jeudi 15 décembre 2011

Conte d'autrefois


 
 « Holà ! fille aux pieds nus ! retrousse tes jupons et va chercher des écrevisses dans le ruisseau. Tu nous les prépareras ensuite dans ta chaumière, gueuse ! Nous attendrons ton signal ». Ainsi parlait l’un des trois chevaliers armés, à mine patibulaire en s’adressant à une jeune paysanne. Cette dernière, loin de s’incliner, signala à ces messieurs qu’elle n’était, en aucune façon, à leur service.
« Je ne vais dans le ruisseau que lorsqu’il me plaît d’y être répondit-elle en les regardant fièrement. Voyez-vous, je suis la fée de la forêt et c’est à mon tour de vous signifier que vous n’êtes pas les bienvenus dans mon royaume. Partez sinon il vous en cuira ».
Maël, le chevalier le plus orgueilleux des trois, coupa la jeune fille en deux de son épée. Mais à sa grande surprise, la jeune paysanne disparut dans un nuage d’or tandis qu’une mésange babillait en les regardant insolemment.
Joël, le jeune frère du chevalier ardent, conseilla à ses deux équipiers de se rafraîchir au ruisseau, de faire boire les chevaux et de partir le plus vite possible pour fuir ce lieu enchanté et diabolique.
Alexis, le troisième chevalier fut d’avis qu’il fallait s’en remettre au destin pour agir. Il sortit un écu d’or. Pile, nous restons, face nous partons aussi vite que possible.
Ce fut pile.
Maël était heureux car il voulait prendre sa revanche sur cette jeune fille orgueilleuse. Il ne croyait pas aux fées et s’en remettait toujours à sa bonne épée. Cependant, alors qu’il faisait boire les chevaux, il sentit ses cheveux se dresser sous son casque : de gigantesques écrevisses s’attaquèrent aux bêtes qui, affolées, s’enfuirent, le laissant face aux monstres.
Lorsque les deux autres arrivèrent au bord de la rivière, il n’y avait plus de chevaux et il ne restait de l’orgueilleux Maël que des bribes de métal.
Sans épiloguer davantage, nos deux chevaliers se débarrassèrent de leur armure et s’enfuirent dans les champs pour être cependant rattrapés par des loups et dévorés. Avant de mourir, Alexis avoua que sa pièce était truquée et qu’elle avait deux côtés identiques. Il s’en servait aux jeux, toujours avec succès !
Après la mort des trois chevaliers mécréants, la fée revint en son royaume, pieds nus ou en sabots, en tenue de paysanne car c’est ainsi qu’elle se sentait libre et elle reprit ses activités, notamment le chant, la danse et la poésie.

dimanche 11 décembre 2011

Le déjeuner sur l'herbe



Dans un éclat de lune, la belle s’est envolée bien loin, dans un lieu où l’on joue de la harpe, du violon et du clavecin. En robe du soir, trois jeunes filles, vêtues en Colombine, cherchent leur Pierrot. Ils se cachent dans les bosquets, un masque sur les yeux.
Moi qui passais par-là, je voulus les avertir, les pauvrettes ! On ne gagne jamais en jouant aux dominos avec les messieurs mais elles m’ont demandé de passer mon chemin. Sur la route du retour, j’ai croisé des carrioles aux roues peintes et ornées de fleurs. La suite des messieurs se chargeait de préparer un déjeuner sur l’herbe propice aux amours.
Je me suis arrêtée à l’ombre d’un saule, près d’un canal où évoluaient des péniches, j’ai sorti de mon cache-cœur un livre de poèmes et je l’ai lu, jusqu’à ce que mes paupières deviennent lourdes.
Qui vint alors en chantant ? L’oiseau des origines, l’oiseau bleu avec une aigrette de diamants, l’oiseau qui réconcilie la terre et le ciel.
Je suis rentrée chez moi en fredonnant des airs du Mariage de Figaro et j’ai souhaité bonne chance aux demoiselles du déjeuner sur l’herbe en compagnie de ces Pierrots.
C’était un jour de fête et l’on voulait croire à la vérité de leurs serments !  

