lundi 31 octobre 2022

Place Royale

 


Sur la place  royale de Labastide d’Armagnac, célèbre place qui, dit-on, servit de modèle à la place des Vosges à Paris, lors d’un voyage du roi de France et de Navarre Henri IV, on vit un jour arriver un carrosse d’or.

Imaginez la stupeur des habitants ! En une période de récession, voir tant d’or à la fois ruisseler de soleil sur le sol humble du petit village relevait du prodige. Et que dire des chevaux ! C’était un attelage de six juments claires dont la blondeur ajoutait une note solaire supplémentaire. Cochers et laquais en livrée chamarrée s’affairèrent autour de la personne féerique qui descendit de ce moyen de locomotion hors du temps.

Les habitués de la place royale reconnurent instantanément la fée Dragée. Ce n’était pas la première fois qu’elle venait dans leur commune et chaque fois qu’elle y passait, elle laissait de charmants témoins, des bonbonnières de dragées, des chocolats, des gâteaux qui fleuraient bon l’angélique confite, le glaçage ou la crème moka.

Cette fois, les laquais sortirent du coffre des fruits exotiques, mangues, ananas, litchis, noix de coco, grenades, clémentines et oranges et plus rares encore, des dattes et des noix enrobées dans la pâte d’amandes colorée. Plus étonnants furent des cageots dans lesquels reposaient toutes sortes de bananes, patates douces et aromates en tout genre ainsi qu'un sac de riz et, un autre de farine de manioc destinée à confectionner les délicates boulettes qui accompagneraient un plat savoureux nommé foufou.

La fée reprit sa place dans le carrosse et ajouta, avant de partir, que des cuisiniers et des décorateurs viendraient prochainement afin de préparer le festin.

Le jour J arriva, et toutes les fées habituellement conviées envahirent la place avec les lutins attachés à leur service. Soudain un gong lointain retentit et l’on vit apparaître des danseurs africains qui entrèrent immédiatement en rythme, grâce aux joueurs de djembé qui martelaient des airs tout à fait décalés dans ce lieu médiéval. « J’espère qu’il n’y aura pas de lions » dit une petite fille en frissonnant mais sa mère la rassura immédiatement en lui recommandant de bien s’imprégner de cette fête africaine qui était un présent inestimable.

Après cet intermède musical, de jeunes beautés firent leur apparition, toutes plus belles et ravissantes dans leur costume traditionnel. Inès, Estelle, Corinne, Roxane prirent place aux côtés des fées Tursan, Madiran, Saint Mont et Jurançon, les vins locaux tant appréciés dans la région, exportés dans un grand nombre de villes françaises et étrangères. La fée Armagnac se distingua comme d’habitude. Elle s’était cachée dans un tonneau et au moment où la fée Dragée, régente de la fête comme d’habitude, s’étonna de ne pas la voir, elle surgit de sa cachette, toute vêtue de voiles pourpres et or, les cheveux s’épandant en cascades bouclées sur ses belles épaules. De petites roses étaient fichées dans le creux de ses boucles, rappelant ainsi la symbolique alliance de la vigne et du rosier.

Conscientes de représenter des grands crus, les fées Saint-Émilion, Mouton-Rothschild, Graves, Sauternes, Saint-Estèphe, vêtues de robes de dentelles lie de vin, champagne et topaze couvrant des fourreaux de soies, souriaient avec une certaine retenue. Les vins qu’elles représentaient valant de petites fortunes selon les millésimes, elles prenaient des poses dont se riaient Armagnac et ses amies. « Moi, ma chère dit la belle Armagnac à son amie Cheval Blanc, on exporte mes eaux de vie en Chine et croyez-moi, c’est un marché difficile à capter. Ces messieurs de Chine ne se laissent pas séduire facilement. Il leur faut des garanties, des promesses pour les aider à implanter de belles vignes dans certaines régions sous le sceau du secret. Mais je vous distrais, chère amie, goûtez ces boulettes de manioc fondantes à souhait. Ce plat traditionnel africain, absolument délicieux, nous change des sempiternels sangliers cuits à la broche, avec une farce aux raisins de Corinthe. Peut-être y reviendrons-nous l’an prochain mais en attendant, régalons-nous de ce foufou, tout à fait exquis et si différent de ce que nous mangeons habituellement ». En parfaite excentrique, Armagnac se tut et but à longues gorgées des jus de fruits où dominaient les saveurs de la mangue, du citron vert et de la clémentine venue de Corse.

Les lutins de ces dames féeriques apportèrent de petits verres glacés. Il s’agissait du célèbre trou gascon fait d’une larme de Folle Blanche, de glace pilée et d’un soupçon de fleur d’oranger. Cela facilitait la digestion selon les anciens, à condition évidemment de ne pas en abuser.

Chacun se régala de cet intermède. Puis les tables furent poussées et débarrassées prestement des denrées dont tous s’étaient régalés. La fée Dragée agita le voile bleu qui lui servait d’écharpe et des violonistes apparurent en donnant le signal d’un bal inédit. Les couples se formèrent et se laissèrent aller au charme de la valse, du quadrille et de la mazurka. Pour faire bonne mesure, en l’honneur des invités, venus d’Afrique, il y eut des danses martelées par des musiciens où était apparue la vie pour la première fois dans l’histoire des hommes.

Des couples mixtes se formèrent. Certaines fées ne furent pas insensibles à la beauté et à la souplesse de ces cavaliers à la fine taille et aux mains si douces. Il leur semblait se plier à des hommes-fleurs au sourire si différent de celui des princes qu’elles croisaient d’habitude. Pas de lèvre orgueilleuse ou sarcastique, c’étaient de jolis sourires qui venaient des origines du monde.

Néanmoins, Dragée veillait à la bonne tenue de ces dames. Trouvant que certaines beautés se laissaient un peu trop aller au charme et à la séduction de leur cavalier, elle agita à nouveau son voile. Les musiciens disparurent, les tables furent à nouveau dressées prestement.

Avant l’apparition des desserts, de merveilleux gâteaux de riz caramélisés servis avec des coupes de crème anglaise, des tourtières du pays et de succulentes salades de fruits, la fée Dragée ordonna que l’on remette sans tarder les cadeaux de bienvenue à leurs hôtes. Il s’agissait de riches coupons de dentelles anciennes et de bonbonnières en cristal de roche emplies de dragées pour contribuer à la joie de tous. Après ce beau cadeau signé Dragée, Armagnac fit porter de gros ballots de soie venus de Chine, des coupons de satin et, vignoble oblige, des carafons d’un Armagnac vieilli, à la robe ambrée. Les fées Tursan, Saint-Mont, Jurançon, Pacherenc, Madiran offrirent des cubitainers de leurs meilleurs crus. Quant aux fées de prestige, Saint-Émilion et ses sœurs, elles furent généreuses tout en signalant que ces grands vins ne devaient pas être galvaudés et qu’il fallait, comme pour tout alcool, boire avec beaucoup de modération.

De son côté, la délégation africaine réservait quelques surprises à leurs hôtes. Chaque fée reçut un boubou de fête, des bijoux artisanaux qui étaient absolument merveilleux et pour faire bonne mesure un petit sac empli de pépites d’or et de diamants. Le chef de la délégation parla à l’oreille de Dragée. Un rossignol colporta la bonne nouvelle : en cette période de récession, l’Afrique se portait garant de l’Europe. « Nous n’oublions pas tout à fait les méfaits de l’esclavage et de la colonisation mais nous savons trier les bons épis de l’ivraie. Nous sommes reconnaissants envers les penseurs et les écrivains qui ont pris la défense des peuples opprimés et c’est pour eux que nous apportons cette aide, avec cette seule recommandation : méfiez-vous des banquiers ! Comme pour l’alcool, il faut en user avec modération ! ».

