Drapée dans son fourreau de soie bouton d’or protégé par une
cape en satin gorge de pigeon, une loupe à la main et un monocle rivé sur l’œil
droit, Fleur de bruyère s’en fut par les chemins à la recherche d’un indice lui
permettant de trouver la piste d’un enfant perdu, Emmanuel, dix ans.
Elle aimait apparaître aux yeux de tous sous l’apparence
d’une jeune femme excentrique car ainsi, pensait-elle, personne ne lui
accorderait trop d’importance et de cette manière, on parlerait sans retenue et
il lui suffirait d’octroyer à chaque témoignage la place qui lui revenait.
Fidèle à une tradition littéraire et baroque, elle collecta
de précieux indices et pensa qu’en se dépêchant elle aurait des chances de
trouver l’enfant vivant.
Elle fit halte dans une chaumière qui lui servait de point de
repli, se changea, troquant sa tenue extravagante contre une salopette
campagnarde et des chaussures de marche. Les cheveux noués sous un fichu de
bergère, elle partit en direction d’un château où devait être retenu l’enfant
selon les témoignages recueillis au cours de sa route.
On cherchait une plongeuse en vaisselle fine dans ce château
digne de Barbe Bleue. Elle postula, se livra avec excellence à un essai et
reçut le tablier adéquat à cette fonction ô combien périlleuse car, dans ses
mains, de la porcelaine fine et de l’argenterie sans oublier des verres de
cristal devaient retrouver leur éclat.
Comme dans toutes les grandes maisons, la cuisine bruissait
comme une ruche, chacun se trouvant à sa place pour parfaire le service
gourmand et raffiné élaboré par un grand chef, Alexandre de Malestroit, breton
auréolé de prix nationaux, dont celui de l’aumônière garnie qui satisfaisait
les gourmets les plus pointilleux régnait
sur des brigades aguerries avec charme, courtoisie et exigence du
meilleur.
Lors de sa présentation, Fleur de bruyère avait opté pour le
nom de Flora et c’est sous cette identité que l’on s’adressait à elle.
Sa supérieure, grand officier en vaisselle fine lui
recommandait sans cesse de faire attention à la vaisselle qu’elle devait rendre
étincelante : « Que rien n’attire l’œil des habitants du château de
manière défavorable car je suis habituée aux compliments » lui disait-elle
sans relâche.
Un soir, le chef l’enlaça sans autre forme de procès en lui
murmurant des mots doux : « Ma petite Flora, si tu te glisses sous
mon édredon de plumes d’oie brodé de canards et de fleurs de nénuphar, tu auras
vite de la promotion ». Interdite, Fleur de bruyère ne savait comment se
débarrasser de l’importun mais fort heureusement, Dame Angélique, sa supérieure
avait oublié son parapluie et elle surgit dans l’office à point nommé.
Le chef bredouilla de vagues excuses et s’en fut, tout
contrit.
Dame Angélique n’était pas dupe de son manège, elle adressa
un clin d’œil complice à Flora et lui proposa de la raccompagner dans sa
chambre.
En chemin, elle lui confia qu’elle avait choisi le prétexte
du parapluie, nullement oublié car elle connaissait les petits travers du chef.
« Je l’avais vu traîner dans sa cuisine alors que tout était terminé et
rangé, c’est pourquoi je l’ai soupçonné de vouloir courir le guilledou car il
n’a de cesse d’accrocher les rubans d’une nouvelle conquête au pommeau de sa
canne d’argent ».
Flora remercia sa supérieure avec effusion car on ne chasse
pas un grand chef sans y mettre les formes.
« Dorénavant ne restez jamais seule et si vous n’avez
pas terminé votre ouvrage, placez ces porcelaines, cristaux et argenterie dans
une petite armoire dont je vous confie la clef » lui dit-elle en guise de
conseil .
Flora la remercia avec effusion et lui demanda, à brûle
pourpoint, s’il n’y avait pas d’autre
secret qu’elle eût à connaître.
Dame Angélique l’assura qu’il n’en était rien et Flora
s’enhardit jusqu’à lui demander s’il n’y avait pas d’enfant au château.
Sa supérieure hésita puis lui confia sous le sceau de la
confidence qu’un petit garçon était arrivé récemment au château et qu’il
logeait auprès du régisseur du domaine.
Nul ne l’avait vu et des serviteurs triés sur le volet
s’occupaient de son train de vie : il était nourri et logé comme un prince
si bien que l’on se demandait s’il n’en était pas un.
Flora, heureuse de voir sa piste se confirmer et ravie de
savoir que l’enfant était encore en vie, parla de la douceur du soir pour ne
pas paraître trop curieuse puis les deux dames se quittèrent en s’adressant des
adieux chaleureux.
Les jours suivants, Flora prit garde à ne pas rester en tête
à tête avec le chef mais un soir, ce dernier lui donna un ordre auquel elle ne
put se soustraire : « Ma petite Flora, demain soir j’aurai besoin de
votre service exclusif car je dois cuisiner pour un hôte peu ordinaire, en
l’occurrence, un enfant et vos conseils me seront utiles dans la mesure où vous
êtes ici la représentante du monde de l’innocence et de l’enfance par votre
jeunesse et votre beauté. Demain dans la matinée, vous laisserez votre poste à
la vaisselle fine et vous me rejoindrez dans mon laboratoire de cuisine pour
choisir et cuisiner les plats appropriés ».