jeudi 8 décembre 2011

Place Royale


 
Sur la place  royale de Labastide d’Armagnac, célèbre place qui, dit-on, servit de modèle à la place des Vosges à Paris, lors d’un voyage du roi de France et de Navarre Henri IV, on vit un jour arriver un carrosse d’or.
Imaginez la stupeur des habitants ! En une période de récession, voir tant d’or à la fois ruisseler de soleil sur le sol humble du petit village relevait du prodige. Et que dire des chevaux ! C’était un attelage de six juments claires dont la blondeur ajoutait une note solaire supplémentaire. Cochers et laquais en livrée chamarrée s’affairèrent autour de la personne féerique qui descendit de ce moyen de locomotion hors du temps.
Les habitués de la place royale reconnurent instantanément la fée Dragée. Ce n’était pas la première fois qu’elle venait dans leur commune et chaque fois qu’elle y passait, elle laissait de charmants témoins, des bonbonnières de dragées, des chocolats, des gâteaux qui fleuraient bon l’angélique confite, le glaçage ou la crème moka.
Cette fois, les laquais sortirent du coffre des fruits exotiques, mangues, ananas, litchis, noix de coco, grenades, clémentines et oranges et plus rares encore, des dattes et des noix enrobées dans la pâte d’amandes colorée. Plus étonnants furent des cageots dans lesquels reposaient toutes sortes de bananes, patates douces et aromates en tout genre ainsi qu'un sac de riz et, un autre de farine de manioc destinée à confectionner les délicates boulettes qui accompagneraient un plat savoureux nommé foufou.
La fée reprit sa place dans le carrosse et ajouta, avant de partir, que des cuisiniers et des décorateurs viendraient prochainement afin de préparer le festin.
Le jour J arriva, et toutes les fées habituellement conviées envahirent la place avec les lutins attachés à leur service. Soudain un gong lointain retentit et l’on vit apparaître des danseurs africains qui entrèrent immédiatement en rythme, grâce aux joueurs de djembé qui martelaient des airs tout à fait décalés dans ce lieu médiéval. « J’espère qu’il n’y aura pas de lions » dit une petite fille en frissonnant mais sa mère la rassura immédiatement en lui recommandant de bien s’imprégner de cette fête africaine qui était un présent inestimable.
Après cet intermède musical, de jeunes beautés firent leur apparition, toutes plus belles et ravissantes dans leur costume traditionnel. Inès, Estelle, Corinne, Roxane prirent place aux côtés des fées Tursan, Madiran, Saint Mont et Jurançon, les vins locaux tant appréciés dans la région, exportés dans un grand nombre de villes françaises et étrangères. La fée Armagnac se distingua comme d’habitude. Elle s’était cachée dans un tonneau et au moment où la fée Dragée, régente de la fête comme d’habitude, s’étonna de ne pas la voir, elle surgit de sa cachette, toute vêtue de voiles pourpres et or, les cheveux s’épandant en cascades bouclées sur ses belles épaules. De petites roses étaient fichées dans le creux de ses boucles, rappelant ainsi la symbolique alliance de la vigne et du rosier.
Conscientes de représenter des grands crus, les fées Saint-Émilion, Mouton-Rothschild, Graves, Sauternes, Saint-Estèphe, vêtues de robes de dentelles lie de vin, champagne et topaze couvrant des fourreaux de soies, souriaient avec une certaine retenue. Les vins qu’elles représentaient valant de petites fortunes selon les millésimes, elles prenaient des poses dont se riaient Armagnac et ses amies. « Moi, ma chère dit la belle Armagnac à son amie Cheval Blanc, on exporte mes eaux de vie en Chine et croyez-moi, c’est un marché difficile à capter. Ces messieurs de Chine ne se laissent pas séduire facilement. Il leur faut des garanties, des promesses pour les aider à implanter de belles vignes dans certaines régions sous le sceau du secret. Mais je vous distrais, chère amie, goûtez ces boulettes de manioc fondantes à souhait. Ce plat traditionnel africain, absolument délicieux, nous change des sempiternels sangliers cuits à la broche, avec une farce aux raisins de Corinthe. Peut-être y reviendrons-nous l’an prochain mais en attendant, régalons-nous de ce foufou, tout à fait exquis et si différent de ce que nous mangeons habituellement ». En parfaite excentrique, Armagnac se tut et but à longues gorgées des jus de fruits où dominaient les saveurs de la mangue, du citron vert et de la clémentine venue de Corse.