Les habitants de Labastide d’Armagnac qui avaient festoyé sous les arcades furent invités à participer au ban final. Il y eut un échange de récompenses. On écouta ensuite chanteurs locaux et conteurs qui émerveillèrent grands et petits. Quant à ces derniers, ils s’endormirent sur les genoux de leur mère, des paillettes d’or dans les yeux. Le lendemain, sur la Place Royale, il ne restait de cette mémorable fête que des traînées de poudre de cacao et de petits sillons où affleuraient quelques minuscules diamants oubliés sans doute à bon escient au bénéfice des petites gens chargées du nettoyage.

Puis la vie reprit son cours mais chacun eut à cœur de remercier la vierge d’ébène qui rayonnait gravement dans la très belle église du village.

Place Royale, garde vivace le passage de nos amis d’Afrique et exhale, de temps à autre, les parfums de cette fête mémorable !


Lettre à Petit Jour

 


 

Mon cher fils, j’ai éprouvé de véritables moments de bonheur en concevant les contes. Je les ai écrits pour toi. J’espère que tu les liras avec plaisir et qu’ils compenseront mon absence. J’aimerais rester toujours à tes côtés et te voir grandir jusqu’à l’âge d’homme en compagnie de ta maman que je chéris fortement mais je sais qu’un jour je devrai assumer mon destin et vous quitter, pour mon plus grand chagrin.

Je suis né sous une étrange étoile. Ma mère, la reine Diamant a dû me confier aux flots. Je suis arrivé dans une nacelle, richement vêtu de dentelles et de la laine la plus fine, sur un nid de rubis en un lointain rivage où régnait le terrible Griffe d’Argent, une créature qui tenait de l’homme et de l’ours, sans nom. Griffe d’Argent, sensible à l’éclat des rubis et à mon teint frais me nomma Flamboyant et sans rien savoir des circonstances de ma naissance, me fit donner la meilleure éducation de son royaume.

J’appris à monter à cheval, à tenir une épée et à combattre mais aussi à lire, écrire, compter et étudier les langues anciennes et modernes, à philosopher également.

Puis lorsqu’il estima que je savais tout ce qu’il était possible d’apprendre dans les livres et dans une salle d’armes, il m’envoya à la recherche de mon destin. Je finis par faire la connaissance de ma mère, la reine Diamant, belle et sage et apprendre le secret de ma naissance. Je t’épargne les détails, cher enfant mais sache que ma mère ne m’avait éloigné que pour mon bien. Quant à mon père, il s’agissait hélas ! d’un monstre humain sans cœur nommé Malforza. La rencontre de ma mère et de cet être maudit n’était pas de nature amoureuse mais bien le résultat d’un fait de guerre. J’appris peu à peu que ma route semblait tracée et que l’on attendait de moi l’exécution du tyran. Dès lors, tous mes efforts consistèrent à ourdir des plans guerriers pour que le royaume de ma mère retrouve la sérénité.

Les rubis de mon berceau provenaient du sang de ma grand-mère, exécutée par un tyran sanguinaire de la lignée des Malforza. Ils possèdent des vertus magiques. J’en ai déjà fait usage avec discernement. J’en laisserai une poignée à ta mère lorsque je partirai. De cette manière, vous pourrez lutter contre les forces du mal. Après avoir exécuté des plans guerriers, j’ai eu l’impression de devenir aussi nuisible que le tyran dont je voulais me défaire. C’est pourquoi j’ai fui la cour de la reine afin de retrouver le jeune homme pur que j’étais autrefois. C’est ainsi que j’ai rencontré ta chère maman et qu’elle m’est apparue comme le cadeau le plus précieux de ma vie. Ensuite tu es venu au monde, si beau, si charmant que nous n’avons pas pu te nommer. Nous t’avons appelé Petit Jour en attendant le nom définitif.

Dans la mesure où je suis à présent contraint de repartir au combat, j’ai décidé de te donner deux noms en espérant que tu n’en porteras qu’un, le second. Le premier est Soleil d’Or. J’ai choisi ce nom pour être celui que tu porteras dans les batailles, si tu es contraint de passer par cette pénible épreuve. Porté par mille poitrines haletantes, ce nom éclatera comme un chant de victoire et te donnera la force nécessaire de tailler sans merci les monstres venus troubler la quiétude d’un royaume aux valeurs éprouvées.

Aussi beau qu’il soit, je souhaite ardemment que tu ne portes jamais ce nom et qu’il te suffise d’être nommé Aymery, prénom que je trouve aimable et avenant, bon pour un temps de paix.

Tu te demanderas sans doute en lisant cette lettre pourquoi j’ai tant guerroyé puisque je prétends ne pas aimer la guerre. C’est très simple, mon fils. La guerre est la pire invention humaine. Souvent, on s’y laisse prendre parce que votre entourage vous y pousse. On prétend qu’il n’y a pas d’autre issue, que cette guerre est juste et qu’il faut la conduire jusqu’à la victoire. Mais une fois qu’on arrive sur le champ de bataille, on est écœuré par l’odeur du sang et la vue des cadavres. Néanmoins on n’a pas le temps de philosopher. Devant soi, il y a des êtres venimeux qui ne pensent qu’à vous abattre. On est donc obligé d’agir de la même façon si on veut rester en vie. Bien sûr, il y a tout un décorum propice à vous donner du courage, des oriflammes brodées par les dames, une belle armure, des armes affûtées et les fameux vivats exprimés pour donner courage aux princes. Me concernant, c’était « Flamboyant le Magnifique » et tous ces cris poussés avec ferveur donnaient des ailes. Ensuite, lorsqu’on revenait à la nuit tombée sur le champ de bataille, on entendait le murmure des mourants et l’on voyait, à la lueur du soleil couchant, un amoncellement de cadavres, hommes et chevaux réunis dans la mort et je peux t’assurer que le souvenir glorieux d’un nom prononcé avec ferveur pour conduire à la victoire se désagrégeait pour flotter sur la terre comme un chant de malheur.

La guerre n’est jamais juste, mon cher enfant, puisqu’elle conduit irrémédiablement des êtres à mourir avant leur heure. Néanmoins que faire lorsque des êtres féroces décident de tuer des innocents pour le plaisir ou pour s’emparer de leurs richesses ? Je te laisse ce paradoxe pour la méditation.

Comme j’aimerais rester à tes côtés pour débattre de tous les mystères du monde. Mais le temps m’est compté. La reine m’a fait parvenir un destrier, preuve que je dois rejoindre son royaume pour en finir avec le tyran qui, m’a-t-on dit, fait tuer çà et là de pauvres familles travaillant dans les forêts et dans les champs.

Je dois partir, laissant derrière moi les amours de ma vie.

Adieu, cher enfant, je t’emporte dans mon cœur !

            Ton père Flamboyant, dit le Magnifique.



