Un nom s’imposait à Bernard comme
le symbole familial d’un Paradis convoité par toute la fratrie au point de
susciter des querelles sourdes et intimes, c’est celui du Pas Hamon.
Au terme d’une vie de labeur bien
remplie, Henri Roze et Bernadette Letellier, son épouse, se sont retirés,
renonçant aux travaux des champs du fait de leur âge.
Henri ne profita pas de sa
retraite et ce fut Bernard, venu pour l’aider à présenter ses poireaux destinés
à la vente au Marché des Lices de Rennes qui le découvrit mort, sa dernière
tâche achevée.
Le Pas Hamon, j’y entrai pour la
première fois lors d’une soirée où les douze frères et sœurs convinrent d’en
attribuer la possession à l’unique personne de la famille célibataire.
C’était une décision prise par les
enfants avec le consentement de leur mère qui était selon eux un moindre mal,
les « pièces rapportées » dont je faisais partie apparaissant comme
autant d’ennemis potentiels, capables de semer la zizanie dans un univers qui
se voulait consensuel et conservateur.
Chacun partit ensuite en ayant
vrillé au cœur sa parcelle de Pas Hamon, à la fois légendaire et concrète.
Outre cette ambiance digne d’une
nouvelle de Guy de Maupassant, je retins du Pas Hamon l’immensité d’une salle
où l’on remarquait une horloge comtoise, une grande photographie où
apparaissaient le couple et ses sept premiers enfants, le huitième, Bernard,
présent mais caché dans le ventre maternel et une gigantesque cheminée, à l’ancienne.
Bernard avait hérité de son père
une carrure imposante, ce qui impliqua la confection de costumes sur mesure.
Il n’avait pas son pareil pour
griller les châtaignes au feu de bois, les faisant danser dans l’arasoire d’un
geste sûr.
Tout le monde l’admirait en ces
moments car ce n’était pas une mince affaire de préparer ce délice automnal
pour une cinquantaine de personnes.
Chez nous, à la Jalousie, c’est
Jean- Noël qui fait danser les châtaignes avec la même détermination que son
père et surtout, il faut bien le dire, le courage d’affronter la flamme sous le
froid glacial du soir qui tombe.
Certains se sont demandé pourquoi
Bernard avait quitté sa Bretagne natale pour s’installer en Nouvelle Aquitaine,
si loin de son berceau familial, rompant avec les liens professionnels qui lui
étaient chers et l’image perdue du Paradis, Le Pas Hamon.
Après avoir cherché en vain une
propriété qui lui rendrait sa part d’enfance, c’est sur la route d’une station
thermale qu’il trouva la perle rare nommée La Jalousie.
C’était un domaine viticole qui
avait été géré de main de maître par « Grand-Mère Julie » puis
laissé en l’état par un fils tourné vers la ville, Aire-sur-Adour en l’occurrence
et un petit-fils dont la fibre commerciale l’emportait sur l’amour de la terre.
Rennes, son musée, son parc du
Thabor, ses quais, ses librairies, notamment Les Nourritures Terrestres où l’on
trouvait toujours le livre que l’on cherchait, étaient au centre de mes pensées
sans oublier la légendaire Brocéliande, son Val-sans-Retour et sa symbolique
féerique mais je pliai face au désir d’un époux qui avait toujours eu un rêve
vrillé au corps.
Comme tu as été heureux à La
Jalousie, Bernard !
Tu y as retrouvé tes racines.
Tes mains fines d’intellectuel
ont pris de la corne alors que tu maniais la faucille, la pelle et la pioche.
Ton jardin était une
merveille et Jean-Noël a ensuite pris la
relève, ajoutant des roses et de l’amour en cage pour me faire plaisir.
Tu as également, Jean-Noël,
planté de jolis arbres et entretenu un coin réservé aux cucurbitacées et aux
piments en tout genre, notamment le piment d’Espelette que tu enfiles
adroitement sur un fil après la récolte comme dans le village rendu célèbre
pour ses productions.
Tu cuisines tous ces condiments
et légumes automnaux, réalisant des veloutés délicieux et tu prépares aussi des
conserves pour que nous retrouvions les joies de l’été en plein hiver.
Les récoltes n’ont jamais fait
défaut à La Jalousie et, à présent, Jean-Noël s’est même fait une réputation de
maître jardinier, alternant, comme son
père, les activités cérébrales et les travaux agricoles.
Jean-Bernard, quant à lui, préfère
les activités commerciales.
Je le revois encore, à son retour
d’Irlande, du Relais du Sheen Falls Lodge où il était sommelier, déposer sur le
buffet de la cuisine, une liasse de
billets, un million de l’époque, toutes ses économies !
Cet apport inespéré nous fut
précieux car nous avions emprunté de l’argent à la banque pour financer notre
prêt-relais et l’achat des terres attenant à la propriété.
Tu as fixé le cap, mon cher
Bernard, si courageux, si actif, servant de modèle à tes fils qui te rendent au
centuple tout l’amour que tu leur as témoigné en entretenant magnifiquement ton
tombeau et en faisant le maximum pour perpétuer ta mémoire.
Quant à moi, je joue le rôle de l’éléphante
du troupeau qui retrouve les chemins perdus qui mènent aux sources du souvenir
pour réactiver la mémoire d’un homme valeureux que nous n’oublierons jamais !