Les lutins de ces dames féeriques apportèrent de petits verres glacés. Il s’agissait du célèbre trou gascon fait d’une larme de Folle Blanche, de glace pilée et d’un soupçon de fleur d’oranger. Cela facilitait la digestion selon les anciens, à condition évidemment de ne pas en abuser.
Chacun se régala de cet intermède. Puis les tables furent poussées et débarrassées prestement des denrées dont tous s’étaient régalés. La fée Dragée agita le voile bleu qui lui servait d’écharpe et des violonistes apparurent en donnant le signal d’un bal inédit. Les couples se formèrent et se laissèrent aller au charme de la valse, du quadrille et de la mazurka. Pour faire bonne mesure, en l’honneur des invités, venus d’Afrique, il y eut des danses martelées par des musiciens où était apparue la vie pour la première fois dans l’histoire des hommes.
Des couples mixtes se formèrent. Certaines fées ne furent pas insensibles à la beauté et à la souplesse de ces cavaliers à la fine taille et aux mains si douces. Il leur semblait se plier à des hommes-fleurs au sourire si différent de celui des princes qu’elles croisaient d’habitude. Pas de lèvre orgueilleuse ou sarcastique, c’étaient de jolis sourires qui venaient des origines du monde.
Néanmoins, Dragée veillait à la bonne tenue de ces dames. Trouvant que certaines beautés se laissaient un peu trop aller au charme et à la séduction de leur cavalier, elle agita à nouveau son voile. Les musiciens disparurent, les tables furent à nouveau dressées prestement.
Avant l’apparition des desserts, de merveilleux gâteaux de riz caramélisés servis avec des coupes de crème anglaise, des tourtières du pays et de succulentes salades de fruits, la fée Dragée ordonna que l’on remette sans tarder les cadeaux de bienvenue à leurs hôtes. Il s’agissait de riches coupons de dentelles anciennes et de bonbonnières en cristal de roche emplies de dragées pour contribuer à la joie de tous. Après ce beau cadeau signé Dragée, Armagnac fit porter de gros ballots de soie venus de Chine, des coupons de satin et, vignoble oblige, des carafons d’un Armagnac vieilli, à la robe ambrée. Les fées Tursan, Saint-Mont, Jurançon, Pacherenc, Madiran offrirent des cubitainers de leurs meilleurs crus. Quant aux fées de prestige, Saint-Émilion et ses sœurs, elles furent généreuses tout en signalant que ces grands vins ne devaient pas être galvaudés et qu’il fallait, comme pour tout alcool, boire avec beaucoup de modération.
De leur côté, la délégation africaine réservait quelques surprises à leurs hôtes. Chaque fée reçut un boubou de fête, des bijoux artisanaux qui étaient absolument merveilleux et pour faire bonne mesure un petit sac empli de pépites d’or et de diamants. Le chef de la délégation parla à l’oreille de Dragée. Un rossignol colporta la bonne nouvelle : en cette période de récession, l’Afrique se portait garant de l’Europe. « Nous n’oublions pas tout à fait les méfaits de l’esclavage et de la colonisation mais nous savons trier les bons épis de l’ivraie. Nous sommes reconnaissants envers les penseurs et les écrivains qui ont pris la défense des peuples opprimés et c’est pour eux que nous apportons cette aide, avec cette seule recommandation : méfiez-vous des banquiers ! Comme pour l’alcool, il faut en user avec modération ! ».
Les habitants de Labastide d’Armagnac qui avaient festoyé sous les arcades furent invités à participer au ban final. Il y eut un échange de récompenses. On écouta ensuite chanteurs locaux et conteurs qui émerveillèrent grands et petits. Quant à ces derniers, ils s’endormirent sur les genoux de leur mère, des paillettes d’or dans les yeux. Le lendemain, sur la Place Royale, il ne restait de cette mémorable fête que des traînées de poudre de cacao et de petits sillons où affleuraient quelques minuscules diamants oubliés sans doute à bon escient au bénéfice des petites gens chargées du nettoyage.