 

dimanche 30 octobre 2022

Mémoires d'une 2 CV


Je suis née en 1953 après la mort de Staline. Mon propriétaire m’avait achetée sans les finitions pour que cela coûte moins cher. Les circuits électriques ont été faits chez un artisan mécanicien. En ce temps là, certaines voitures tenaient plus du meccano que de la mécanique achevée. Il y avait une petite fille qui m’aimait beaucoup. Elle connaissait ma plaque numérologique par cœur 6872 BA 59. Lorsqu’on me l’avait posée, j’avais ressenti une sorte de coup de pied de cheval, un peu comme si l’on m’avait ferrée. À présent, je n’avais plus qu’à exécuter mon office, faire des trajets. La petite fille avait peur lors de ces voyages. Il faut avouer que son père faisait parfois de terribles embardées. Quant à son grand frère, il ne m’aimait guère et ne se gênait pas pour me le dire, me surnommant Trottinette ou Rossinante. Je les ai pourtant conduits de Douai à Cauterets et j’ai même poussé une pointe jusqu’au pont d’Espagne. Que demander de plus à une brave 2 CV qui restait impassible lorsqu’elle était huée par des anglais ou de riches français ? Dame, je montais les côtes en première et s’il m’arrivait de caler, le conducteur s’emparait de la manivelle pour me remettre en marche !

La petite fille a grandi, son père a amélioré sa technique et je les ai emmenés fièrement dans l’hexagone. Parfois je subissais des sévices de la part des enfants dont les pères roulaient en Studebaker ou en Citroën traction avant 11 ou 15 chevaux. Mes 2 CV ne pesaient pas lourd face à ces tortionnaires issus de la famille. Ils s’en donnaient à cœur joie, me faisant bondir sur mes quatre roues en appuyant de toutes leurs forces sur mon capot. J’étais un objet de risée, moi qui rendais tant de services ! C’est ainsi que mon propriétaire céda à la tentation de renoncer à moi et de choisir une belle Panhard chromée.

Je fus vendue sans état d’âme à un ouvrier qui prenait sa retraite et qui me considéra comme une aubaine. Personne ne se moqua de moi et je vécus heureuse jusqu’à la mort du brave homme.

De temps à autre, je croisais la Panhard. La petite fille n’avait pas oublié mon numéro d’immatriculation et m’envoyait des baisers. Sa fidélité me faisait plaisir. Je savais bien qu’elle ne m’aurait jamais vendue et que j’aurais vieilli sans souci dans son jardin. Hélas ! ma destinée était tracée autrement. Les humains ne sont pas les seuls à perdre la mémoire lorsqu’ils se sentent délaissés. Je me suis endormie dans une casse où les héritiers de l’ouvrier m’avaient conduite. Combien de temps y suis-je restée ? Je n’en sais rien. Par contre, je n’ai pas oublié les paroles qui m’ont tirée de ma langueur : « Marcel, viens voir. J’ai trouvé ton bonheur ! » Ton bonheur ! Était-il possible que je sois qualifiée de bonheur, moi la paria dont plus personne ne voulait ? Eh bien oui, c’était bien de moi qu’il s’agissait. «  C’est un petit bonheur que j’avais rencontré un beau soir en été tout au bord du fossé ».

La petite fille chantait souvent ces paroles lors des grands voyages en été et je me sentais très fière car je pensais que c’était de moi qu’il était question ! petit bonheur, c’était mieux que Rossinante ou Trottinette ! Le dénommé Marcel n’a pas chanté mais il m’a longuement examinée et palpée. « Ira-t-elle jusqu’à Pékin ?»  murmura-t-il sentencieusement. Pékin ! Quelle aventure ! La fabuleuse route de la soie ! J’en avais entendu parler par des consœurs qui me racontaient leur Croisière Jaune avec fierté. Quelle joie si une telle chance m’était réservée ! Je pensai à la petite fille qui aurait certainement aimé aller sur les traces de Marco Polo. Mais je calmai les battements du moteur engourdi que Marcel écoutait avec la même attention que s’il avait été au chevet d’une moribonde. Je n’étais pas encore partie ! Il fallait au moins qu’il m’emporte loin de toutes ces carcasses défaillantes. Enfin, il rendit son verdict, marchanda longuement avec le propriétaire des lieux et me fit emmener par camion jusque dans son garage où il m’installa jalousement. Marcel était toujours de bonne humeur. Clefs à mollette, ustensiles en tout genre étaient les jouets favoris de ce grand enfant qui n’avait pas voulu renier les rêves du petit garçon qu’il avait été. Avec des gestes soigneux et mesurés, il appuyait là où ça faisait mal et réparait promptement les outrages du temps. Lorsqu’il s’était dépensé sans compter, il caressait amoureusement mon capot en me faisant cette confidence : « A présent, ma belle, il faut que je retrouve ma blonde ! » et il partait en sifflotant. « Auprès de ma blonde. » J’aimais ce contact, les chansons. La joie de vivre m’était rendue.

Enfin le grand jour arriva : j’étais enfin redevenue une belle voiture, pimpante, pleine de charme, prête à conquérir Pékin. Marcel organisa une grande fête avec ses copains. Chacun vint m’admirer. Les cadeaux pleuvaient, un plaid pour les sièges, une boite au contenu électrique allant de la paire de ciseaux à la brosse à ongles surplombant une réserve de savon noir, des objets kitchs qui faisaient la joie de la blonde qui ferait elle aussi partie du voyage.

C’était une fée du logis à qui rien n’échappait et elle réussissait à mettre le maximum d’objets utiles dans le minimum de place, faisant de moi une adversaire de la Rolls Royce en ce qui concerne le contenu et la propreté étincelante.

Marcel embrasse sa blonde et me fit faire un galop d’essai. J’étais émue comme une communiante. Certes j’aurais préféré une tête à tête avec Marcel. Etait-ce de la jalousie ? Je n’aimais pas beaucoup sa blonde qui trouvait un prétexte pour l’emmener loin du garage et de moi, la perle de ses yeux. Mais il faut que je lui reconnaisse un talent, celui de me rendre aussi belle qu’un bijou. Au passage d’une flaque d’eau, je pus admirer son joli coup de pinceau. J’étais devenue un bouton d’or mécanique. Si grande était ma beauté que je faillis en faire une embardée mais je me retins à temps. Surtout ne pas mécontenter Marcel ! S’il lui venait l’idée de renoncer au voyage, c’en était fini de mes rêves et de la route de Marco Polo dont j’avais tant entendu parler par mes sœurs de la casse. A les en croire, ce Marco Polo était un Vénitien qui avait, très jeune, accompagné sa famille, des marchands. Ils avaient mis trois ans pour arriver à Pékin par la route. Pour le retour, bien des années après, fortune faite et désirs de gloire en perspective, le marchand vénitien avait pris la mer pour revenir en sa terre natale. Il avait laissé aux Vénitiens incrédules le récit de son séjour sous le titre de Livre des Merveilles. Tous avaient cru à des contes de fées tant certaines réalités de l’empire chinois paraissaient incroyables, au hasard le billet de banque, la poudre à canon et tant de « merveilles » que les vénitiens, au lieu de s’étonner de l’avance prodigieuse de ce pays lointain, avaient cru aux talents mystificateurs de son auteur. Par la suite, la route de la soie fut empruntée grâce à un subterfuge qui réduisait les sept mille kilomètres du trajet. Les caravanes partaient de chaque côté chargées de marchandises et se retrouvaient à mi chemin pour procéder aux échanges.

À ce point de mon discours, je fis une embardée qui irrita Marcel, ce que je redoutais au plus haut degré. Être jugée incompétente et ne pas franchir la ligne de départ, quelle honte !

