C’est en voyant un chardonneret s’ébrouer dans un jacuzzi improvisé dans
le rideau de bambous que Clémentine prit la décision de partir au-delà de la
colline pour découvrir le monde. Elle revêtit une cape, chaussa des bottillons
solides, prit sa canne et ferma la porte. En route pour l’aventure ! Elle marcha
jusqu’à ce que son corps se brise. Elle chercha en vain un abri pour la nuit.
Comme Jean Valjean se dit-elle ! Mais y aura-t-il, pour moi, un évêque
compatissant ? Toutes les églises sont fermées à présent, de crainte que
des voleurs n’emportent les reliques et les présents des pèlerins.
Le porche du village où elle
s’était arrêtée était curieusement accessible et elle entra dans la nef, sous
la voûte dupliquée des cieux. Elle était en forme de carène et c’est sur ce
voilier improvisé que Clémentine s’envola. Des oies formèrent le triangle pour
l’accompagner et c’est ainsi escortée que Clémentine vogua à l’aventure, s’en
remettant au destin.
Après des jours et des jours de
voyage, elle découvrit au loin un immense scintillement. C’était un champ
d’étoiles, un second Compostelle pensa-t-elle mais il n’y avait au milieu du
champ qu’un gigantesque amandier. Elle ordonna à son équipage d’y faire halte.
Bercée par le bruissement des feuilles, elle s’endormit. Au lever du jour, elle
fut éveillée par des vagissements. Enveloppée dans des langes de laine et
reposant dans un berceau d’osier, une ravissante petite fille criait sa
détresse. Clémentine récolta des amandes, les concassa et se mit en devoir de
les pilonner afin d’en récolter un liquide énergétique. Elle plaça le brouet
obtenu dans un mouchoir de soie et concocta un simulacre de tétine que l’enfant
suça avec appétit. Bientôt repue, elle s’endormit, laissant Clémentine dans
l’expectative. Au terme de sa réflexion, sa décision était prise, elle
élèverait l’enfant. Elle commença par lui donner un prénom, Capucine, puis elle
observa le champ avec intérêt. Les étoiles aperçues la veille s’étaient transformées en fleurs figées dans des
matières précieuses, argent, or et pierres fines. Elle en ramassa à pleines
poignées, se réjouissant de pouvoir mener son entreprise à bon terme. Les pieds
de l’enfant étaient si petits, lui rappelant ceux de Cendrillon, qu’elle ne
douta pas de devoir se rendre en Chine, pays originaire du conte. Pour ce
faire, il lui fallait de l’argent et le champ lui en avait rapporté plus
qu’elle ne l’aurait souhaité dans ses rêves les plus audacieux. Shanghaï, le
nom de sa destination, lui vint aussitôt. C’était la ville à la mode. On y
trouvait des restaurants gourmands à la française ; des tournois renommés,
dont un consacré au tennis, attiraient les foules occidentales avides de
plaisir et d’exotisme. Ce n’est pas pour ces raisons futiles que Clémentine
choisit la ville. Elle pensa que l’éducation de Capucine serait simplifiée dans
une ville cosmopolite et que, de cette manière, elle choisirait un métier qui
la mettrait à l’abri des indiscrets et des êtres malfaisants. Elle indiqua le
nom de la ville où elle souhaitait se rendre à son équipage mais les oies
crièrent dans leur jargon qu’il leur était impossible d’aller si loin. Elles la
déposèrent avec l’enfant dans une ville portuaire où elle pourrait embarquer.
Après avoir remercié ses compagnes de voyage en les régalant de figues,
Clémentine changea quelques fleurs en billets, fit des emplettes pour l’enfant
sans omettre de choisir pour elle une tenue de voyage qui lui donnerait une
allure respectable, resta le temps nécessaire pour obtenir papiers d’identité
et visas. Il lui fut facile de prouver que Capucine était sa fille tant leur
ressemblance était frappante. Elle invoqua le brigandage pour justifier la
perte de ses papiers, ce qui, en ces temps troublés, parut plausible. Enfin
elle put embarquer sur le Lotus Bleu. Craignant à la fois la mer démontée et
les hypothétiques voleurs, elle préféra rester dans la cabine durant tout le
trajet, faisant de courtes promenades quotidiennes avec l’enfant sur le pont
pour la vivifier. Capucine aimait beaucoup observer les étoiles. Tu en es une,
ma princesse, lui chuchotait sa mère de fortune, puis elles rentraient au
chaud, dans la cabine qui leur servait de refuge. Clémentine lisait et
dessinait. Sur un cahier relié, elle créa, sous forme de dessins, l’histoire de
sa rencontre avec l’enfant, depuis le bain de l’oiseau jusqu’à leur
embarquement. Elle se promit de donner une suite au jour le jour pour que
Capucine connaisse plus tard le secret de leur rencontre. Le clapotis des
vagues la tonifiait et elle souriait à chaque apparition des serveurs venus
leur apporter les plats proposés par les cuisiniers du bateau.
