Jamais
les fêtes traditionnelles n’avaient été aussi belles ! On se régala de
desserts fabuleux venus du fond des âges, des melons confits dont les tranches
se détachaient du glaçage avec un fondant inouï, de la pogne de Romans, de la
pompe à la fleur d’oranger, des brioches savoureuses et toute une kyrielle de
petits desserts de rêve, de la navette, de petits gâteaux d’amandes, des
dattes, des figues, du nougat et mille petites merveilles qui firent la joie de
tous. Chacun souhaita une excellente année à son voisin ou ami et l’on se
congratula, les larmes aux yeux, certain que le bonheur accompagnerait les
boules de gui coupées avec la serpette d’or des druides.
Mais
les lendemains furent rudes ! La rédaction d’un hebdomadaire célèbre,
Caran d’Ache dont les crayons rebelles cernaient les problèmes du royaume fut
attaquée à l’arme lourde, arbalètes et catapultes et l’on put aligner les corps
des malheureux dessinateurs dans un bain de sang !
Profondément
choqué, Tulipe d’Or décida de porter le nom de Tulipe Écarlate et rameuta ses
fidèles soutiens, à commencer par Orson Maisoncarrée qui donnait de multiples
ordres afin de cerner les assassins. Les rats d’élite eurent fort à faire et
chacun s’employa à faire de son mieux pour que l’on puisse exhiber les enfants
maudits du royaume menottés et réduits à néant.
S’ennuyant
fermement, ces égarés ne trouvaient qu’un unique idéal, suivre la route de
coupeurs de têtes et d’égorgeurs prétendant agir au nom de Dieu !
Ces
enfants perdus avaient sans doute un peu trop admiré un certain Tarentino dont
les images violentes parlaient à leurs sens égarés. Ils ne rêvaient que de
massacres et c’est le cœur blindé qu’ils agissaient avec une cruauté inouïe.
Que
faudrait-il entreprendre pour leur rendre le goût subtil de l’amour courtois et
des belles formules ?
Tulipe
Écarlate renonça à
solliciter une fois de plus le Grand Schtroumpf et le Grimoire sacré. La
formule magique ne pouvait pas s’y trouver tant la situation était
extravagante !
On
fit sonner le glas, on rendit les honneurs aux malheureuses victimes puis on tint des conseils
extraordinaires afin de remédier au mal profond qui rongeait le royaume.
Que
des petits Schtroumpfs qui avaient joué dans les cours d’école soient devenus
des égorgeurs de grands chemins, était un véritable casse-tête chinois !
Comment
pourrait-on enrayer l’inexorable mécanique ? Exploitant chaque minute de
solitude pour tenter de trouver une solution, Tulipe Écarlate se repassait
tous les thèmes abordés dans les écoles de prestige qu’il avait fréquentées et
tâchait de remplir les blancs par des formules audacieuses.
Un
oiseau bleu qui tentait de pénétrer dans le bureau lui apporta un document
précieux dissimulé dans ses plumes. Des itinéraires singuliers de Schtroumpfs
égarés lui étaient révélés.
Enfants,
ils avaient boudé l’école et s’étaient ensuite trouvés, à leur adolescence,
dans une situation précaire. Leur ignorance les avait conduits à accepter des
travaux de coursiers livreurs et à complémenter leur salaire de trafics illicites.
Baignant ainsi dans un univers parallèle, ils avaient forcément, sur le jeu
d’oie de la vie, connu la case prison dont on s’extirpe difficilement. Et c’est
là qu’ils avaient rencontré de pseudo prophètes qui maniaient des phrases
verbeuses afin de les prendre étroitement dans une nasse comme des poissons
destinés à la friture. À
peine sortis de prison, ils s’étaient précipités dans des royaumes étrangers
qui les avaient formatés pour devenir des machines de guerre sous prétexte de
servir un idéal. Curieuse idéologie qui consiste à frapper des innocents !
Après
avoir parcouru tous ces itinéraires de douleurs et d’absurdes configurations,
Tulipe Écarlate éprouva le
besoin de respirer le parfum des fleurs du jardin élyséen.
En
sortant, il s’aperçut avec stupéfaction que les tambours de la garde
républicaine étaient couleur sang. Il interrogea le commandant qui lui avoua,
non sans gêne, que personne ne s’expliquait cette anomalie. Ils avaient frotté
les tambours avec des onguents qui d’habitude faisaient merveille, en
vain ! Tulipe Écarlate
réconforta la garde en l’assurant que ce petit drame trouverait une solution.