Puis la vie reprit son cours mais chacun eut à cœur de remercier la vierge d’ébène qui rayonnait gravement dans la très belle église du village.
Place Royale, garde vivace le passage de nos amis d’Afrique et exhale, de temps à autre, les parfums de cette fête mémorable !

Ode à l'Amour



Ma poupée aux yeux de porcelaine, aux mains couvertes de dentelles, au corps flexible comme le roseau, je t’aimerai avec toute la fougue des jeunes amants. Je serai tout à la fois ton amant, ton mari, ton père et tes frères. Je sens fleurir en moi les pavots de l’amour. La rose de tes sourires s’unira à mes lèvres et je ne te laisserai jamais t’enfuir.
Ma poupée aux cheveux de soleil, aux paroles de miel, au charme de sirène, aux jambes fuselées et porteuses de promesses, aux chevilles mises en valeur par des chaussures Louboutin, je suis ton esclave et ton roi.
Devant tant de beauté, je deviens fou et cette folie, je l’emmène partout avec moi car il s’agit de toi.
Ma poupée aux mille merveilles, je mets un genou à terre et je te décerne la couronne royale de l’Amour. Je sais que tu es trop sage pour en abuser. Je m’en remets à ton bon vouloir et aux battements de ton cœur qui, je l’espère, sera à l’unisson du mien.
Nos deux cœurs n’en feront qu’un et nous irons, par les chemins, main dans la main, vers le paradis bleu où errent les amants.

samedi 3 décembre 2011

Cousin Maurice


J'ai cinq ans, peut-être six, et je marche sur les pavés du chemin qui conduit à la ferme. Le prétexte ? je vais chercher du beurre. Je suis accompagnée par mon grand cousin dont je ne vois que la taille bien prise dans son uniforme militaire. Je suis très fière car je le trouve magnifique dans ce costume kaki que je vois pour la première fois. De temps à autre, je vois son visage. Il se penche vers moi et me demande d'un air inquiet : "Tu es sûre que tu ne t'es pas trompée ? " Il est vrai que je suis si jeune et le chemin si long qu'il peut avoir des doutes. Mais non, je ne me trompe pas, ou alors, si inconsciemment j'ai choisi le chemin le plus long, c'est que je désire lui montrer le royaume des enfants, l'endroit où mon frère va pêcher les grenouilles. Je l'accompagne presque toujours dans ses promenades car maman aime la tranquillité. "Daniel, tu t'occuperas de ta soeur ! " Alors, Daniel s'occupe de sa soeur : il lui confectionne une tenue de brousse, elle a un arc, et si elle ne saute pas le ruisseau, il lui dit "Si tu pleures, je te laisse là".
Je sens très bien que le cousin Maurice n'est pas aussi cruel que mon frère. Parfois même, il me propose de me porter, mais je refuse fièrement "Je suis grande ! " et puis je veux montrer que je vaux bien un garçon.
Je suis tout de même déçue car Maurice ne veut pas aller voir notre royaume, une mare pompeusement baptisée "mer de Flines". Je n'ai pas encore vu la mer mais je crois savoir que c'est très beau. Bizarre que le cousin Maurice ne soit pas attiré par notre mer !  J'aurais pu lui montrer que je n'avais pas peur dans les hautes herbes et que j'étais capable, moi aussi, d'accrocher des grenouilles à ma ceinture.
Il rêve beaucoup, le cousin Maurice, il fixe l'horizon, il siffle encore et toujours la même chanson "Bonsoir Lili...".
Bien des années plus tard, en visionnant une cassette que je destinais à mes élèves, je frissonnai en apercevant sur l'écran une horde de pauvres diables, havres et déguenillés, les prisonniers de Dien-Bien-Phu - Un metteur en scène soviétique  les filmait, le drapeau blanc à la main, avec un semblant d'allure de défilé militaire, pauvres hères dont le martyre transperçait l'écran. Alors, soudain, ces deux images se sont surimposées : le cousin Maurice en promenade par un beau jour de printemps, fièrement sanglé dans son costume militaire puis le sergent-chef Maurice Buirette porté successivement disparu à Dien-Bien-Phu et mort pour la France sans avoir pu achever sa marche épuisante. Mort sur le bord du chemin ou pire, lors d'une halte dans un camp de fortune, jeté aux ordures.