Clémentine se régalait de gâteaux
de riz, de fruits et de pâtés de crabes. Lorsque la ville de Shanghaï apparut
au petit matin, la voyageuse éprouva un choc émotionnel si fort qu’elle
craignit l’évanouissement décrit par Stendhal.
C’était une ville pleine de
surprises, très colorée, parfumée où chacun se sentait très curieusement à sa
place. Clémentine trouva très rapidement un studio modeste où elle s’installa
avec sa précieuse petite fille, le cadeau des étoiles. Les années passèrent
ensuite à une rapidité vertigineuse.
Capucine grandissait et évoluait
comme une jolie plante. Dotée d’une nounou chinoise, elle parlait sa langue
avec beaucoup de facilité. Elle suivait les cours de son école en anglais et
s’exprimait en français avec sa chère maman. Pour ne pas décevoir sa fille en
menant une vie oisive, Clémentine s’était efforcée de trouver une activité.
Elle avait approfondi l’art du dessin en s’inscrivant dans un atelier
artistique et s’était rapidement investie dans la création d’un ouvrage
personnel où apparaissaient les éléments de sa vie première avec la force d’un
authentique folklore. Elle peignait inlassablement sa maison landaise nichée
dans les pins et inventait des histoires dont les personnages principaux
étaient des oiseaux. Un jour, un oiseau merveilleux naquit de son pinceau avec
une telle dynamique qu’il en troua la page d’origine et vola dans le salon
pour, finalement, se percher sur un bonzaï.
Crèvecœur, tel fut son nom
désormais, devint le bon génie du foyer. Capucine qui chantait fort bien, se
lançait dans des airs d’opéra avec son accompagnement miraculeux. Clémentine
fit venir un professeur de musique et de chant qui conduisit si bien son élève
qu’elle put se présenter au concours d’entrée de l’opéra. Ce n’était pas le
seul talent de la jeune fille. Grâce à la bourse rebondie de sa mère, elle
avait appris à coudre et à dessiner. L’art de la broderie n’avait plus de
secrets pour elle et c’est fort joliment qu’elle portait les tailleurs
entièrement faits de sa main. Dans le quartier, elle était admirée et plusieurs
marieuses avaient offert des cadeaux d’introduction à Clémentine. Mère modèle,
elle avait accepté ces cadeaux pour ne pas offenser ces dames qui seraient
devenues hostiles et dangereuses mais elle avait courtoisement averti chacune
d’elles que sa fille manquait encore de maturité et elle avait assorti chaque
refus d’une étoile précieuse. Cette coutume avait valu à Capucine le surnom de
Princesse Étoile.
Lorsqu’elle eut dix huit ans, le
jour anniversaire étant celui de la découverte au pied de l’amandier,
Clémentine la dota d’un magnifique collier fait de pierres serties empruntées
au trésor et un bracelet de même facture. Mais ce qui marqua le plus la jeune
fille fut l’accès au carnet de dessins racontant ses origines. Elle
interrogeait inlassablement sa mère pour se faire préciser chaque détail. Sa
présence mystérieuse dans le champ des étoiles était certes fabuleuse mais elle
aurait aimé connaître le visage de ses parents et la raison profonde de son
abandon en un lieu si extraordinaire.
Elle posa tant de questions que
Clémentine prit la décision de retrouver les lieux et de se livrer à une
enquête. De plus, elle ne voulait pas avouer à son adorable fille que sa maison
et sa contrée lui manquaient un peu et qu’elle souhaitait les revoir une
dernière fois. En outre, il était nécessaire de mettre de l’ordre dans ses
affaires. Les étoiles ne seraient pas inépuisables. Il serait donc judicieux de
rencontrer un notaire et de léguer ses biens à l‘enfant de son cœur.
Avant de quitter Shanghaï, elle
fit ses adieux à son unique ami. C’était l’architecte qui avait conçu et
réalisé un pont courbé à l’ancienne, en se basant sur les croquis d’un peintre
de la période impériale. Le hasard avait conduit ses pas jusqu’à ce lieu où un
être passionné livrait une bataille héroïque sur le temps et les vicissitudes
humaines.