En
s’enfonçant dans le jardin, il ne put détacher sa pensée de ce signal maléfique
qui lui rappelait une scène mémorable dans une pièce de Shakespeare,
Macbeth ! En proie aux hallucinations après des actes criminels, Lady
Macbeth ne pouvait plus ôter le sang incrusté sur ses mains. C’est sans doute
une hallucination collective se dit Tulipe Écarlate et lorsque les guerriers infâmes
qui s’en prennent au royaume, auront été neutralisés, ces taches de sang
disparaîtront des tambours de la garde républicaine.
Avec
son habituelle bonne humeur, il partit
d’un pas conquérant chez son ami Orson Maisoncarrée afin de savoir si la
situation évoluait dans le bon sens.
La
maréchaussée fit un travail énorme, se comportant en héros et bientôt les
destructeurs des forces du royaume furent mis hors d’état de nuire, avec
néanmoins des blessés et des morts dans ses rangs tant les agresseurs maniaient
l’arbalète de la mort de façon systématique, n’hésitant pas à tuer une jeune
femme d’une flèche dans le dos.
Révoltés
par ces gestes ignobles, les Schtroumpfs sortirent de leurs maisons pour crier
leur amour des gazetiers exécutés des forces de l’ordre et des victimes innocentes.
Dans
la capitale, les cortèges étaient gigantesques et une femme qui avait voué sa
vie au théâtre, exhiba une immense marionnette vêtue de blanc, coiffé d’un
bonnet phrygien, le symbole de la conquête de la liberté. Portée par de
robustes acteurs de la troupe Soleil d’Or de la noble Ariane, la marionnette
versait des larmes de sang.
« Voilà
donc mon fil rouge » soupira Tulipe Écarlate. Ce sang me poursuit jusque dans
les cortèges qui se veulent graves et joyeux à la fois.
«
Telle devait être ma destinée » ! pensa-t-il, et il partit tâcher de
réconforter les familles éplorées de toutes les familles, serrant les uns et
les autres dans ses bras lorsque les mots ne pouvaient plus traduire la
compassion.
Lotus
Voyageur, une jeune femme du gouvernement préposée à la culture, activa ses
multiples compétences pour trouver des solutions adéquates à l’ignorance des
jeunes Schtroumpfs, prêts à croire n’importe qui, pour peu qu’il vienne de
l’étranger !
Certes
les pigeons colportaient toutes sortes de
nouvelles avec célérité mais le tri n’était pas fait et de nombreux
appels à la haine, à la violence et au massacre de gentils dessinateurs
circulaient de paire avec des messages d’amour et de paix. Les colombes prenaient
le relais mais une sorte de ball-trap en tua plus d’une. Elles moururent,
l’espoir cloué dans leurs belles ailes blanches.
Un
dernier appel à la haine provint d’une contrée lointaine où abondaient les
sables. D’autres personnes furent menacées de mort : il s’agissait de la
rédaction d’un journal nommé Canard Sauvage Déchainé. Cette fois, il ne serait
plus question d’arbalète mais de hache.
Lotus
Voyageur qui était très érudite, se souvint d’une certaine Jeanne Hachette qui
avait mis à mal, à elle seule, des ennemis du royaume.
Au
Canard Sauvage Déchainé, on avait plutôt l’habitude de combattre, le
porte-plume à la main, c’est pourquoi les écrivains et dessinateurs refusèrent
de s’armer, trouvant que la hache était un instrument barbare.
On
leur montra les tableaux qui avaient été peints de leurs amis, baignant dans
leur sang, chez Caran d’Ache mais cela ne les décida pas à s’armer.
Nos
porte-plumes sont encore la meilleure arme du monde argumentaient-ils et ils se
référaient à un philosophe nommé Arouet
qui se frottait les mains lorsque ses manuscrits étaient saisis. On les
achètera d’autant plus disait-il et l’on vit refleurir son célèbre Traité sur
la Tolérance qui atteignit des records de vente. Bref, quelque chose de nouveau
se produisait dans ce royaume qui avait eu tendance à basculer dans
l’obscurantisme sous la houlette de Schtroumpf Nerveux.
