C’est Laurence qui m’a ramenée
vers les jardins d’Eden en m’obligeant à la suivre au cours facultatif de l’abbé
Paul Boué au lycée de Valenciennes.
Je m’étais fait tirer l’oreille
car le dernier aumônier que j’avais vu, au lycée de Douai, avait suscité en moi
de la répulsion en voulant me faire avouer, dans le confessionnal, des pensées
noires et horribles, dégoûtantes en un mot, relatives au sexe des petits
garçons que j’étais censée observer avec convoitise alors que les garçons
étaient le cadet de mes soucis.
Rien de tel avec l’abbé Boué. Il
fut notre bon ange, de la quatrième à la philo.
La dernière année, il songea même
à nous mettre en garde contre la tentation d’entrer en religion car, nous
disait-il, l’enfermement est particulièrement pénible pour une femme étant
donné qu’elle n’a pas les coudées aussi franches qu’un homme.
Cet avertissement m’était adressé
car il n’avait pas été sans remarquer mon glissement vers une sorte de
mysticisme dont il voulait me sortir afin que je trouve un art de vivre qui m’apporte
le bonheur.
Il nous promettait toujours un
grand cours sur Saint Paul qui ne venait jamais tant il avait à cœur de sauver
toutes les brebis égarées de notre cours. Et elles étaient nombreuses car elles
avaient choisi cette parenthèse idéale pour clamer leur détresse.
Pour moi, la cause était entendue
et j’avais hâte de voir notre génial abbé ressusciter cet homme qui, sur le
chemin de Damas, avait été jeté à bas de son cheval et frappé de cécité tandis
que la voix de Dieu, aussi forte que le tonnerre criait : « Saul,
Saul, pourquoi me persécutes-tu » ?
Cette histoire fantastique, celle
d’un persécuteur de chrétiens frappé par la grâce divine et devenant le
champion du Christ, je l’ai entendue ni à l’église ni par ma mère qui était
bigote mais par une personne extraordinaire chez qui nous nous rendions une
fois par mois.
Cette dame, orpheline et placée
chez un commerçant avait épousé le fils de la maison et devenue veuve, avait
dirigé la fabrique de meubles d’une main de fer.
Je la revois, cheveux blancs
frisés, revêtue d’une blouse blanche sur laquelle elle ajoutait, en hiver, une
liseuse réalisée au crochet par ses soins.
Si l’on voulait faire renaître le
textile, il suffirait de s’adresser aux religieuses de notre pays qui ont été
de merveilleux professeurs de broderie, couture et autres ouvrages d’art.
Coco Chanel fut formée à l’orphelinat
et son talent créateur fit le reste.
Madame V., ma bienfaitrice,
portait ses liseuses aériennes et féeriques avec une grâce naturelle.
On comprit, à mi- mots, qu’elle
avait séduit le fils de la maison grâce à son art de faire d’un calicot une
robe de reine.
Elle passait dans un bruissement
de billets de banques qui garnissaient ses poches.
Parfois, à la suite d’une
brouille intestine avec son fils aîné Simon, elle attendait calmement qu’il
vienne lui demander pardon ; ce qui ne manquait pas d’arriver, en notre
présence. Masquant son triomphe, Madame V. lui donnait un léger baiser sur le
front qu’il tenait baissé. Vaincu par sa terrible mère, Simon disparaissait
tandis que sa terrible mère s’éclipsait dans la cuisine boire le café avec l’un
de ses ouvriers, un meneur nommé Noir Tièt ( Noire tête). L’entretien terminé,
elle lui glissait un billet de banque dans la main en lui faisant des
recommandations : « Pas de syndicalisme » etc…et le colosse s’inclinait
en balbutiant des remerciements pour l’argent tandis qu’elle lui donnait une
dernière recommandation : « Tu les mettras sur ton livret de caisse
d’épargne » !