Pleine d’émotion face à ce
courage peu commun, elle avait accepté la proposition amicale de Cheng. Buvant
du thé et grignotant des gâteaux sucrés à ses côtés lorsqu’il prenait une
pause, elle aimait jusqu’à son silence. Les oiseaux s’arrêtaient pour picorer
les miettes et les deux amis rêvaient en leur compagnie. Le jour des adieux fut
lumineux. Clémentine avait demandé à son joaillier de sertir une étoile diamant
dans une chevalière en or et d’y graver deux oiseaux, turquoise et rubis.
Cheng lui offrit en retour la
réplique miniature du pont de bois à présent achevé. En son centre, il avait
ajouté une horloge en forme de cœur. Les deux amis se séparèrent avec beaucoup
d’émotion. Au cas où Clémentine ne pourrait pas revenir dans un délai de trois
mois, Cheng était chargé de veiller sur la jeune fille.
Clémentine prépara son voyage
avec soin. Cette fois, elle prendrait l’avion. Elle attendait la réponse de
l’opéra pour retenir une date. Lorsqu’il fut établi que Capucine intègrerait
l’école de chant en qualité d’interne, Clémentine se sentit heureuse et
soulagée. Elle pouvait partir sans se faire trop de souci. La chère enfant
serait à l’abri dans cette école où elle apprendrait le métier de diva. La
veille du départ, elles se rendirent dans un restaurant réputé. On y servait
des mets raffinés issus de la Chine Impériale. Cheng était leur invité. Grâce à
sa présence, elles purent manger avec
quelque plaisir. La soirée fut belle. Cheng leur conta des légendes. Capucine
imaginait les héros cachés derrière les monticules de riz et souriait en les
traquant de ses baguettes prestes.
Les amis se séparèrent, les
larmes aux yeux. Cheng prendrait soin de la jeune fille lors des week-ends et
des vacances.
« Je ne pars pas
définitivement, affirma Clémentine. Je serai vite de retour. »
Ces paroles les hantèrent, six
mois plus tard. Aucune nouvelle ne leur était parvenue. L’avion avait cependant
atterri sans problème.
Que s’était-il donc passé ?
Une fois parvenue dans sa maison natale, Clémentine s’était empressée de la
remettre en état, dépoussiérant et nettoyant à longueur de journée. Elle fit
venir un paysagiste pour restaurer le jardin et commanda quelques travaux qui
s’imposaient. Lorsque la maison eut retrouvé son lustre d’antan, elle prépara
ses documents afin de léguer ses biens à sa fille bien aimée. Une nuit, elle
éprouva un étrange malaise. Au petit matin, elle s’éveilla, sans aucun
souvenir. Tout un pan de sa vie avait disparu. Cheng, Capucine et Shanghaï
avaient sombré dans un néant sans étoile.
Dès lors, Clémentine vécut en
autarcie dans sa maison qui lui apparaissait comme un rempart contre le monde.
Elle fit venir des éventails et des rouleaux de soie. Elle peignit
inlassablement le pont de bois de son
ami Cheng sans le reconnaître. En son milieu se tenait une jeune fille qui
avait l’apparence de Capucine. Elle regardait un oiseau qui n’était autre que
Crèvecœur.
Incapable de renouer avec son
passé, Clémentine en avait gardé des images et les reproduisait à l’infini. Une
fois décorés, les éventails déployaient leurs dessins exotiques dans des
magasins renommés. Clémentine livrait également des poupées qu’elle créait à
l’image de Capucine.
C’est grâce à ces travaux que
Capucine retrouva la trace de sa mère. Imaginez son émotion lorsqu’elle
découvrit, dans une boutique, une poupée et un éventail qui portaient la
signature de la fugitive. L’origine de ces témoins l’aida à établir un parcours
qui devait la conduire à celle qu’elle aimait avec ferveur. Cheng fut mis dans
la confidence. Il était heureux de constater, avec la présence du pont de bois,
que son amie ne l’avait pas oublié.
Profitant d’une période de
vacances, Capucine s’envola pour la France et s’établit dans les Landes, la
région d’où provenaient les deux articles. Elle s’arrêta dans un ancien relais
de poste transformé en hôtellerie de charme. Elle y prit pension, décidée à
s’informer de la richesse touristique des alentours qui l’aiderait sans doute à
localiser la maison de Clémentine. Faute d’adresse, elle se référait aux
dessins qu’elle avait réalisés avec tant de passion. La jeune fille ne manqua
pas de tenir Cheng informé de ses démarches.
En outre, le brave homme avait
accepté de garder Crèvecœur, ce dont la jeune fille lui était très
reconnaissante.