J'ai donc éprouvé le besoin irrésistible de le suivre sur ce chemin de croix, voulant tout à coup tout savoir, y compris des détails anodins ou une cruelle vérité.
C'est en lisant fièvreusement, tous les récits de la guerre d'Indochine que j'ai tremblé de le rencontrer au détour d'une page. Puis je me suis accoutumée à cette histoire étrange, ce waterloo asiatique où ont sombré tant d'hommes recouverts de l'indifférence et de l'oubli.
Je me suis procuré des photographies et des documents militaires le concernant, et leur examen a adouci ma peine. Sur les photos, j'ai retrouvé son sourire angélique : "Tu es sûre que tu ne t'es pas trompée ? " ... Cette petite phrase me poursuit. Je l'imagine marchant pieds nus dans les marécages, poussé par ses gardiens..."Etes-vous sûrs de ne pas vous tromper ?  Pourquoi erre-t-on ainsi dans la jungle, tournant littéralement en rond ? Pourquoi ne prenons-nous pas la route de Hanoi, celle qui nous rendrait à nos familles ? Ma mère m'attend au pays. Elle sait que je lui rapporterai un manteau de fourrure pour qu'elle n'ait plus jamais froid, je lui en ai fait le serment dans mes lettres ..."
Un manteau de fourrure, dans la jungle !  Je l'imagine en proie au délire. Pas de médicament pour les "mercenaires colonialistes". Il faut qu'ils marchent jusqu'à l'épuisement total, jusqu'à la mort.
N'ont-ils pas été payés pour cela ? 
"Mais, Madame, ils l'ont bien voulu, ils se sont engagés, ils ont signé un contrat pour une sale guerre qui ne nous concerne pas" répondait-on perfidement à ma mère lorsqu'elle implorait la clémence de l'épicier ou du fruitier. En fait de clémence, Maurice n'a connu que celle d'Hô Chi Minh, le bienfaiteur du Vietnam.
Celui qui se faisait appeler Monsieur Paul en France, qui dormait dans les bras d'une française, et qui connaissait la chaleur hospitalière d'un couple français prestigieux, les Aubrac, n'a-t-il jamais eu de cauchemars en précipitant la mort des vaincus ? 
Le Général Giap avait-il vraiment besoin de cette mascarade funèbre pour clore une victoire chèrement gagnée ? 
"Malheur aux vaincus ! " Ces trois mots me hantent et me ramènent dans les rizières où pataugent des ombres, morts debout.
Certes, il y avait parmi eux, les forts, les courageux .... un pas, encore un pas ....ceux qui n'abdiquent jamais ou qui, lorsqu'ils sont acculés à l'échec, se comportent comme Vercingétorix, sautant fièrement de cheval, devant le conquérant, sûrs d'avoir bien mené le combat mais d'avoir eu une destinée contraire.
Si je me plonge dans l'univers familial qui a été le mien, je peux être assurée que Maurice n'avait pas été élevé pour être un Vercingétorix. De plus, l'humiliation et la défaite, il connaissait déjà.
Il avait fait partie du convoi de réfugiés quittant les plaines du cambraisis, une boite de chocolats sous le bras, je tiens ce détail de ma mère qui avait beaucoup aimé cet enfant, lui servant de seconde mère.
Lorsque les Allemands avaient fait irruption dans nos plaines, certains de nos soldats s'étaient égaillés sur les routes. Mon grand-père paternel aidé de quelques camarades qui avaient connu la grande guerre dans les rangs des vétérans, était allé haranguer "les jeunes", leur demandant de faire demi tour et d'affronter l'ennemi avec courage. Peine perdue ! 
La drôle de guerre avait gâté l'âme des soldats, leur ôtant l'envie de résister. C'est ainsi que les femmes, les enfants et les vieillards avaient quitté leur village, exode misérable ... pour aller vers des ailleurs imaginaires où l'on ne rencontrait pas de guerre.