Dans
toutes les villes du royaume, on entendait les accents émouvants de la Marche
Funèbre et les Schtroumpfs qui, d’ordinaire, s’affrontaient à la Maison du
Peuple, se tenaient par la main, au grand dam de Schtroumpf Nerveux qui n’avait réapparu que
pour semer le désordre et le trouble.
Se
demandant s’il ne ferait pas mieux de repartir dans les palais où il avait ses
habitudes avec la Divine Muette, plus muette que jamais étant donné que le
deuil du royaume lui interdisait de prendre sa guitare, et l’adorable
Schtroumpfette qui était la prunelle de ses yeux, Schtroumpf Nerveux pestait
contre l’insupportable conjoncture qui l’empêchait de parader en bombant le
torse !
Les
sujets qui déchiraient les élus avaient pratiquement disparu. Des guérisseurs
qui se targuaient de ne plus recevoir les malades, rompant avec le serment
d’Hippocrate qu’ils avaient pourtant prononcé solennellement, la main sur le
cœur avant d’entamer leur carrière, s’étaient tus alors qu’ils se faisaient
entendre au son éclatant des tambours.
Le
baron Emmanuel qui était la
figure de proue du royaume, devant rendre des comptes plusieurs fois par jour
sur les finances de l’hôtel particulier où il régnait avec le même flamboiement
que Jacques Cœur, était devenu inaudible, ce qui le soulageait énormément. Plus
personne ne lui posait de questions embarrassantes et à la Maison du Peuple on
n’entendait retentir que trois noms, celui de Manolète, applaudi à tout rompre,
celui d’Orson Maisoncarrée dont chacun, même les opposants, reconnut le talent
dans sa gestion de la traque aux assassins et enfin parfois dans une sorte
d’aura sacrée, celui de la préposée à la justice dont le nom avait sans cesse
été conspué pour la seule raison qu’elle venait d’un lointain territoire où
l’on avait l’habitude de guerroyer pour obtenir plus d’équité. Elle usait de
citations poétiques et sa présence chaleureuse illuminait la vieille maison,
faisant taire les langues vipérines.
Reine
du Poitou faisait parfois des apparitions afin de ne pas sombrer dans les
oubliettes du passé. Elle avait dû tant lutter pour retrouver un rang digne de
son nom et de son passé glorieux qu’elle ne supportait pas la perspective de
passer à la trappe de l’Histoire. Pour l’instant, les écumeurs de ZAD se
faisaient oublier et elle pouvait enfin se tourner vers des perspectives
d’amour, ce qui lui convenait à merveille.
Tulipe
Écarlate prononçait tant
de discours variés, éloges funèbres, vœux adressés aux corps constitutifs du
royaume, qu’il devait certainement se nourrir de miel pour garder intacte une
voix qui, si elle n’avait pas l’accent éclatant de celle de Manolète, digne
descendant de celui qui créa les Brigades du Tigre, avait la constance d’une
partition sans cuivres ni timbales mais alimentée par un violoncelle qui
trouvait sa chute avec beaucoup de naturel.
Parfois,
entre deux voyages et deux discours, il se demandait s’il parviendrait à
trouver l’onguent magique qui lui permettrait d’ôter le sang qui continuait à
ruisseler sur les tambours.
Une
nouvelle venue d’un pays mi- frère, mi-
ennemi, conquis jadis à la pointe de l’épée et de la ruse après un
malencontreux coup d’éventail, lui offrit à la fois un soulagement et un effet
coup de poignard : un gentil Schtroumpf
qui avait été décapité dans une excursion au Djurdjura fut
retrouvé ! Seule manquait la tête ! Cette barbarie renouvelée ajouta
encore à la tristesse du royaume. C’est pourquoi il décida de prendre le temps
de rendre visite au grand Schtroumpf qui trouverait peut-être dans son grimoire
sacré une formule adaptée aux circonstances.
À peine arrivé au
monastère, Tulipe Écarlate
ressentit un immense soulagement. Sa tunique en tomba et il redevint le Tulipe
d’Or à qui une belle destinée était offerte.
Le
Grand Schtroumpf et lui prirent place sur une modeste banquette et se parlèrent
avec infiniment d’authenticité. Tulipe d’Or parla avec lyrisme de cette
terrible Saint-Barthélemy qui s’était emparée de Paris dans un mode moderne
renouvelé mais avec une égale cruauté et une semblable violence. Le Grand
Schtroumpf trouva des paroles en écho qui incitèrent Tulipe d’Or à aborder le
thème des tambours ensanglantés auxquels rien ne pouvait remédier. Le Maître
avait connu un cas similaire et avait réussi à atténuer ces taches suspectes en
employant un macérât de coquelicots, ces mêmes coquelicots qui fleurissaient si
bien sur les champs de batailles en se nourrissant de l’engrais des morts
ensevelis.