Lors d’une promenade découverte
faite en voiture qu’elle avait louée avec chauffeur, elle aperçut une maison
nichée au cœur de magnolias et de cèdres, une maison identique à celle que
peignait sa mère. Elle pénétra dans la cour, au comble de l’émotion.
Hélas ! un panneau indiquait que la demeure était à vendre. En se
promenant dans le jardin, elle ne douta pas d’être à la bonne adresse. Elle
reconnut sans peine le bosquet de bambous tant de fois dessiné par sa mère. Un
orage récent avait creusé le petit bassin en forme de jacuzzi où le
chardonneret avait fait ses ablutions, à l’origine du voyage entrepris par la
chère Clémentine. De plus, une profusion de capucines serpentait dans le jardin
d’agrément planté de rosiers et de pivoines en buissons, les fleurs préférées
de la disparue. Ce mot, disparue, sonna comme un glas. La jeune fille se
reprit. Il ne fallait plus employer ce mot mais chercher, par tous les moyens,
à retrouver la chère âme. Elle rentra au relais où elle goûta un repas tout à
fait salutaire. Elle avait besoin de mettre de l’ordre dans ses idées
vagabondes et ce lieu était idéal pour se régénérer et trouver un équilibre.
Chacun s’ingéniait, dans cette belle maison, à créer une atmosphère de paix et
de bonheur. Capucine fut plus que jamais à l’écoute de toutes les ondes que
distillait ce relais plus que centenaire.
Elle se promena dans le parc,
appréciant la profusion des arbres fruitiers et le clos où s’ébattaient poules
et coqs. Les oiseaux gazouillaient dans les feuilles. Crèvecœur se serait plu
ici ! Elle l’imagina contant fleurette à quelques mésanges et cette vision
fit naître un sourire sur ses lèvres. Se croyant à l’abri des regards
indiscrets, elle chanta.
Les oiseaux l’accompagnèrent avec
talent et, pour la première fois depuis le départ de Clémentine, elle versa des
larmes de joie. Elle la retrouverait, il le fallait ! Leur histoire ne
pouvait pas se terminer ainsi sur une énigme inachevée. A table, en souvenir de
la soirée qu’ils avaient passée avant le départ de Clémentine, elle choisit un
menu délicat. De « petites écrevisses du pays flambées à l’armagnac »
furent une entrée de choix. Un « ragoût de homard aux châtaignes cassées »
lui donna beaucoup d’émotion. Le dessert lui apporta une note originale. Il
s’agissait d’un « gâteau Russe à la pistache à la façon de
Dax. » « Cette spécialité a
été qualifiée de russe car au début du XXe siècle, les pistaches étaient
importées de Russie » lut-elle sur la carte, ce qui l’incita à choisir ce
dessert. Comme elle, il venait d’ailleurs. Ce choix s’avéra du reste excellent
car cette délicate pâtisserie était absolument délicieuse et pouvait rivaliser,
selon elle, avec son dessert préféré qui était le riz à l’impératrice.
S’agissant de l’Impératrice Tseu-hi, il n’était pas étonnant qu’un plat
évoquant sa personne fût parfait.
Dorénavant, pensa Capucine, je
pourrai associer Tseu-hi et la Russie, son ennemie. La cuisine a cette force d’unir
les gourmets sans arrière pensée. On devrait écouter son palais et ses sens au
lieu d’échafauder des mécanismes compliqués conduisant à la guerre.
Elle revint enfin sur terre,
après avoir vogué sur les effluves de la gourmandise. La maîtresse de maison
lui souhaita le Bonsoir avec beaucoup de sympathie et s’enhardit à la féliciter
pour la qualité de sa voix. Capucine rougit face à ce compliment et la remercia
pour l’offre qui lui était faite, à savoir l’utilisation d’un piano.
Avant de s’endormir, elle se
laissa envahir par une douce sensation de bien être et pensa fortement à sa
famille, composée de Clémentine et de Cheng. De plus, l’école lui manquait
infiniment. Elle décida de prendre le lendemain une option qui la conduirait à
un dénouement.
Après un petit déjeuner qu’elle
souhaita léger, elle feuilleta des revues locales et c’est ainsi que germa
l’idée qui devait la conduire au terme de son voyage.
Le relais était une étape du
fameux pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle.
Elle lut avec attention tout ce
qui le concernait et découvrit, non sans intérêt, que Compostelle signifiait le
champ des étoiles. Exactement comme le berceau de ses origines ! Elle ne
douta plus de la mission qui s’offrait à elle, réclama sa note, fit ses bagages
et prit la route après s’être débarrassée de sa malle dans une chambre d’hôtes
qu’elle loua pour la durée d’un mois. Prudente, elle confiait à la poste une
lettre dans laquelle elle relatait ses découvertes et donnait son dernier point
de chute au fidèle Cheng.