Quelque deux cents kilomètres plus loin, ils  s'étaient résignés et avaient fait demi tour pour rejoindre leur foyer.
Titubant dans la colonne des rescapés de l'enfer de Dien-Bien-Phu, Maurice a-t-il songé à cet exode qui s'était terminé sans dommage mais sans espoir ? 
Lors de l'exode, il avait dû abandonner la boite de chocolats trop lourde pour lui. Selon le dernier témoignage d'une personne qui l'a vu vivant, en l'occurrence son lieutenant, il était très fatigué, mais il avait encore son casque, ce qui lui permettait de posséder un récipient destiné à contenir les précieux grains de riz offerts par l'ennemi. Ma tante nous donnait tous ces détails d'une voix monocorde.
Je l'imaginais, bivouaquant, un sourire aux lèvres, son casque plein de riz à la main. Il est vrai que je n'avais que huit ans lors de la prise de Dien-Bien-Phu et qu'à cet âge, on a  tendance à croire aux contes de fées.
Cousin Maurice ne pouvait pas mourir puisqu'il avait encore son casque ! 
Des éléments rapportés par le lieutenant auraient cependant, dû nous inquiéter.
Il ne l'avait jamais revu par la suite parce que la colonne avait été coupée en deux. Maurice n'était pas dans la même colonne. Un soupçon me vient aujourd'hui : ne faisait-il pas partie du groupe d'éclopés qui ne pouvaient plus suivre le train ? cette poignée de riz cru n'était-elle pas le viatique du mourant, la dernière attention, dérisoire, octroyée à celui qui ne pourrait pas l'absorber, faute de cuisson ?
Le non-dit du lieutenant était sans doute la retenue humaine face à l'interrogation désespérée d'une mère : lui rendrait-on son fils ? 
Sans doute avait-il ménagé ses mots, espérant peut-être l'impossible en son for intérieur, la survie de son subordonné ! Il ne pouvait pas deviner que ma tante s'accrocherait farouchement à la plus petite parcelle d'espoir qui lui serait donnée.
Par la suite, ,on ne retint de l'épisode "Dernière rencontre avec un mourant" que l'élément salvateur = le casque.
Certes, le retour à Bertry de la cantine du sergent-chef Maurice Buirette nous semblait insolite, mais n'était-ce pas, par ailleurs, le signe que tout allait bien, que l'armée "assurait" puisqu'elle disposait des objets appartenant à chacun de ses hommes en propriétaire absolue ? 
Puisqu'on nous rendait sa cantine, c'est que Maurice s'apprêtait à faire son retour.
On l'imaginait, quelque peu coquet, achetant les derniers souvenirs, pour sa famille, se préparant à l'éblouir de récits fabuleux.
Face au silence, on meublait, on attribuait à chaque objet une légende. Il y avait un nerf de boeuf, un képi, et d'autres objets qui, sans doute, n'avaient pas retenu mon attention.
Ma tante les exhibait au salon ; ils semblaient imprégnés de la présence de leur propriétaire, ils revivaient, chargés d'histoire.
Tante Lydie se mit alors à avoir la plume épistolaire. Elle harcelait l'armée de demandes incessantes, faisait appel aux radiesthésistes.
Certains étaient formels : Maurice était en vie. Il était seulement prisonnier de forces mauvaises. Etait-il amnésique ? Voulait-il vivre en Indochine, désormais Vietnam, incognito ? 
Avait-il fait la connaissance d'une jeune fille Thaï qui exigeait de lui le silence absolu ? 
Ma tante acceptait, pardonnait tout, pourvu qu'il fût en vie.
Un jour, elle crut le reconnaître dans la foule qui se pressait à Casablanca - séjour offert par sa fille qui voulait la distraire de son chagrin - Elle courut aussi vite que ses jambes enflées le lui permettaient mais ne put rattraper cette ombre qui obliqua soudain dans une rue secondaire après s'être retournée et avoir fixé sa mère sans la reconnaître
L'obsession de ma tante était à son paroxysme. Elle voyait Maurice partout et délirait constamment à son sujet de sorte que ce fut un tollé dans la famille et que chacun voulut l'empêcher d'aborder ce sujet. Interrompue, traquée, ma tante avait le regard d'une bête blessée et elle enchaînait docilement sur une question anodine : "fallait-il mettre une pincée de sel dans la pâte feuilletée afin de la rendre plus croustillante ?"