« Il
m’en reste quelques fioles, je te les offrirai pour participer à l’effort de
redressement des forces vives du royaume. Cependant nous savons qu’il nous
faudra travailler sur le tissu profond qui s’est déchiré. Il nous appartiendra
de reconstruire l’étendard de notre royaume dans toute sa splendeur
initiale ».
Plusieurs
anges passèrent puis les deux hommes se dirigèrent spontanément vers le jardin
afin de s’y recueillir.
Une
promenade au milieu des buis, des rosiers et d’un potager attrayant les aida à
fixer leurs idées vagabondes.
De
retour dans la grande pièce, ils restèrent silencieux.
«
Fils, dit enfin le Grand Schtroumpf, nous allons manger. Ensuite un plan se dessinera
à l’heure du thé, comme ce fut le cas lors de notre dernière entrevue ».
Après
quelques ablutions, ils s’assirent à la
table où deux couverts étaient dressés.
Un
potage léger à base d’écrevisses fit revenir leurs idées évaporées puis un
pigeonneau à la paysanne les ramena sur terre avec la volonté de lutter
âprement pour que la liberté guidant le peuple soit enfin vêtue de laine, prête
au combat contre les infidèles qui brandissent le nom de Dieu comme un
blasphème. Enfin, un assortiment de fromages où dominaient l’écume de lait de
brebis et le fondant du chèvre leur redonna la vigueur des chevaliers partis à
la recherche d’une étoile. Le point final était un dessert subtil nommé Pavlova,
en l’honneur d’une danseuse étoile qui appréciait la légèreté.
Ce
fabuleux repas terminé, chacun se retira afin de mettre de l’ordre dans les
idées glanées au fil des plats.
À l’heure du thé, chacun
exposa son point de vue et des décisions furent prises. Tout d’abord, étant
donné qu’un coup fatal avait été porté contre la liberté d’expression, le nom
de Caran d’Ache serait écrit en lettres d’or sur le fronton de chaque maison du
peuple. Ensuite des cours de dessins seraient dispensés dans toutes les écoles
du royaume avec un horaire équivalent à celui des mathématiques ou du
Schtroumpf littéraire. L’obscurantisme ayant envahi le royaume, il faudrait
rétablir les Lumières en multipliant les écoles des petits Schtroumpfs et en
datant ces lieux de mémoire et d’instruction de moyens d’expression précis sous
la houlette de pédagogues expérimentés.
«
Il me faudra encore puiser dans les
coffres pour réaliser tous ces projets
soupira Tulipe d’Or et je crains que le baron Emmanuel ne hausse ses beaux
sourcils mais qu’importe ? Je résisterai à toutes ces critiques car le
salut du royaume est à ce prix » !
Puis
rasséréné et revigoré, il reprit le chemin du château non sans avoir serré
tendrement et virilement le Grand Schtroumpf dans ses bras, geste qu’il avait
fait tant de fois la semaine précédente qu’il en avait contracté une sorte de
tendinite. Mais là encore son enthousiasme était intact et s’il fallait encore
congratuler de nombreux Schtroumpfs, voire les embrasser, il le ferait sans
rechigner, avec sa bonhomie et sa tendresse illimitées, ce qui le distinguait
tant de Schtroumpf Nerveux qui n’aimait
pas se disperser, réservait ses embrassades pour les jolies filles et les
riches.
Avec
sa cargaison de fioles de coquelicots, il reprit la route allègrement, certain
que les tambours retrouveraient leur virginité initiale !
«
Que vive le royaume et un grand vivat pour notre Tulipe d’Or semblaient
marteler les sabots des chevaux qui emmenaient le carrosse royal à son
terme » !
Et
dans le royaume, tout redevint lumineux. Les tambours ne reflétèrent plus les
éclaboussures du sang et l’on entendit des bruits de haches et de marteau mais
cette fois, c’était pour la bonne cause, l’embellissement ou la création de
toutes les écoles du royaume et l’on vit des artistes munis de pinceaux écrire
en lettres d’or « Je suis Caran d’Ache » !