Fort heureusement, la blonde m’épargna cette avanie suprême en déclarant qu’un hérisson avait traversé la route et que je n’avais sans doute pas voulu l’écraser. Comme Marcel était avant toute chose un grand enfant, il fut sensible à cet argument un peu tiré par les cheveux, il faut bien le dire, et me murmura quelques mots pour me redonner du courage : « Tu as peur, Bouton d’Or mais tu ne sais pas encore où je vais te conduire ». J’aurais voulu lui dire que je connaissais parfaitement par oui dire les aléas de la route que nous allions emprunter mais je jugeai souhaitable de m’en tenir à mes fondamentaux, en l’occurrence la fiabilité de ma monture.

Après cet essai déterminant, il y en eut d’autres et le grand jour arriva. J’étais belle, je sentais la citronnelle et la Blonde arborait une magnifique tenue saharienne. Sans doute troquerait-elle ces vêtements pour de jolis tissus soyeux à son arrivée à Pékin. Marcel attendit le signal et embraya joyeusement en klaxonnant avec frénésie. Il se trouva dans le peloton de tête. Il me suffisait de me laisser manœuvrer, ce que je faisais avec joie. Beaucoup de bitume au départ, des villes où l’on se ravitaillait avec bonheur puis vint celle qu’on attendait et qui rendait l’aventure aussi belle, un semblant de piste. Marcel n’avait pas son pareil pour naviguer. La copilote était très efficace. Avec le sourire, elle donnait quelques indices précieux et nous trouvions tout de suite le bon créneau. Vinrent aussi les feux de camp. Viandes grillées et chaudronnées de semoule constituaient l’essentiel des repas pris avec gravité. Chacun était heureux de faire une pause, loin des soubresauts infligés par la route. Mais ce qui m’émerveilla le plus, ce furent les veillées. Une conteuse vêtue d’une longue robe bleu nuit brodée de paons ou de dragons crachant le feu, prenait la parole et plongeait son auditoire dans un univers magique. Les contes s’égrenaient au fil des heures comme l’éclosion accélérée de fleurs de lotus. Il s’agissait toujours d’incroyables histoires d’amour. Quant à moi, j’attendais un conte où je me serais insérée comme l’une de ces précieuses fleurs dont on parlait souvent. Un soir, je fus comblée car une princesse Bouton d’Or fit son apparition. Ses babouches étaient ornées de diamants et son sourire lumineux irradiait le cercle. Ce soir là, Marcel effleura mon capot avec douceur et murmura « Ma chère Bouton d’Or, toi au moins, je sais que tu me seras fidèle jusqu’à la mort, même si je ne suis pas un prince et même si mes jours sont comptés » puis il partit à pas feutrés rejoindre sa blonde qui était seule à pouvoir l’aimer. Je rageai à cet instant de n’être qu’un tas de ferraille et de ne pas pouvoir me métamorphoser. Les crapauds se muaient en princes. Pourquoi ne pourrais-je pas, à mon tour, devenir cette princesse Bouton d’Or dont tous les princes rêvaient d’enlever les babouches, métaphore pudique de la conteuse qui se refusait à donner dans l’érotisme ? Au moment où je laissais vagabonder mon imagination, je ressentis une vive douleur. Je voulus appeler au secours mais mon klaxon était bâillonné. Je me sentis dépecer à vive allure. Des voleurs ! Certes, je ressentais une sorte de fierté. J’avais donc de la valeur ! Mais, parallèlement, je souffrais atrocement car des mains expertes déboulonnaient et désossaient la carcasse de ce qui avait été le chef d’œuvre de Marcel. Je me consolai en pensant que, comme dans les contes, il y aurait une issue favorable pour moi. Marcel ne pouvait pas ainsi m’abandonner et renoncer à entrer dans la capitale, Beijing nom actuel de Pékin, dans sa petite Bouton d’Or. Je tentai de pousser un dernier cri de désespoir mais ce fut en vain et je m’évanouis de tristesse.

Lorsque je repris connaissance, j’étais remontée et décorée de guirlandes de fleurs. Cet indice me réconforta. On ne me voulait pas de mal ! Puis je vis arriver un petit homme souriant, vêtu d’une longue robe orange ; ses amis le nommaient Petit Lotus. Je compris alors que je représentais un cadeau. Petit Lotus passa ses longs doigts effilés sur mon capot impeccablement lustré et je sentis alors passer un frisson, celui de l’amitié. Marcel avait une conduite sportive. Petit Lotus me manipula avec tant de douceur que je me sentis fondre. Marcel aimait les grands espaces, la vitesse, la compétition, Petit Lotus se contentait de visiter les habitants éloignés du monastère. Il leur apportait nourriture et réconfort. Une nouvelle vie commença ainsi pour moi et graduellement j’oubliai ce qui avait constitué l’essentiel de ma vie.

Pas de blonde dans l’univers de Petit Lotus. Il n’aimait que la méditation et le service accordé à autrui. Il prenait soin de moi, ne laissant à personne le soin de me laver et d’entretenir la mécanique qui me maintenait en vie.

Les années passèrent ainsi. J’étais toujours ravie de participer aux raids salvateurs organisés par Petit Lotus. Nous nous félicitions de voir une dame âgée retrouver un minimum de vitalité grâce aux soins dispensés par celui que je considérais comme un ami véritable. Les enfants m’adoraient. Pour eux, j’étais la représentation magique des pouvoirs de Petit Lotus qui leur assurait la subsistance grâce aux sacs de riz et de thé donnés à la famille. De plus, Petit Lotus avait toujours en réserve des jouets et des gâteaux sucrés dont ils raffolaient. Lorsqu’ils s’échappaient tenant dans leurs menottes les trésors de l’enfance, je voyais naître sur le beau visage lisse de Petit Lotus un sourire qui éclatait comme un soleil.

Et puis, un jour, le drame arriva. Nous fûmes attaqués par des bandits qui apparemment en voulaient à la vie de Petit Lotus. Je ne les intéressais pas. Ce qu’ils voulaient, c’était la mort de cet homme si gentil. J’avais vu des inscriptions sur la route mais n’en connaissais pas la signification. Une lutte interne secouait le monde dont Marcel et ses amis s’étaient fait un eldorado. J’essayai de m’emparer de la manivelle et de frapper ces sauvages qui ne savaient pas reconnaître l’humanité et la quasi sainteté de mon ami mais ce fut en vain. Petit Lotus piqua du nez sur le volant comme un pantin ensanglanté. J’appelai au secours. Lorsque les premiers hommes apparurent il était trop tard. L’âme de Petit Lotus s’était envolée dans la vallée.

On se consulta pour savoir ce qu’il fallait faire de moi. Brusquement il y eut un grand silence. Tous les amis de Petit Lotus s’étaient regroupés et venaient de chasser les assassins. Ils étaient en haillons mais tout à fait déterminés à mourir pour celui qui les avait tant réconfortés. Ce fut la débandade dans les rangs des assassins. Les amis de Petit Lotus s’emparèrent de son corps martyrisé avec infiniment de tendresse et partirent lui rendre les derniers hommages. Quant à moi, je fus lavée consciencieusement. On me fleurit de couronnes de fleurs blanches et un audacieux prit le volant pour me reconduire au monastère. Les bonzes prièrent pour le passage de Petit Lotus dans l’harmonie céleste et décidèrent qu’il fallait me rendre à mes amis.

C’est ainsi que bichonnée et fleurie, je me retrouvai sur le passage de la fameuse route de la soie dans un caravansérail de voitures enluminées de logos. Moi, j’arborais l’estampille du monastère et le nom de Petit Lotus en chinois, ce que personne ne put déchiffrer.

