peu des invités qui remercièrent Édouard de son accueil chaleureux.
Généreusement, le dieu dota les princes qui n’étaient pas très riches en
puisant dans les réserves d’or qui venaient d’Afrique. « Vous pourrez
ainsi choyer votre compagne et répandre le bien autour de vous chez vos sujets.
Vos enfants naîtront dans un foyer radieux et de cette manière, le bonheur ne
fuira pas votre maison ».
Lorsque tout le monde
fut parti, que les administrateurs du bal prirent le chemin du retour avec des
récompenses substantielles, le dieu erra dans son palais, à la recherche d’une
ombre, celle de sa sœur dont il serait définitivement séparé. Mais les fées des
sources et des rivières le ramenèrent à son devoir et il prit l’habitude, à
dater de ce jour, d’entrer dans une bulle turquoise et d’y rester quelques
heures, méditant et priant pour que sa rivière ne soit jamais souillée et que l’équilibre
de son petit royaume ne soit jamais rompu.
On le surnomma le Dieu Ange et il vécut très
longtemps, gardant sa rivière dans une pureté absolue.
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