Papa recevait un gros billet que
l’habile patronne glissait dans une petite poche de sa veste, en échange de son
aide pour la rédaction d’un courrier délicat dont elle ne voulait pas parler
dans son entourage.
Il y avait un conciliabule rapide
et s’ensuivait un échange de documents.
Maman n’était pas oubliée. Pas d’argent
mais un plateau d’œufs frais provenant de son poulailler, du beurre et des
pièces de tissu dont ma mère faisait des vêtements, pour elle et pour moi.
J’avais un beau billet de mille
francs offert sans façon car notre bienfaitrice savait que je remettrais cet
argent à mon père.
Il servait à payer les denrées
achetées au marché en semaine. Quelques billets étaient placés sur un livret d’épargne
qui, au final, m’offrit une piètre somme étant donné la dévaluation du franc.
Le moment que j’attendais, c’était
la lecture d’un épisode de la Bible fait à haute voix par la commerçante
transfigurée par sa passion.
Elle s’arrêtait parfois pour
faire un commentaire ou relire un passage qui l’avait particulièrement
intéressée.
L’histoire de Salomon, de Dalila,
de Joseph et ses frères, de Moise et de tant d’autres personnages de l’ Ancien
Testament me fascinait.
Lorsqu’elle terminait sa lecture,
elle ne manquait pas de dire : « Je sais bien que je suis méchante,
que je suis une pècheresse mais j’espère que Dieu, dans son infinie bonté, m’ouvrira
tout de même la porte de son paradis car je prie sans cesse pour racheter mes péchés ».
Elle fit ériger un temple et Papa
dut certainement œuvrer pour qu’elle obtienne son permis de construire.
Elle donna une élégante réception
avec un buffet choisi pour célébrer le sanctuaire dédié au Seigneur.
Mes parents et leurs enfants
figurèrent au nombre des invités.
Daniel ne vint pas, fidèle à ses
habitudes d’indépendance. Il préférait des cadeaux concrets, de l’argent en
fait.
C’est ainsi qu’il put partir avec
ses copains, Madame V. ayant financé les frais du camping, tente et nourriture.
Mes parents écoutaient les
passages de la Bible comme un exercice imposé mais cela ne décourageait pas
notre Veuve qui voulait faire preuve de prosélytisme.
Par contre, elle nota l’intérêt
que je prenais à ces lectures entrecoupées de commentaires édifiants, c’est
pourquoi, un soir, peu avant sa mort, elle m’offrit une Bible en plus du fameux
billet de banque.
Ma seconde Bible me fut offerte,
lors d’une université d’été organisée par le ministère de l’intérieur.
Ce colloque, L’Adolescent en 1988,
avait lieu à Gif sur Yvette, centre de formation de la police.
C’est un commandant de CRS (j’ignorais
son grade à ce moment), qui me remit cette Bible, en remerciement d’un poème
que j’avais lu dans l’amphithéâtre, poème écrit sous le coup de l’émotion à la
suite de révélations sur les sectes et l’attirance de nos adolescents pour ces
obscures tentations.
Ce poème s’intitule Pluie d’étoiles
et il figure dans l’un de mes livres.
Je garde le souvenir des
applaudissements qui fusèrent après ma lecture.
Des gradés voulurent m’être
présentés et le commandant qui gérait le colloque dit rêveusement en
aparté lors d’un voyage à Etretat offert aux «internes » : « J’avais
pensé placer une Bible dans les chambres des pensionnaires et puis je n’ai pas
osé ce geste, craignant de paraître ringard ».
Ma troisième Bible, je me la suis
offerte récemment avec l’intention de renouer avec ces textes qui ont imprégné
mon enfance, m’aidant à regarder les cieux.
L’abbé Boué ne fit jamais son
cours magistral sur Saint Paul mais je relirai prioritairement les textes de
cet intellectuel devenu Chrétien par la grâce de Dieu, en ayant une pensée pour
cet aumônier si généreux et si désireux de nous épargner les misères du monde.