Un cri retentit : « Mais c’est Bouton d’Or ! Je la reconnais malgré son déguisement ». Une voix juvénile, pas celle de Marcel hélas ! mais celle d’un élève en mécanique. J’appris ainsi que Marcel avait délaissé la route de la soie et qu’il était partit avec sa blonde dans un pays fabuleux, le royaume du Maroc.

Il s’était installé à Agadir et avait fréquenté les pêcheurs locaux pour se refaire une vie d’aventures. Petit Louis, tel était le nom de mon nouveau mentor, - j’étais décidément abonnée aux « Petit » -, s’accorda avec son passager pour une séparation à l’amiable. Il prit mon volant avec tendresse et ce fut le signal du départ. Il s’agissait du retour. Cap vers Bordeaux, la ville qui sourit aux aventuriers, aux créateurs et aux rêveurs. Parvenus à bon port, nous fîmes une balade mémorable sur les quais réhabilités et rendus aux citadins en mal de flânerie.

Les allées de Tourny n’eurent bientôt plus aucun secret pour moi. Petit Louis avait réussi à trouver un logement qui impliquait une place pour moi dans un parking protégé. Il me bichonna, m’enleva tous les logos qui encombraient mon habitacle et me repeignit aux couleurs de l’azur.

J’étais heureuse de la métamorphose. Plus de Bouton d’Or et surtout au diable les souvenirs qui me ramenaient sans cesse à l’image de Petit Lotus baignant dans son sang ! Plus de pistes, la ville avec toutes ses tentations et ses beautés ! Petit Louis menait  de front des études universitaires dans le domaine de l’histoire et une multitude de petits jobs qui lui permettaient de vivre. Grâce à moi, il envisageait de se débarrasser de travaux pénibles. Avec une autorisation qu’il espérait ardemment, il pourrait conduire des touristes âgés à l’opéra, emmener de vieilles dames aux points de ventes dont elles avaient besoin. Bref, l’aide à la personne était son créneau. Il comptait beaucoup sur l’effet émotionnel causé par la vue de cette voiture mythique des années 50 pour emporter le marché sur un concurrent au volant d’une voiture japonaise ou française montée à l’étranger. Le patriotisme des personnes âgées n’était pas une illusion. Doté d’une intuition commerciale, cet amoureux de l’art espérait pouvoir s’offrir un confort immédiat et peut-être si tout allait bien pouvoir envisager d’entreprendre des voyages à l’étranger qui l’aideraient à approfondir sa culture. Un stage chez un mécanicien l’avait conduit à ce Paris-Beijing grâce auquel j’avais eu la joie de le rencontrer.

L’autorisation arriva enfin et ce furent les premiers pas de ma vie touristique. Notre premier client était un homme d’un certain âge qui souhaitait dîner Au Chapon Fin, restaurant célèbre de la ville où Sarah Bernhardt avait sa table. Petit Louis  parvint à se garer et conduisit à bon port cet homme qui éprouvait une véritable joie enfantine à assister au ballet des serveurs et des sommeliers glissant avec aisance dans une salle délicieusement rococo où l’on servait des plats raffinés ; Le dîner dura deux heures. Pendant ce temps, Petit Louis relisait ses notes car des examens partiels se profilaient à l’horizon et il se devait de les réussir. Prévenu par portable que son client l’attendait dans le salon du restaurant, il courait le chercher et hop ! cap sur la maison de ce retraité de la finance.

Les courses se multiplièrent par la suite. Petit Louis était apprécié pour sa ponctualité et sa gentillesse. Quant à moi, je devenais graduellement une véritable star. Il est vrai que Petit Louis m’entretenait soigneusement. Pour circuler, se rendre à ses cours ou faire ses achats, il utilisait les moyens mis à la disposition par la ville, le tramway ou les voitures de location. Il acheta une bicyclette et sillonna la ville en pédalant fermement. De mon côté, je me reposais, attendant avec impatience la prochaine sortie.

Un jour, une vieille dame donna une adresse qui nous devint vite familière : 17, rue Beaubadat. Elle allait prendre le thé avec un ami poète qu’elle connaissait depuis trente ans. Ils échangeaient poèmes et madrigaux tout en se régalant de cannelés et de petits sablés. Ce rendez-vous nous apporta diversité et rentabilité. Il arriva cependant que notre fidèle cliente revienne bredouille de son jour de bonheur : on avait emmené le vieil homme dans une clinique.

À partir de cette date funeste, le 17, rue Beaubadat fut rayé de nos tablettes. Par contre, Petit Louis s’ingénia à réconforter la poétesse désespérée. Il se proposa de l’emmener gratuitement à l’opéra pour combler la brèche sentimentale causée par la maladie de son ami. Elle n’eut plus aucune nouvelle car la famille composée d’héritiers vigilants la chassa définitivement de l’entourage du patient. Elle perdit sa trace et dut se résigner à envisager sa vie sous un autre angle. Elle fut reconnaissante vis-à-vis de Petit Louis et fit de lui son légataire. Ce qu’ignorait la famille du poète, c’est qu’elle était très riche et n’avait jamais envisagé de profiter du désarroi du vieil homme pour s’emparer de sa fortune. Elle vivait très modestement, attachait peu d’importance à l’élégance et ne parlait jamais d’argent, ce qui apparaissait pour le moins suspect.

À partir de cet instant inespéré, Petit Louis renonça à ses sorties nocturnes. La fortune de Mamie Louise le mettait à l’abri du besoin. Il envisagea alors de changer d’appartement. Il apparut clairement que je ne pouvais plus lui suffire. Une voiture de marque était à sa portée. Il me tint un long discours pour me préparer à la vente. C’était pour mon bien, me disait-il. Il me fallait quelqu’un à qui je puisse réellement rendre service. Je ravalai mes sanglots et me carrai bravement sur mes roues.

J’espérais simplement ne plus avoir affaire à quelqu’un qui m’emmène sur la piste. Plus de rallyes, par pitié !

Ce fut un défilé constant de pseudo acheteurs, mi-voyeurs, mi-collectionneurs. Je me souvins que Bordeaux était un port négrier jadis car ces malotrus n’hésitèrent pas à me palper, allant jusqu’à faire résonner ma tôle pour vérifier son authenticité et sa résistance. J’eus droit au supplice de la manivelle, juste pour voir et je dus emmener ces monstres faire le tour de quartiers patibulaires où Petit Louis ne m’avait jamais emmenée. Je craignais par-dessus tout que ces voyous ne m’embarquent ni vu ni connu, laissant Petit Louis assommé ou pire encore baignant dans son sang comme mon bien aimé Petit Lotus. Ce n’est pas lui qui m’aurait vendue au plus offrant. Il me prêtait une âme. J’étais son amie et seule la mort nous avait séparés. Mes larmes ruisselaient sur le pare-brise que les essuie-glaces nettoyaient à grand peine. Cependant, il faut rendre cette justice à Petit Louis: il m’épargna le pire. Un amateur de pièces détachées offrait un bon prix pour me désosser et m’emporter pour les besoins des rallyes. La piste me rattrapait ! Mais Petit Louis refusa tout net, se faisant un ennemi de cet homme qui lui promettait pourtant son rêve, une jaguar d’occasion remise à neuf. J’en pleurai de tendresse retrouvée. Et puis vint le grand bonheur ; une petite voix argentine s’écria un soir de visite : « Mais je n’en crois pas mes yeux – 6872 BA 59. Yannick, mon petit, ta mamie a retrouvé la voiture de son enfance ». La petite fille de jadis qui égrenait les grains de son chapelet sur la route m’avait croisée à nouveau sur son chemin. « À nous Saint Jacques de Compostelle ! » me dit-elle. Elle se fit confirmer par le vendeur que j’étais capable d’aller jusque là et m’acheta sans discuter, visiblement comblée.