Le cœur battant, après avoir sollicité de Dame Angélique
l’autorisation de quitter son poste habituel, ce qui lui fut accordé, Flora se
dirigea vers le laboratoire personnel d’Alexandre de Malestroit.
Ce dernier était plongé dans un livre de recettes illustrées
et cochait celles qui lui semblaient les plus gourmandes et les plus
audacieuses.
Un Vol au vent de crevettes à la nage baignant dans une sauce
Aurore avec un émincé de champignons ouvrait la marche de subtiles préparations
dont chacune était un enchantement des yeux et certainement des papilles.
Flora retint une farandole de légumes joliment taillés, poire
de terre, potimarron, chou rouge ou panais fleurant bon la noisette ainsi que
des suprêmes de poulet.
Elle tailla les légumes, les ciselant avec amour et elle
sentait parfois sur sa nuque le souffle chaud du chef qui ressentait un désir
charnel à son endroit.
Il s’essuyait du revers de la serviette brodée à ses
initiales dont il se servait pour parader à la fin du service et n’y tenant
plus, il entraîna celle dont il voulait faire sa dernière conquête dans le
garde –manger des mets les plus raffinés qui étaient constamment à sa
disposition pour ses hôtes les plus délicats.
Cette fois, ce fut un enfant qui mit fin aux pratiques
harcelantes du chef. Alors qu’il tentait de dénouer les cordons du tablier de
Flora savamment noués par ses soins, l’enfant surgit dans l’antre de la
gourmandise, curieux de savoir quel était le gâteau d’anniversaire qu’on lui
préparait.
« Prince Emmanuel, vous ne devez pas nous quitter ainsi »
dit sa nourrice tout essoufflée.
Docilement, l’enfant quitta la pièce et repartit avec la
personne chargée d’assurer son confort.
Flora nota que le profil de l’enfant correspondait à celui
que l’on recherchait. Cependant le titre de prince l’étonna car l’enfant
disparu était le fils unique d’un couple modeste, mère brodeuse et père
bûcheron.
Alexandre de Malestroit en fut quitte pour la peur d’être une
fois de plus dénoncé pour mauvaises pratiques vis-à-vis de ses employées et il
demanda à Flora de bien vouloir l’excuser.
Flora acquiesça, espérant que dorénavant elle n’aurait plus à
craindre ses foucades.
Ils travaillèrent à l’élaboration d’un gâteau fabuleux qui
devrait rester dans la mémoire du prince Emmanuel.
Le chef fut satisfait du résultat : le gâteau était
absolument magique.
C’était une pyramide florale avec des éléments en pâte
d’amandes. On disait que le prince aimait beaucoup les fleurs et qu’il tenait
cet engouement de sa défunte mère dont les broderies fleurdelisées faisaient
l’admiration de tous.
« Vous avez un prénom qui est bien choisi pour votre
emploi » dit Alexandre de Malestroit et la jeune femme profita de sa bonne
humeur pour l’interroger avec délicatesse sur la vie du petit orphelin.
Sa mère ayant disparu à la suite d’un brusque
refroidissement, le roi, son père s’était montré inconsolable et le petit
prince avait vécu loin du château dans les dépendances réservées au personnel.
Récemment, le roi avait eu honte de son comportement et il
avait fait revenir son fils auprès de lui, s’étonnant simplement de le trouver
plutôt gai et peu désireux d’entendre parler de sa mère.
« Voilà qui est bien étrange » se dit Flora en
prenant le chemin du logement qui lui était attribué.
Elle se promit d’en apprendre davantage en interrogeant
habilement les membres du personnel qu’elle côtoyait.
Flora redevint Fleur de bruyère en se changeant dans sa
chambre à coucher. Face à sa psyché, elle rectifia les détails de sa toilette,
décora son corsage d’un énorme camélia rose qu’elle avait cueilli dans l’allée
du jardin et se mit en devoir de composer une hypothèse plausible à partir des
éléments épars et parfois contradictoires dont elle disposait au sujet de
l’enfant.
L’hypothèse la plus convaincante fut qu’il y avait eu une
substitution d’enfant et que le petit Emmanuel que l’on cherchait partout avait
pris la place d’un petit prince qui portait le même prénom et qui lui
ressemblait étrangement.
Pour quelle raison le véritable prince avait été remplacé par
cet enfant venu de la campagne et pourquoi le petit campagnard ne réclamait-il
pas sa mère et son père ?
Décidée à résoudre l’énigme, Fleur de bruyère redevint Flora
et elle résolut d’affronter le chef qui devait en savoir plus qu’il ne le
disait et elle rêvait également de pouvoir parler à l’enfant.
Afin de l’attirer, elle cuisina un cœur coulant au chocolat,
le décora de fleurs de mimosa en sucre et de roses en pralin.
