Le seigneur d’Audencourt
Jadis, un seigneur d’Audencourt participa à une croisade et
lorsqu’il en revint, quelque peu déconfit et blessé, il se réfugia dans son
château, resta dans l’obscurité et mit ses derniers deniers dans la
restauration de la vieille bâtisse, ordonnant même de concevoir un jardin à l’orientale
comprenant un refuge floral destiné à sa dame, s’il s’en présentait une qui
soit capable d’épouser sa mélancolie.
Les parents de tous les beaux partis de la région envoyèrent
leurs filles dans des monastères afin de les soustraire à une hypothétique
demande en mariage qu’ils ne pourraient refuser.
Le seigneur d’Audencourt, Monseigneur Louis, disaient les
paysans, se promenait parfois dans le jardin d’amour de son domaine, espérant
qu’une belle oiselle se laisse séduire par la douceur du lieu.
Fontaine babillarde, volières, bosquets de roses, de
pivoines, buissons de houx et de rhododendrons, mimosas et lilas des Indes,
althéas et hibiscus traçaient des sillons destinés à faire palpiter le cœur des
jeunes vierges.
Manon de Beaumanoir, orpheline délaissée, élevée par sa
vieille nounou, n’avait pas entendu les rumeurs qui circulaient sur Audencourt.
Elle se perdit dans les halliers lors d’une promenade et lorsqu’elle arriva
dans le jardin, elle fut immédiatement séduite, se croyant au paradis.
Elle s’assit sur un banc de pierre sculpté de griffons et de
jolies femmes qui semblaient être une réplique de sa personne.
Elle ferma les yeux et lorsqu’elle les rouvrit, un étrange
chevalier aux prunelles assombries par un chagrin secret, la contemplait, un
sourire aux lèvres.
Il lui demanda la permission de s’asseoir à ses côtés et
cette autorisation accordée, il respira enfin les parfums de sa roseraie.
Le fracas des combats qui n’avait pas cessé de marteler sa
tête prit fin et c’est d’une voix apaisée qu’il invita la jeune fille à le
suivre en son château.
Arrivée dans la demeure du châtelain, Manon prit place dans
un fauteuil et se laissa servir un cordial et quelques amuse-bouche.
Le seigneur Louis fit un geste et un joueur de vielle
apparut dans le salon.
Il joua de toute son âme puis il chanta et quelques anges
semblèrent passer dans l’antichambre.
Alors le dernier seigneur d’Audencourt se jura de ne plus
jamais participer à une croisade ou autre guerre dénuée de fondement et il
réapprit, peu à peu, les gestes civilisés que ses ancêtres lui avaient
transmis.
A la fin de l’entretien festif et frugal à la fois, il
demanda à Manon l’autorisation de lui faire la cour en suivant les codes de la
courtoisie, ce qu’elle accepta sans difficulté car elle pressentait que sous
les strates de l’aliénation potentielle du seigneur, se cachait un jeune homme
timide, effaré par toutes les scènes de violence auxquelles il avait participé
bien malgré lui car le vassal doit toujours obéir à son suzerain.
Louis jura à nouveau qu’il n’accepterait plus jamais de
participer à des massacres en invoquant le nom de Dieu et il baisa délicatement
la main de sa promise, lui assurant la perspective d’un amour sans faille et
sans nuage.
Le domaine d’Audencourt reprit désormais sa place de fief
enviable et chacun oublia la supposée folie du comte, se comportant comme si
rien d’étrange ne s’était passé.
Le prêtre bénit leur union dans l’église du village et l’on
jeta des dragées aux amandes sur le passage des mariés.
Manon et Louis eurent des enfants et furent heureux en
bannissant de leur vocabulaire les mots « croisade » et « combats ».
Christian, l’aîné des enfants partit à la cour du roi et il
se comporta de manière si courtoise qu’un beau parti se présenta à lui.
Le second, Louis-Marie entra dans les ordres et l’adorable
Louison était si jolie et si avenante que de nombreux prétendants demandèrent l’honneur
de la courtiser.
C’est un prince venu d’Orient qui obtint la clef de son cœur.
« Tout est un éternel recommencement, quoi que l’on
fasse » soupira Louis d’ Audencourt mais il donna son accord et les
épousailles furent célébrées avec faste et douceur.
Louis-Marie ferma pudiquement le livre qui relatait l’histoire
de sa famille et cacha le manuscrit dans le tronc d’un chêne centenaire d’où on
l’extirpa triomphalement à l’époque de la Révolution.
Et c’est ainsi que l’histoire de Manon et Louis entra dans
la légende, faisant renaître les cendres du château d’Audencourt dont quelques
pierres conservent encore des secrets.
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