Le petit fils prit le volant et démarra joyeusement sans que Petit Louis ait eu le temps de me tenir un discours d’adieu.

Les dieux étaient avec nous. Ses études étaient assurées, son avenir aussi et moi, je bouclais la boucle de mon destin.

Après ce beau voyage, je suis revenue dans le village natal de mon amie et j’y suis encore …..  

     

 

        

 


 

La princesse Etoile

 

C’est en voyant un chardonneret s’ébrouer dans un jacuzzi improvisé dans le rideau de bambous que Clémentine prit la décision de partir au-delà de la colline pour découvrir le monde. Elle revêtit une cape, chaussa des bottillons solides, prit sa canne et ferma la porte. En  route pour l’aventure ! Elle marcha jusqu’à ce que son corps se brise. Elle chercha en vain un abri pour la nuit. Comme Jean Valjean se dit-elle ! Mais y aura-t-il, pour moi, un évêque compatissant ? Toutes les églises sont fermées à présent, de crainte que des voleurs n’emportent les reliques et les présents des pèlerins.

Le porche du village où elle s’était arrêtée était curieusement accessible et elle entra dans la nef, sous la voûte dupliquée des cieux. Elle était en forme de carène et c’est sur ce voilier improvisé que Clémentine s’envola. Des oies formèrent le triangle pour l’accompagner et c’est ainsi escortée que Clémentine vogua à l’aventure, s’en remettant au destin.

Après des jours et des jours de voyage, elle découvrit au loin un immense scintillement. C’était un champ d’étoiles, un second Compostelle pensa-t-elle mais il n’y avait au milieu du champ qu’un gigantesque amandier. Elle ordonna à son équipage d’y faire halte. Bercée par le bruissement des feuilles, elle s’endormit. Au lever du jour, elle fut éveillée par des vagissements. Enveloppée dans des langes de laine et reposant dans un berceau d’osier, une ravissante petite fille criait sa détresse. Clémentine récolta des amandes, les concassa et se mit en devoir de les pilonner afin d’en récolter un liquide énergétique. Elle plaça le brouet obtenu dans un mouchoir de soie et concocta un simulacre de tétine que l’enfant suça avec appétit. Bientôt repue, elle s’endormit, laissant Clémentine dans l’expectative. Au terme de sa réflexion, sa décision était prise, elle élèverait l’enfant. Elle commença par lui donner un prénom, Capucine, puis elle observa le champ avec intérêt. Les étoiles aperçues la veille s’étaient  transformées en fleurs figées dans des matières précieuses, argent, or et pierres fines. Elle en ramassa à pleines poignées, se réjouissant de pouvoir mener son entreprise à bon terme. Les pieds de l’enfant étaient si petits, lui rappelant ceux de Cendrillon, qu’elle ne douta pas de devoir se rendre en Chine, pays originaire du conte. Pour ce faire, il lui fallait de l’argent et le champ lui en avait rapporté plus qu’elle ne l’aurait souhaité dans ses rêves les plus audacieux. Shanghaï, le nom de sa destination, lui vint aussitôt. C’était la ville à la mode. On y trouvait des restaurants gourmands à la française ; des tournois renommés, dont un consacré au tennis, attiraient les foules occidentales avides de plaisir et d’exotisme. Ce n’est pas pour ces raisons futiles que Clémentine choisit la ville. Elle pensa que l’éducation de Capucine serait simplifiée dans une ville cosmopolite et que, de cette manière, elle choisirait un métier qui la mettrait à l’abri des indiscrets et des êtres malfaisants. Elle indiqua le nom de la ville où elle souhaitait se rendre à son équipage mais les oies crièrent dans leur jargon qu’il leur était impossible d’aller si loin. Elles la déposèrent avec l’enfant dans une ville portuaire où elle pourrait embarquer. Après avoir remercié ses compagnes de voyage en les régalant de figues, Clémentine changea quelques fleurs en billets, fit des emplettes pour l’enfant sans omettre de choisir pour elle une tenue de voyage qui lui donnerait une allure respectable, resta le temps nécessaire pour obtenir papiers d’identité et visas. Il lui fut facile de prouver que Capucine était sa fille tant leur ressemblance était frappante. Elle invoqua le brigandage pour justifier la perte de ses papiers, ce qui, en ces temps troublés, parut plausible. Enfin elle put embarquer sur le Lotus Bleu. Craignant à la fois la mer démontée et les hypothétiques voleurs, elle préféra rester dans la cabine durant tout le trajet, faisant de courtes promenades quotidiennes avec l’enfant sur le pont pour la vivifier. Capucine aimait beaucoup observer les étoiles. Tu en es une, ma princesse, lui chuchotait sa mère de fortune, puis elles rentraient au chaud, dans la cabine qui leur servait de refuge. Clémentine lisait et dessinait. Sur un cahier relié, elle créa, sous forme de dessins, l’histoire de sa rencontre avec l’enfant, depuis le bain de l’oiseau jusqu’à leur embarquement. Elle se promit de donner une suite au jour le jour pour que Capucine connaisse plus tard le secret de leur rencontre. Le clapotis des vagues la tonifiait et elle souriait à chaque apparition des serveurs venus leur apporter les plats proposés par les cuisiniers du bateau.

Clémentine se régalait de gâteaux de riz, de fruits et de pâtés de crabes. Lorsque la ville de Shanghaï apparut au petit matin, la voyageuse éprouva un choc émotionnel si fort qu’elle craignit l’évanouissement décrit par Stendhal.

C’était une ville pleine de surprises, très colorée, parfumée où chacun se sentait très curieusement à sa place. Clémentine trouva très rapidement un studio modeste où elle s’installa avec sa précieuse petite fille, le cadeau des étoiles. Les années passèrent ensuite à une rapidité vertigineuse.

Capucine grandissait et évoluait comme une jolie plante. Dotée d’une nounou chinoise, elle parlait sa langue avec beaucoup de facilité. Elle suivait les cours de son école en anglais et s’exprimait en français avec sa chère maman. Pour ne pas décevoir sa fille en menant une vie oisive, Clémentine s’était efforcée de trouver une activité. Elle avait approfondi l’art du dessin en s’inscrivant dans un atelier artistique et s’était rapidement investie dans la création d’un ouvrage personnel où apparaissaient les éléments de sa vie première avec la force d’un authentique folklore. Elle peignait inlassablement sa maison landaise nichée dans les pins et inventait des histoires dont les personnages principaux étaient des oiseaux. Un jour, un oiseau merveilleux naquit de son pinceau avec une telle dynamique qu’il en troua la page d’origine et vola dans le salon pour, finalement, se percher sur un bonzaï.

Crèvecœur, tel fut son nom désormais, devint le bon génie du foyer. Capucine qui chantait fort bien, se lançait dans des airs d’opéra avec son accompagnement miraculeux. Clémentine fit venir un professeur de musique et de chant qui conduisit si bien son élève qu’elle put se présenter au concours d’entrée de l’opéra. Ce n’était pas le seul talent de la jeune fille. Grâce à la bourse rebondie de sa mère, elle avait appris à coudre et à dessiner. L’art de la broderie n’avait plus de secrets pour elle et c’est fort joliment qu’elle portait les tailleurs entièrement faits de sa main. Dans le quartier, elle était admirée et plusieurs marieuses avaient offert des cadeaux d’introduction à Clémentine. Mère modèle, elle avait accepté ces cadeaux pour ne pas offenser ces dames qui seraient devenues hostiles et dangereuses mais elle avait courtoisement averti chacune d’elles que sa fille manquait encore de maturité et elle avait assorti chaque refus d’une étoile précieuse. Cette coutume avait valu à Capucine le surnom de Princesse Étoile.

