mardi 1 décembre 2020

Cyrano en jupon

 



Avant que Laurence ne se laisse apprivoiser comme une biche apeurée, je restais seule dans la cour de récréation jusqu’à ce que mon père ne m’ait offert, sur les conseils d’un libraire, un classique qui n’était pas étudié en classe, Cyrano de Bergerac d’ Edmond Rostand.

Quel bonheur ! Je le lus et le relus jusqu’à en connaître des répliques par cœur, pas seulement la tirade des nez, d’ailleurs si remarquable !

Lors d’une fête, à Saint Cyr, il paraît que Charles de Gaulle fit sensation en interprétant, non pas le rôle de Cyrano mais celui de Roxane !

Le voir juché sur de hauts talons devait valoir son pesant d’or !

Je l’imagine, minaudant et maniant l’éventail sous le regard ô combien jubilatoire de ses camarades et du Maréchal Pétain, en sa qualité de professeur !

Mon amour pour le théâtre alla crescendo jusqu’à ce que je connaisse, en classe, un moment de triomphe. »

Interprétant le monologue de l’Avare,  «  Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. … », moi qui étais d’ordinaire réservée, je me jetai à terre en tordant mes mains de désespoir et en déclamant sans la moindre erreur ce morceau de bravoure moliéresque.

J’eus droit à une salve d’applaudissements et à un incroyable 20/20 du professeur qui me félicita chaleureusement en me conseillant de m’inscrire au conservatoire de Valenciennes, en catégorie Théâtre !

Mon père se fit tirer l’oreille car il fallait payer l’année intégralement même si elle était entamée.

Lors de mon audition, le maître nota avec satisfaction que mon accent du nord n’était pas trop prononcé, au contraire d’un garçon, prénommé Joël, au physique de jeune premier qui dut promettre d’entamer une série d’exercices pour chasser son accent à couper au couteau.

En ce qui me concerne, ma façon de prononcer les « a » en fin de phrase était à travailler.

J’eus beau faire, mon « a » guttural demeura.

Mais le plus gênant aux yeux du Maître (c’est ainsi qu’on devait le nommer) c’était mon physique.

Pour lui, comme pour Louis Jouvet dans un film, on était soubrette ou jeune première.

Or je ne pouvais être ni l’une ni l’autre. Mon visage poupin, ma poitrine généreuse, mes formes rebondies étaient un obstacle à toute définition dans un genre précis.

Il aurait pu m’attribuer le rôle de Dorine dans Tartuffe : cette servante à la langue acérée parlait crument à l’imposteur :

«  Madame, cachez ce sein que je ne saurais voir

Ce à quoi Dorine répondait vertement :

…je vous verrais nu du haut jusques en bas que toute votre peau ne me tenterait pas »

Mais ce rôle, s’il convenait à mon profil, il n’était pas conforme à l’expression supposée naïve de mon visage.

Tandis que le Maître m’observait à la dérobée pour m’attribuer le rôle idoine et que Joël  progressait en chassant de son langage les scories chtimis, je regardais avec admiration les élèves comédiens de la classe, ceux qui avaient déjà choisi le Théâtre pour profession.

Il y en avait un qui m’apparaissait comme le dieu du théâtre, avec une voix chaude et bien timbrée. Même si le Maître lui faisait part de remarques négatives, j’étais ardemment conquise.

Il était sans doute moins beau que Joël : ce dernier, avec son physique à la Alain Delon, traînait cependant, à mes yeux, le handicap d’une langue en apprentissage.

Or un soir, je vis ce dieu du théâtre se diriger vers moi pour me dire : «  Ce n’est pas vous que j’ai vue lundi rue de Paris » ? C’était une approche banale de séducteur en devenir mais je répondis abruptement, à ma grande surprise «  Je ne suis pas allée à Paris cette semaine » !

Ma réponse incongrue le déconcerta et il repartit vers son Olympe, me laissant furieuse contre moi-même et désespérée de m’être conduite aussi sottement.

Il fit d’autres tentatives mais à chaque question qui se voulait une amorce de conversation, une réponse déjantée fusait de mes lèvres comme si j’étais devenue la marionnette d’un diablotin qui me barrait la route des amourettes.

Puis j’eus d’autres soucis car un soir, le Maître, les yeux brillants, arriva avec un texte : il avait enfin trouvé mon rôle !

Il s’agissait d’une hôtesse de l’air qui embrassait par erreur un homme vu de dos qu’elle avait pris pour son fiancé et qui était un inconnu. S’ensuivait une série de quiproquos dont le Maître se délectait à la perspective de me voir jouer, avec Joël pour partenaire !

Le mot «  Baiser » lu dans les didascalies me glaça : il faudrait donc que j’embrasse un garçon sur les lèvres, en l’occurrence Joël et ce simple détail qui ouvrait la pièce me parut impensable !

J’avertis Joël qui arrivait souvent en retard que le Maître nous avait trouvé un rôle et perfide, connaissant sa paresse et sa difficulté à maîtriser un texte, je lui dis que les deux rôles étaient très longs.

Pour y échapper, je suggérai que nous ne soyons jamais présents tous les deux au cours.

Joël accepta ce stratagème avec enthousiasme et le Maître se tordait les mains de désespoir lorsque je lui disais : «  Joël n’est pas là » ! Il apparaissait à la fin du cours pour faire bonne mesure, trop tard pour que nous puissions travailler le rôle.

Voyant cependant que ce stratagème avait ses limites, je décidai d’avouer à mon père que je m’étais fourvoyée en m’inscrivant aux cours de théâtre, ce qui n’était pas faux d’ailleurs et je donnai ma démission, prétextant la fatigue excessive de ces cours ajoutés à mon cursus scolaire.

Je ne revis jamais ni Joël, ni le dieu du théâtre et je passai mon temps libre dans le temple du savoir, la Bibliothèque de Valenciennes où se trouve la Cantilène de Sainte Eulalie, « le premier texte littéraire écrit dans une langue romane différenciée du latin » Source Wikipédia.

Bien des années plus tard, alors que j’enseignais les Lettres Classiques au collège d’Onnaing, petite ville située dans la périphérie de Valenciennes, connue aujourd’hui pour l’implantation de son usine Toyota, un collègue me proposa d’intégrer sa troupe de théâtre amateur.

Je refusai cette offre et il revint longtemps à la charge.

Voyant que je restais inflexible, il me dit alors : «  Quel dommage ! Quelle tragédienne tu aurais été » !

Alors, j’eus enfin la révélation de ce qui dormait sous la carapace de mon corps et que le Maître n’avait pas décelé : Phèdre, Andromaque, Bérénice, Hermione étaient en moi et je ne le savais pas !

 

 

 

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