Son regard fixe était cependant éloquent. Elle prit l'habitude de vivre avec Maurice en secret. Elle était habitée par ce fils unique, son troisième enfant, celui qui lui avait rendu le goût à la vie, après la fuite de son mari. Comble de l'injustice !  il l'avait quittée pour une autre femme qui avait un fils de l'âge du sien ! 
Maurice ressentit doublement la honte et la cruauté de cet abandon infligé à sa mère pourtant bonne ménagère et excellente cuisinière - je me souviens de son andouille de Cambrai avec émotion - Il devint désormais l'unique homme de sa vie, celui qui la consolait de son profond malheur.
Elle avait une très jolie voix, contrairement à ma mère, sa cadette, qui chantait faux.
Dans les repas de famille, alors que Maurice était bien vivant, elle chantait d'une voix flûtée, haut perchée, une chanson dont voici les paroles. "Quand le soleil descend à l'horizon, à Saïgon, les élégantes s'apprêtent et s'en vont de leur maison, à petits pas, à petits cris, au milieu des jardins fleuris où volent les oiseaux jolis du paradis ...
Le refrain était grandiose.
Nuits de chine, nuits câlines, nuits d'amour, nuits d'ivresse, de tendresse, où l'on croit rêver jusqu'au lever du jour.
Nuits de chine, nuits câlines nuits d'amour".
Cette chanson était son morceau de bravoure, à égalité avec un autre fleuron de l'exotisme "les jolis soirs dans les jardins de l'Alhambra".
Prisonnière de ces chansons qui agissaient sur elle à la manière des sortilèges, Tante Lydie pouvait-elle, une seconde entrevoir l'atroce vérité, le cadavre de son fils laissé sans sépulture sur la route de la désespérance ?
Elle écrivit de nombreuses lettres au Ministère des Anciens Combattants, réclamant le corps de son fils ; on lui demanda de constituer un dossier et elle fit tant et si bien qu'elle dut mettre le service dans l'embarras.
On lui répondit enfin clairement le 12 septembre 1957, soit plus de trois ans après le décès supposé de Maurice. Je cite quelques extraits : 
"J'ai l'honneur de vous faire savoir que la déclaration du Capitaine Hurtre, qui était déjà en ma possession, confirme bien la présence en captivité, mais indique par ailleurs, que votre fils étant vers le 10 juillet 1954 d'une faiblesse extrême et dans un état désespéré fut laissé sur place à Hoi Xuan avec quelques camarades dans le même état ; le déclarant ajoute qu'il suppose qu'il y est décédé puisque nul ne l'a jamais revu par la suite.
A deux reprises, les autorités de l'armée populaire vietnamienne ont été priées de faire des recherches, celles-ci ont été négatives, elles ont fait connaître que le nom de ce militaire ne figurait pas parmi ceux des prisonniers.
Néanmoins, une nouvelle demande est faite auprès de notre ambassade aux fins de faire effectuer de nouvelles recherches pour confirmer ou infirmer le décès.
Il ne faut toutefois pas fonder de grands espoirs sur une réponse précise des autorités vietnamiennes, du fait que les prisonniers de guerre n'étaient contrôlés et enregistrés qu'à leur arrivée dans les camps définitifs et que ceux qui malheureusement sont décédés dans des camps provisoires ou en cours de route ne leur ont jamais été signalés, les gardiens de camps ou de convois ignorant l'identité des prisonniers et n'en possédant que le nombre".
Le petit Maurice qu'elle avait tant aimé et dorloté dans sa tendre enfance n'était donc qu'un chiffre !  Que n'est-il mort les armes à la main !  Disparaître de cette manière est tout à fait atroce.
Je n'ose plus mentionner la symbolique du casque ou si je m'en sers à nouveau, c'est pour évoquer l'anecdote qui veut qu'Hô Chi Minh ait donné à son entourage son interprétation de la bataille de Dien-Bien-Phu. Il avait placé un casque sur le sol puis l'avait retourné d'un coup de pied. Ce casque qui avait été la gloire de l'armée française - il avait coiffé les grands chefs Leclerc et De Lattre de Tassigny - subissait donc le sort du casque gaulois. La belle chevelure de Vercingétorix ondulait sous les ailes du casque.
Qu'était-elle devenue, sept ans plus tard, après que Vercingétorix enchaîné au char de son vainqueur, Jules César, le jour de son triomphe, eut été le soir même égorgé ? 
Je relis la fiche signalétique de Maurice. Taille : 1,70 m, Visage : allongé, cheveux blonds, front : bas, Nez : sinueux, Yeux : bleus.
Rien qui le signale comme une bête de guerre qu'on exhibe après la défaite.
Que signifiaient donc ces huit cents kilomètres qu'on les contraignit à accomplir ? 
Qui pourra, un jour, établir l'itinéraire précis de cette marche épuisante et inutile, juste destinée à faire mourir sans bruit et sans violence, un art consommé de la torture qui ne laisse pas de traces.
Sans doute le général Giap pressentait-il que cette victoire, pour glorieuse qu'elle fût, ne serait pas la dernière. Il ne pouvait s'offrir le luxe d'un général romain attendant patiemment l'heure de la parade ;  alors il ordonna ce traitement destiné à venger à titre posthume la mort de tous les bo doï qui, par vagues déferlantes, avaient été hâchés par l'artillerie ou achevés par des soldats déterminés, payés pour donner à la France son aura de gloire et la sacralisation de son nom.
Ne vous êtes-vous pas trompé de cible, mon général ?  Ces mercenaires, regardez les bien, ils ressemblent comme des frères à ces bo doï devenus martyrs.
Des Maurice qui veulent offrir un peu de rêve à leur mère, il y en avait des centaines ! Pourquoi les avoir ainsi broyés ? 
Ils étaient vaincus, n'était-ce pas suffisant ? Ce simple mot "vaincu" est terrible. Nul doute qu'ils l'auraient eu sur le coeur jusqu'à leur dernier souffle.
Mais il est vrai que la cruauté du châtiment semble être à la mesure de leur vaillance.
Il fallait les faire souffrir, ils le méritaient ! 
Si j'étais corse, je chanterais d'admirables chansons, mais comme je suis originaire de ces plaines du nord où ondulent les blés, je tresse les mots comme je le faisais petite fille avec les bleuets et les coquelicots.
J'étais, paraît-il, charmante lorsque j'étais très jeune - Chacun rendait hommage à ma beauté et je me laissais aduler comme une reine sans protester.
Je n'ai aucun souvenir d'une scène qui m'a été rapportée par mon frère.
Dans les bras du cousin Maurice, fou de musique, je valsais éperdument sur un air de musette. "Petit bal du samedi soir". Quel chagrin secret cet engouement pour une petite fille cachait-il ? 
Plus tard, débarrassée de cette beauté qui m'était un fardeau, rendue enfin à moi-même, j'ai souri de la versatilité des hommes qui attachent tant d'importance à un joli minois sans s'intéresser à l'essentiel, le coeur .... Néanmoins, rétrospectivement, je suis très heureuse d'avoir pu apporter un peu de bonheur à ce cousin que je n'ai fait qu'entrevoir et dont j'ai suivi le bouleversant itinéraire. Je m'étonne d'avoir conservé intactes, dans ma mémoire, toutes les phrases prononcées par ma tante Lydie. J'ai la curieuse impression de les avoir engrangées, soigneusement mises de côté afin de les faire resurgir un jour, quand le moment serait venu.
Ne dit-on pas qu'un homme ne peut pas réellement mourir s'il est pleuré sincèrement par une femme ? 
Maurice, tu es vivant, je ne veux pas laisser l'oubli te ronger comme l'ont fait les rats de ton cadavre, j'ai décidé de prendre la relève et de te porter en mon coeur jusqu'à la fin de mes jours. Peut-être trouverai-je, avant de mourir, une jeune fille qui se penchera sur des photos jaunies et qui fredonnera pieusement comme le faisait ta mère.
Nuits de chine, nuits câlines, nuits d'amour ?