Lorsqu’elle eut dix huit ans, le jour anniversaire étant celui de la découverte au pied de l’amandier, Clémentine la dota d’un magnifique collier fait de pierres serties empruntées au trésor et un bracelet de même facture. Mais ce qui marqua le plus la jeune fille fut l’accès au carnet de dessins racontant ses origines. Elle interrogeait inlassablement sa mère pour se faire préciser chaque détail. Sa présence mystérieuse dans le champ des étoiles était certes fabuleuse mais elle aurait aimé connaître le visage de ses parents et la raison profonde de son abandon en un lieu si extraordinaire.

Elle posa tant de questions que Clémentine prit la décision de retrouver les lieux et de se livrer à une enquête. De plus, elle ne voulait pas avouer à son adorable fille que sa maison et sa contrée lui manquaient un peu et qu’elle souhaitait les revoir une dernière fois. En outre, il était nécessaire de mettre de l’ordre dans ses affaires. Les étoiles ne seraient pas inépuisables. Il serait donc judicieux de rencontrer un notaire et de léguer ses biens à l‘enfant de son cœur.

Avant de quitter Shanghaï, elle fit ses adieux à son unique ami. C’était l’architecte qui avait conçu et réalisé un pont courbé à l’ancienne, en se basant sur les croquis d’un peintre de la période impériale. Le hasard avait conduit ses pas jusqu’à ce lieu où un être passionné livrait une bataille héroïque sur le temps et les vicissitudes humaines.

Pleine d’émotion face à ce courage peu commun, elle avait accepté la proposition amicale de Cheng. Buvant du thé et grignotant des gâteaux sucrés à ses côtés lorsqu’il prenait une pause, elle aimait jusqu’à son silence. Les oiseaux s’arrêtaient pour picorer les miettes et les deux amis rêvaient en leur compagnie. Le jour des adieux fut lumineux. Clémentine avait demandé à son joaillier de sertir une étoile diamant dans une chevalière en or et d’y graver deux oiseaux, turquoise et rubis.

Cheng lui offrit en retour la réplique miniature du pont de bois à présent achevé. En son centre, il avait ajouté une horloge en forme de cœur. Les deux amis se séparèrent avec beaucoup d’émotion. Au cas où Clémentine ne pourrait pas revenir dans un délai de trois mois, Cheng était chargé de veiller sur la jeune fille.

Clémentine prépara son voyage avec soin. Cette fois, elle prendrait l’avion. Elle attendait la réponse de l’opéra pour retenir une date. Lorsqu’il fut établi que Capucine intègrerait l’école de chant en qualité d’interne, Clémentine se sentit heureuse et soulagée. Elle pouvait partir sans se faire trop de souci. La chère enfant serait à l’abri dans cette école où elle apprendrait le métier de diva. La veille du départ, elles se rendirent dans un restaurant réputé. On y servait des mets raffinés issus de la Chine Impériale. Cheng était leur invité. Grâce à sa présence, elles purent manger  avec quelque plaisir. La soirée fut belle. Cheng leur conta des légendes. Capucine imaginait les héros cachés derrière les monticules de riz et souriait en les traquant de ses baguettes prestes.

Les amis se séparèrent, les larmes aux yeux. Cheng prendrait soin de la jeune fille lors des week-ends et des vacances.

« Je ne pars pas définitivement, affirma Clémentine. Je serai vite de retour. »

Ces paroles les hantèrent, six mois plus tard. Aucune nouvelle ne leur était parvenue. L’avion avait cependant atterri sans problème.

Que s’était-il donc passé ? Une fois parvenue dans sa maison natale, Clémentine s’était empressée de la remettre en état, dépoussiérant et nettoyant à longueur de journée. Elle fit venir un paysagiste pour restaurer le jardin et commanda quelques travaux qui s’imposaient. Lorsque la maison eut retrouvé son lustre d’antan, elle prépara ses documents afin de léguer ses biens à sa fille bien aimée. Une nuit, elle éprouva un étrange malaise. Au petit matin, elle s’éveilla, sans aucun souvenir. Tout un pan de sa vie avait disparu. Cheng, Capucine et Shanghaï avaient sombré dans un néant sans étoile.

Dès lors, Clémentine vécut en autarcie dans sa maison qui lui apparaissait comme un rempart contre le monde. Elle fit venir des éventails et des rouleaux de soie. Elle peignit inlassablement  le pont de bois de son ami Cheng sans le reconnaître. En son milieu se tenait une jeune fille qui avait l’apparence de Capucine. Elle regardait un oiseau qui n’était autre que Crèvecœur.

Incapable de renouer avec son passé, Clémentine en avait gardé des images et les reproduisait à l’infini. Une fois décorés, les éventails déployaient leurs dessins exotiques dans des magasins renommés. Clémentine livrait également des poupées qu’elle créait à l’image de Capucine.

C’est grâce à ces travaux que Capucine retrouva la trace de sa mère. Imaginez son émotion lorsqu’elle découvrit, dans une boutique, une poupée et un éventail qui portaient la signature de la fugitive. L’origine de ces témoins l’aida à établir un parcours qui devait la conduire à celle qu’elle aimait avec ferveur. Cheng fut mis dans la confidence. Il était heureux de constater, avec la présence du pont de bois, que son amie ne l’avait pas oublié.

Profitant d’une période de vacances, Capucine s’envola pour la France et s’établit dans les Landes, la région d’où provenaient les deux articles. Elle s’arrêta dans un ancien relais de poste transformé en hôtellerie de charme. Elle y prit pension, décidée à s’informer de la richesse touristique des alentours qui l’aiderait sans doute à localiser la maison de Clémentine. Faute d’adresse, elle se référait aux dessins qu’elle avait réalisés avec tant de passion. La jeune fille ne manqua pas de tenir Cheng informé de ses démarches.

En outre, le brave homme avait accepté de garder Crèvecœur, ce dont la jeune fille lui était très reconnaissante.

Lors d’une promenade découverte faite en voiture qu’elle avait louée avec chauffeur, elle aperçut une maison nichée au cœur de magnolias et de cèdres, une maison identique à celle que peignait sa mère. Elle pénétra dans la cour, au comble de l’émotion. Hélas ! un panneau indiquait que la demeure était à vendre. En se promenant dans le jardin, elle ne douta pas d’être à la bonne adresse. Elle reconnut sans peine le bosquet de bambous tant de fois dessiné par sa mère. Un orage récent avait creusé le petit bassin en forme de jacuzzi où le chardonneret avait fait ses ablutions, à l’origine du voyage entrepris par la chère Clémentine. De plus, une profusion de capucines serpentait dans le jardin d’agrément planté de rosiers et de pivoines en buissons, les fleurs préférées de la disparue. Ce mot, disparue, sonna comme un glas. La jeune fille se reprit. Il ne fallait plus employer ce mot mais chercher, par tous les moyens, à retrouver la chère âme. Elle rentra au relais où elle goûta un repas tout à fait salutaire. Elle avait besoin de mettre de l’ordre dans ses idées vagabondes et ce lieu était idéal pour se régénérer et trouver un équilibre. Chacun s’ingéniait, dans cette belle maison, à créer une atmosphère de paix et de bonheur. Capucine fut plus que jamais à l’écoute de toutes les ondes que distillait ce relais plus que centenaire.