Elle se dirigea vers l’atelier de cuisine et eut l’immense
chance de croiser l’enfant en chemin.
Il fut ravi du cadeau inattendu et embrassa spontanément la
jolie femme qui avait si bien su combler ses désirs.
Assis sur un banc, ils formaient un duo des plus charmants.
Lorsqu’il eut terminé le délicieux gâteau, elle le questionna
sur sa vie, prétextant le souhait de réaliser un autre entremets dont il ferait
ses délices.
Elle apprit ainsi qu’il était tombé dans la forêt en
trébuchant sur une souche et qu’il avait perdu la mémoire jusqu’au moment où il
s’était retrouvé dans une ravissante chambre pleine de jouets fabuleux. «
Chacun m’a nommé Prince Emmanuel et j’ai pensé que cela devait être mon
identité ».
Flora qui dessinait admirablement esquissa une silhouette et
la présenta à l’enfant : « Maman » s’exclama-t-il !
Alors Flora-Fleur de bruyère lui révéla que c’était bien sa
mère « ses yeux sont rougis à force de larmes » précisa-t-elle.
« Je veux la revoir ainsi que mon père, si bon, si
courageux » dit l’enfant plein d’espoir.
Fleur de bruyère prit rapidement sa décision et sans vouloir
en apprendre davantage, elle prit la main de l’enfant et tous deux s’enfuirent
en direction de la forêt.
Désireux de ne pas être repris par une escorte du château, la
jeune femme et l’enfant allaient bon train, sans se retourner.
Ils arrivèrent à bon port et Fleur de bruyère fit savoir que
l’enfant était de retour, sain et sauf mais qu’il faudrait être patient car il
avait vraisemblablement reçu un choc, physique d’abord qui s’était ensuite mué
en trouble psychique.
Lorsque les parents se présentèrent chez Fleur de bruyère,
cette dernière avait pris soin de préparer des douceurs : tarte au citron
bergamote, cœur coulant au chocolat praliné et boissons à base d’orangeades et
de citron attendaient que l’on se décide à les déguster et les savourer.
Fleur de bruyère avait revêtu un kimono de cérémonie et elle
s’empressa de préparer du thé à la bergamote pour que la fête des retrouvailles
soit complète.
On put ainsi reconstituer l’itinéraire de l’enfant perdu et
les raisons de sa disparition.
Emmanuel avait voulu faire une surprise à sa mère en se
rendant dans la forêt pour y cueillir des pervenches, des jacinthes, du muguet
et des violettes : il en ferait des coiffes et des couronnes car il
adorait transformer les fleurs en objets de désir.
Il trébucha sur une racine qui était dissimulée dans l’herbe
et reçut sur la tête une branche qui l’assomma.
Lorsqu’il reprit ses esprits, il avait tout oublié, y compris
son nom.
Il était entouré par des personnes en livrée et costume de
serviteur ; on l’appela Prince Emmanuel et on l’informa qu’il avait reçu
un choc en se promenant dans la forêt.
Son père lui apprit-on était veuf et à dater de cet instant,
il se familiarisa avec les lieux qui étaient charmants et appartenaient à son
domaine.
On lui apprit avec délicatesse que son père ne souhaitait pas
le fréquenter car apparemment sa naissance avait provoqué la mort de la reine.
Fleur de bruyère ne douta pas d’avoir la clef de l’énigme :
l’enfant royal était certainement mort peu de temps après le décès de sa mère
et les employés du château avaient tu le triste événement au père infortuné.
Or, le roi s’était décidé à faire du petit prince un futur
roi aguerri aux arcanes du pouvoir.
Un chasseur ayant trouvé un enfant évanoui dans la forêt,
chacun décida de tirer profit de son amnésie pour présenter un prince à son
père et c’est ainsi que le petit Emmanuel qui par chance portait le même prénom
que l’enfant royal s’était habitué à son statut.
Chacun au village félicita Fleur de bruyère de ses
judicieuses déductions et l’on recommanda au petit Emmanuel de ne plus jamais s’aventurer
seul dans la forêt, fût-ce pour préparer une surprise pour sa chère maman.
« Mon cher enfant, la plus belle des surprises, c’est
toi » dit sa mère en l’embrassant affectueusement.
Le roi fut informé de l’identité du petit garçon qu’on lui
avait présenté comme étant son fils mais il décida, avec sagesse, de ne pas
punir son personnel, pensant qu’il était le premier coupable : rejeter son
fils était indigne !
Il opta pour une solution digne d’un roi en organisant un
grand bal.
Lors de ce bal, il choisirait une épouse, son veuvage n’ayant
que trop duré.
Fleur de bruyère fut invitée et lorsqu’elle apparut, dans toute
sa beauté et sa fraîcheur légendaire, elle séduisit le roi qui lui demanda sa
main avec amour et empressement.
C’est ainsi que notre brillante détective n’eut désormais qu’une
seule affaire à traiter, à savoir le bonheur du roi.
Elle mit bientôt un enfant au monde, un petit garçon que l’on
prénomma Florian, à sa demande et dans le royaume, chacun vécut des jours
heureux.