jeudi 8 décembre 2011

Place Royale


 
Sur la place  royale de Labastide d’Armagnac, célèbre place qui, dit-on, servit de modèle à la place des Vosges à Paris, lors d’un voyage du roi de France et de Navarre Henri IV, on vit un jour arriver un carrosse d’or.
Imaginez la stupeur des habitants ! En une période de récession, voir tant d’or à la fois ruisseler de soleil sur le sol humble du petit village relevait du prodige. Et que dire des chevaux ! C’était un attelage de six juments claires dont la blondeur ajoutait une note solaire supplémentaire. Cochers et laquais en livrée chamarrée s’affairèrent autour de la personne féerique qui descendit de ce moyen de locomotion hors du temps.
Les habitués de la place royale reconnurent instantanément la fée Dragée. Ce n’était pas la première fois qu’elle venait dans leur commune et chaque fois qu’elle y passait, elle laissait de charmants témoins, des bonbonnières de dragées, des chocolats, des gâteaux qui fleuraient bon l’angélique confite, le glaçage ou la crème moka.
Cette fois, les laquais sortirent du coffre des fruits exotiques, mangues, ananas, litchis, noix de coco, grenades, clémentines et oranges et plus rares encore, des dattes et des noix enrobées dans la pâte d’amandes colorée. Plus étonnants furent des cageots dans lesquels reposaient toutes sortes de bananes, patates douces et aromates en tout genre ainsi qu'un sac de riz et, un autre de farine de manioc destinée à confectionner les délicates boulettes qui accompagneraient un plat savoureux nommé foufou.
La fée reprit sa place dans le carrosse et ajouta, avant de partir, que des cuisiniers et des décorateurs viendraient prochainement afin de préparer le festin.
Le jour J arriva, et toutes les fées habituellement conviées envahirent la place avec les lutins attachés à leur service. Soudain un gong lointain retentit et l’on vit apparaître des danseurs africains qui entrèrent immédiatement en rythme, grâce aux joueurs de djembé qui martelaient des airs tout à fait décalés dans ce lieu médiéval. « J’espère qu’il n’y aura pas de lions » dit une petite fille en frissonnant mais sa mère la rassura immédiatement en lui recommandant de bien s’imprégner de cette fête africaine qui était un présent inestimable.
Après cet intermède musical, de jeunes beautés firent leur apparition, toutes plus belles et ravissantes dans leur costume traditionnel. Inès, Estelle, Corinne, Roxane prirent place aux côtés des fées Tursan, Madiran, Saint Mont et Jurançon, les vins locaux tant appréciés dans la région, exportés dans un grand nombre de villes françaises et étrangères. La fée Armagnac se distingua comme d’habitude. Elle s’était cachée dans un tonneau et au moment où la fée Dragée, régente de la fête comme d’habitude, s’étonna de ne pas la voir, elle surgit de sa cachette, toute vêtue de voiles pourpres et or, les cheveux s’épandant en cascades bouclées sur ses belles épaules. De petites roses étaient fichées dans le creux de ses boucles, rappelant ainsi la symbolique alliance de la vigne et du rosier.
Conscientes de représenter des grands crus, les fées Saint-Émilion, Mouton-Rothschild, Graves, Sauternes, Saint-Estèphe, vêtues de robes de dentelles lie de vin, champagne et topaze couvrant des fourreaux de soies, souriaient avec une certaine retenue. Les vins qu’elles représentaient valant de petites fortunes selon les millésimes, elles prenaient des poses dont se riaient Armagnac et ses amies. « Moi, ma chère dit la belle Armagnac à son amie Cheval Blanc, on exporte mes eaux de vie en Chine et croyez-moi, c’est un marché difficile à capter. Ces messieurs de Chine ne se laissent pas séduire facilement. Il leur faut des garanties, des promesses pour les aider à implanter de belles vignes dans certaines régions sous le sceau du secret. Mais je vous distrais, chère amie, goûtez ces boulettes de manioc fondantes à souhait. Ce plat traditionnel africain, absolument délicieux, nous change des sempiternels sangliers cuits à la broche, avec une farce aux raisins de Corinthe. Peut-être y reviendrons-nous l’an prochain mais en attendant, régalons-nous de ce foufou, tout à fait exquis et si différent de ce que nous mangeons habituellement ». En parfaite excentrique, Armagnac se tut et but à longues gorgées des jus de fruits où dominaient les saveurs de la mangue, du citron vert et de la clémentine venue de Corse.