Elle se promena dans le parc, appréciant la profusion des arbres fruitiers et le clos où s’ébattaient poules et coqs. Les oiseaux gazouillaient dans les feuilles. Crèvecœur se serait plu ici ! Elle l’imagina contant fleurette à quelques mésanges et cette vision fit naître un sourire sur ses lèvres. Se croyant à l’abri des regards indiscrets, elle chanta.

Les oiseaux l’accompagnèrent avec talent et, pour la première fois depuis le départ de Clémentine, elle versa des larmes de joie. Elle la retrouverait, il le fallait ! Leur histoire ne pouvait pas se terminer ainsi sur une énigme inachevée. A table, en souvenir de la soirée qu’ils avaient passée avant le départ de Clémentine, elle choisit un menu délicat. De « petites écrevisses du pays flambées à l’armagnac » furent une entrée de choix. Un « ragoût de homard aux châtaignes cassées » lui donna beaucoup d’émotion. Le dessert lui apporta une note originale. Il s’agissait d’un « gâteau Russe à la pistache à la façon de Dax. »  « Cette spécialité a été qualifiée de russe car au début du XXe siècle, les pistaches étaient importées de Russie » lut-elle sur la carte, ce qui l’incita à choisir ce dessert. Comme elle, il venait d’ailleurs. Ce choix s’avéra du reste excellent car cette délicate pâtisserie était absolument délicieuse et pouvait rivaliser, selon elle, avec son dessert préféré qui était le riz à l’impératrice. S’agissant de l’Impératrice Tseu-hi, il n’était pas étonnant qu’un plat évoquant sa personne fût parfait.

Dorénavant, pensa Capucine, je pourrai associer Tseu-hi et la Russie, son ennemie. La cuisine a cette force d’unir les gourmets sans arrière pensée. On devrait écouter son palais et ses sens au lieu d’échafauder des mécanismes compliqués conduisant à la guerre.

Elle revint enfin sur terre, après avoir vogué sur les effluves de la gourmandise. La maîtresse de maison lui souhaita le Bonsoir avec beaucoup de sympathie et s’enhardit à la féliciter pour la qualité de sa voix. Capucine rougit face à ce compliment et la remercia pour l’offre qui lui était faite, à savoir l’utilisation d’un piano.

Avant de s’endormir, elle se laissa envahir par une douce sensation de bien être et pensa fortement à sa famille, composée de Clémentine et de Cheng. De plus, l’école lui manquait infiniment. Elle décida de prendre le lendemain une option qui la conduirait à un dénouement.

Après un petit déjeuner qu’elle souhaita léger, elle feuilleta des revues locales et c’est ainsi que germa l’idée qui devait la conduire au terme de son voyage.

Le relais était une étape du fameux pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle.

Elle lut avec attention tout ce qui le concernait et découvrit, non sans intérêt, que Compostelle signifiait le champ des étoiles. Exactement comme le berceau de ses origines ! Elle ne douta plus de la mission qui s’offrait à elle, réclama sa note, fit ses bagages et prit la route après s’être débarrassée de sa malle dans une chambre d’hôtes qu’elle loua pour la durée d’un mois. Prudente, elle confiait à la poste une lettre dans laquelle elle relatait ses découvertes et donnait son dernier point de chute au fidèle Cheng.

Au hasard des rencontres, elle prit la mesure de la ferveur et de l’attente mystique qui guidaient les pèlerins. Ils appartenaient généralement à la bourgeoisie aisée et se donnaient ainsi une occasion d’affronter ce qu’ils croyaient être le monde et qui n’était en réalité que la projection de leurs rêves. Capucine se faisait aussi petite que possible lors des haltes. Des maisons d’hôtes spécialisées s’offraient aux voyageurs fatigués.

Après un repas le plus souvent excellent, les voyageurs redevenaient des êtres sociaux et devisaient aimablement, renouant avec les coutumes ancestrales qui impliquaient des récits vécus.

Chacun rivalisait dans l’art oratoire, Capucine se contentant d’écouter toutes ces histoires, bien souvent des morceaux de bravoure pillés dans les livres. Indulgente, elle souriait et applaudissait, refusant de prendre son tour.

Un soir, poussée à bout par ses compagnons, elle leur offrit un récital de sa voix d’or. Médusés par le génie de la soprano, les voyageurs se montrèrent déférents, ce qui gêna considérablement la jeune fille dont la modestie était sans égale. Le jour suivant, elle préféra leur fausser compagnie, prétextant une fatigue subite qui nécessitait l’interruption de son voyage. Enfin seule, elle chemina à son rythme, un peu inquiète car elle connaissait mal l’itinéraire mais déterminée à poursuivre sa quête en solitaire. Elle planta sa tente au bord d’un plateau et s’endormit, bercée par le chant de la nuit. Durant plusieurs jours, elle progressa ainsi, achetant dans les villages la nourriture qui lui était nécessaire. A l’approche de la grande ville, elle sentit son cœur battre à tout rompre. Au moment où il lui apparaissait impossible de ne pas se joindre à ses anciens compagnons car ils étaient dans sa ligne de mire, un oiseau, le frère jumeau de Crèvecœur pensa-t-elle, apparut dans le ciel et prit une direction qu’elle se résolut à suivre.

Guidée par l’oiseau, elle découvrit enfin, avec émerveillement, ce qui était l’objet réel de sa quête, c’est-à-dire le lieu géographique de ses origines. Elle le devina, au scintillement prodigieux du champ d’étoiles, elle avait atteint le véritable Compostelle, celui qui échappait aux pèlerins aveuglés par la tradition et une dose de snobisme. Un pont de bois, réplique de l’œuvre de Cheng, l’empêcha de se brûler les pieds sur les pierres incandescentes. Au milieu du champ, l’amandier en fleurs embaumait la plaine. Le pont s’étirait en fonction de sa progression vers l’arbre magique dont elle avait tant rêvé.

Parvenue au but, elle effleura doucement le visage de Clémentine, allongée sur la mousse. Son décès était récent. Ses doigts tenaient encore le portrait de sa fille bien aimée inséré dans un médaillon qui ne la quittait jamais. Le message était clair. Il ne servait à rien de se livrer à des enquêtes conduisant aux secrets de sa naissance. Clémentine l’avait aimée et lui avait servi de mère, pardon, elle était sa mère, lui souffla une petite voix intérieure qui était celle de sa conscience.

Les fleurs de l’amandier furent entraînées dans un tourbillon et jonchèrent le sol, recouvrant le corps fragile de Clémentine, parvenue au terme de son voyage. L’oiseau chanta, occasionnant un prodige.

Capucine se retrouva couchée sur le lit douillet de la chambre d’hôtes qu’elle avait louée avant son départ pour Compostelle. Désormais sereine, elle fit ses préparatifs et regagna Shanghaï avec joie. C’est là qu’était sa vie dorénavant. Cheng l’accueillit à bras ouverts, préférant taire les questions qui l’obsédaient. Elle lui conta ses aventures au fil de leurs rencontres qui s’égrenaient avec les rares jours de congé que l’école de chant lui laissait. Elle intrigua beaucoup Cheng avec le fameux gâteau russe mais ils se consolèrent en dégustant le riz à l’impératrice. « Un jour, nous irons tous les deux dans ce relais magique, » dit Capucine en souriant. Afin de ne pas perdre le contact avec le champ sacré, elle prit pour nom de scène celui de Princesse Etoile et parcourut le monde en chantant.