Au hasard des rencontres, elle
prit la mesure de la ferveur et de l’attente mystique qui guidaient les
pèlerins. Ils appartenaient généralement à la bourgeoisie aisée et se donnaient
ainsi une occasion d’affronter ce qu’ils croyaient être le monde et qui n’était
en réalité que la projection de leurs rêves. Capucine se faisait aussi petite
que possible lors des haltes. Des maisons d’hôtes spécialisées s’offraient aux
voyageurs fatigués.
Après un repas le plus souvent
excellent, les voyageurs redevenaient des êtres sociaux et devisaient
aimablement, renouant avec les coutumes ancestrales qui impliquaient des récits
vécus.
Chacun rivalisait dans l’art
oratoire, Capucine se contentant d’écouter toutes ces histoires, bien souvent
des morceaux de bravoure pillés dans les livres. Indulgente, elle souriait et
applaudissait, refusant de prendre son tour.
Un soir, poussée à bout par ses
compagnons, elle leur offrit un récital de sa voix d’or. Médusés par le génie
de la soprano, les voyageurs se montrèrent déférents, ce qui gêna
considérablement la jeune fille dont la modestie était sans égale. Le jour
suivant, elle préféra leur fausser compagnie, prétextant une fatigue subite qui
nécessitait l’interruption de son voyage. Enfin seule, elle chemina à son
rythme, un peu inquiète car elle connaissait mal l’itinéraire mais déterminée à
poursuivre sa quête en solitaire. Elle planta sa tente au bord d’un plateau et
s’endormit, bercée par le chant de la nuit. Durant plusieurs jours, elle
progressa ainsi, achetant dans les villages la nourriture qui lui était
nécessaire. A l’approche de la grande ville, elle sentit son cœur battre à tout
rompre. Au moment où il lui apparaissait impossible de ne pas se joindre à ses
anciens compagnons car ils étaient dans sa ligne de mire, un oiseau, le frère
jumeau de Crèvecœur pensa-t-elle, apparut dans le ciel et prit une direction
qu’elle se résolut à suivre.
Guidée par l’oiseau, elle
découvrit enfin, avec émerveillement, ce qui était l’objet réel de sa quête,
c’est-à-dire le lieu géographique de ses origines. Elle le devina, au
scintillement prodigieux du champ d’étoiles, elle avait atteint le véritable
Compostelle, celui qui échappait aux pèlerins aveuglés par la tradition et une
dose de snobisme. Un pont de bois, réplique de l’œuvre de Cheng, l’empêcha de
se brûler les pieds sur les pierres incandescentes. Au milieu du champ,
l’amandier en fleurs embaumait la plaine. Le pont s’étirait en fonction de sa
progression vers l’arbre magique dont elle avait tant rêvé.
Parvenue au but, elle effleura
doucement le visage de Clémentine, allongée sur la mousse. Son décès était
récent. Ses doigts tenaient encore le portrait de sa fille bien aimée inséré
dans un médaillon qui ne la quittait jamais. Le message était clair. Il ne
servait à rien de se livrer à des enquêtes conduisant aux secrets de sa
naissance. Clémentine l’avait aimée et lui avait servi de mère, pardon, elle
était sa mère, lui souffla une petite voix intérieure qui était celle de sa
conscience.
Les fleurs de l’amandier furent
entraînées dans un tourbillon et jonchèrent le sol, recouvrant le corps fragile
de Clémentine, parvenue au terme de son voyage. L’oiseau chanta, occasionnant
un prodige.
Capucine se retrouva couchée sur
le lit douillet de la chambre d’hôtes qu’elle avait louée avant son départ pour
Compostelle. Désormais sereine, elle fit ses préparatifs et regagna Shanghaï
avec joie. C’est là qu’était sa vie dorénavant. Cheng l’accueillit à bras
ouverts, préférant taire les questions qui l’obsédaient. Elle lui conta ses
aventures au fil de leurs rencontres qui s’égrenaient avec les rares jours de
congé que l’école de chant lui laissait. Elle intrigua beaucoup Cheng avec le
fameux gâteau russe mais ils se consolèrent en dégustant le riz à
l’impératrice. « Un jour, nous irons tous les deux dans ce relais
magique, » dit Capucine en souriant. Afin de ne pas perdre le contact avec
le champ sacré, elle prit pour nom de scène celui de Princesse Etoile et
parcourut le monde en chantant.