Les lutins de ces dames féeriques apportèrent de petits verres glacés. Il s’agissait du célèbre trou gascon fait d’une larme de Folle Blanche, de glace pilée et d’un soupçon de fleur d’oranger. Cela facilitait la digestion selon les anciens, à condition évidemment de ne pas en abuser.
Chacun se régala de cet intermède. Puis les tables furent poussées et débarrassées prestement des denrées dont tous s’étaient régalés. La fée Dragée agita le voile bleu qui lui servait d’écharpe et des violonistes apparurent en donnant le signal d’un bal inédit. Les couples se formèrent et se laissèrent aller au charme de la valse, du quadrille et de la mazurka. Pour faire bonne mesure, en l’honneur des invités, venus d’Afrique, il y eut des danses martelées par des musiciens où était apparue la vie pour la première fois dans l’histoire des hommes.
Des couples mixtes se formèrent. Certaines fées ne furent pas insensibles à la beauté et à la souplesse de ces cavaliers à la fine taille et aux mains si douces. Il leur semblait se plier à des hommes-fleurs au sourire si différent de celui des princes qu’elles croisaient d’habitude. Pas de lèvre orgueilleuse ou sarcastique, c’étaient de jolis sourires qui venaient des origines du monde.
Néanmoins, Dragée veillait à la bonne tenue de ces dames. Trouvant que certaines beautés se laissaient un peu trop aller au charme et à la séduction de leur cavalier, elle agita à nouveau son voile. Les musiciens disparurent, les tables furent à nouveau dressées prestement.
Avant l’apparition des desserts, de merveilleux gâteaux de riz caramélisés servis avec des coupes de crème anglaise, des tourtières du pays et de succulentes salades de fruits, la fée Dragée ordonna que l’on remette sans tarder les cadeaux de bienvenue à leurs hôtes. Il s’agissait de riches coupons de dentelles anciennes et de bonbonnières en cristal de roche emplies de dragées pour contribuer à la joie de tous. Après ce beau cadeau signé Dragée, Armagnac fit porter de gros ballots de soie venus de Chine, des coupons de satin et, vignoble oblige, des carafons d’un Armagnac vieilli, à la robe ambrée. Les fées Tursan, Saint-Mont, Jurançon, Pacherenc, Madiran offrirent des cubitainers de leurs meilleurs crus. Quant aux fées de prestige, Saint-Émilion et ses sœurs, elles furent généreuses tout en signalant que ces grands vins ne devaient pas être galvaudés et qu’il fallait, comme pour tout alcool, boire avec beaucoup de modération.
De leur côté, la délégation africaine réservait quelques surprises à leurs hôtes. Chaque fée reçut un boubou de fête, des bijoux artisanaux qui étaient absolument merveilleux et pour faire bonne mesure un petit sac empli de pépites d’or et de diamants. Le chef de la délégation parla à l’oreille de Dragée. Un rossignol colporta la bonne nouvelle : en cette période de récession, l’Afrique se portait garant de l’Europe. « Nous n’oublions pas tout à fait les méfaits de l’esclavage et de la colonisation mais nous savons trier les bons épis de l’ivraie. Nous sommes reconnaissants envers les penseurs et les écrivains qui ont pris la défense des peuples opprimés et c’est pour eux que nous apportons cette aide, avec cette seule recommandation : méfiez-vous des banquiers ! Comme pour l’alcool, il faut en user avec modération ! ».
Les habitants de Labastide d’Armagnac qui avaient festoyé sous les arcades furent invités à participer au ban final. Il y eut un échange de récompenses. On écouta ensuite chanteurs locaux et conteurs qui émerveillèrent grands et petits. Quant à ces derniers, ils s’endormirent sur les genoux de leur mère, des paillettes d’or dans les yeux. Le lendemain, sur la Place Royale, il ne restait de cette mémorable fête que des traînées de poudre de cacao et de petits sillons où affleuraient quelques minuscules diamants oubliés sans doute à bon escient au bénéfice des petites gens chargées du nettoyage.
Puis la vie reprit son cours mais chacun eut à cœur de remercier la vierge d’ébène qui rayonnait gravement dans la très belle église du village.
Place Royale, garde vivace le passage de nos amis d’Afrique et exhale, de temps à autre, les parfums de cette fête mémorable !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire