dimanche 30 octobre 2022

Mémoires d'une 2 CV


Je suis née en 1953 après la mort de Staline. Mon propriétaire m’avait achetée sans les finitions pour que cela coûte moins cher. Les circuits électriques ont été faits chez un artisan mécanicien. En ce temps là, certaines voitures tenaient plus du meccano que de la mécanique achevée. Il y avait une petite fille qui m’aimait beaucoup. Elle connaissait ma plaque numérologique par cœur 6872 BA 59. Lorsqu’on me l’avait posée, j’avais ressenti une sorte de coup de pied de cheval, un peu comme si l’on m’avait ferrée. À présent, je n’avais plus qu’à exécuter mon office, faire des trajets. La petite fille avait peur lors de ces voyages. Il faut avouer que son père faisait parfois de terribles embardées. Quant à son grand frère, il ne m’aimait guère et ne se gênait pas pour me le dire, me surnommant Trottinette ou Rossinante. Je les ai pourtant conduits de Douai à Cauterets et j’ai même poussé une pointe jusqu’au pont d’Espagne. Que demander de plus à une brave 2 CV qui restait impassible lorsqu’elle était huée par des anglais ou de riches français ? Dame, je montais les côtes en première et s’il m’arrivait de caler, le conducteur s’emparait de la manivelle pour me remettre en marche !

La petite fille a grandi, son père a amélioré sa technique et je les ai emmenés fièrement dans l’hexagone. Parfois je subissais des sévices de la part des enfants dont les pères roulaient en Studebaker ou en Citroën traction avant 11 ou 15 chevaux. Mes 2 CV ne pesaient pas lourd face à ces tortionnaires issus de la famille. Ils s’en donnaient à cœur joie, me faisant bondir sur mes quatre roues en appuyant de toutes leurs forces sur mon capot. J’étais un objet de risée, moi qui rendais tant de services ! C’est ainsi que mon propriétaire céda à la tentation de renoncer à moi et de choisir une belle Panhard chromée.

Je fus vendue sans état d’âme à un ouvrier qui prenait sa retraite et qui me considéra comme une aubaine. Personne ne se moqua de moi et je vécus heureuse jusqu’à la mort du brave homme.

De temps à autre, je croisais la Panhard. La petite fille n’avait pas oublié mon numéro d’immatriculation et m’envoyait des baisers. Sa fidélité me faisait plaisir. Je savais bien qu’elle ne m’aurait jamais vendue et que j’aurais vieilli sans souci dans son jardin. Hélas ! ma destinée était tracée autrement. Les humains ne sont pas les seuls à perdre la mémoire lorsqu’ils se sentent délaissés. Je me suis endormie dans une casse où les héritiers de l’ouvrier m’avaient conduite. Combien de temps y suis-je restée ? Je n’en sais rien. Par contre, je n’ai pas oublié les paroles qui m’ont tirée de ma langueur : « Marcel, viens voir. J’ai trouvé ton bonheur ! » Ton bonheur ! Était-il possible que je sois qualifiée de bonheur, moi la paria dont plus personne ne voulait ? Eh bien oui, c’était bien de moi qu’il s’agissait. «  C’est un petit bonheur que j’avais rencontré un beau soir en été tout au bord du fossé ».

La petite fille chantait souvent ces paroles lors des grands voyages en été et je me sentais très fière car je pensais que c’était de moi qu’il était question ! petit bonheur, c’était mieux que Rossinante ou Trottinette ! Le dénommé Marcel n’a pas chanté mais il m’a longuement examinée et palpée. « Ira-t-elle jusqu’à Pékin ?»  murmura-t-il sentencieusement. Pékin ! Quelle aventure ! La fabuleuse route de la soie ! J’en avais entendu parler par des consœurs qui me racontaient leur Croisière Jaune avec fierté. Quelle joie si une telle chance m’était réservée ! Je pensai à la petite fille qui aurait certainement aimé aller sur les traces de Marco Polo. Mais je calmai les battements du moteur engourdi que Marcel écoutait avec la même attention que s’il avait été au chevet d’une moribonde. Je n’étais pas encore partie ! Il fallait au moins qu’il m’emporte loin de toutes ces carcasses défaillantes. Enfin, il rendit son verdict, marchanda longuement avec le propriétaire des lieux et me fit emmener par camion jusque dans son garage où il m’installa jalousement. Marcel était toujours de bonne humeur. Clefs à mollette, ustensiles en tout genre étaient les jouets favoris de ce grand enfant qui n’avait pas voulu renier les rêves du petit garçon qu’il avait été. Avec des gestes soigneux et mesurés, il appuyait là où ça faisait mal et réparait promptement les outrages du temps. Lorsqu’il s’était dépensé sans compter, il caressait amoureusement mon capot en me faisant cette confidence : « A présent, ma belle, il faut que je retrouve ma blonde ! » et il partait en sifflotant. « Auprès de ma blonde. » J’aimais ce contact, les chansons. La joie de vivre m’était rendue.

Enfin le grand jour arriva : j’étais enfin redevenue une belle voiture, pimpante, pleine de charme, prête à conquérir Pékin. Marcel organisa une grande fête avec ses copains. Chacun vint m’admirer. Les cadeaux pleuvaient, un plaid pour les sièges, une boite au contenu électrique allant de la paire de ciseaux à la brosse à ongles surplombant une réserve de savon noir, des objets kitchs qui faisaient la joie de la blonde qui ferait elle aussi partie du voyage.

C’était une fée du logis à qui rien n’échappait et elle réussissait à mettre le maximum d’objets utiles dans le minimum de place, faisant de moi une adversaire de la Rolls Royce en ce qui concerne le contenu et la propreté étincelante.

Marcel embrasse sa blonde et me fit faire un galop d’essai. J’étais émue comme une communiante. Certes j’aurais préféré une tête à tête avec Marcel. Etait-ce de la jalousie ? Je n’aimais pas beaucoup sa blonde qui trouvait un prétexte pour l’emmener loin du garage et de moi, la perle de ses yeux. Mais il faut que je lui reconnaisse un talent, celui de me rendre aussi belle qu’un bijou. Au passage d’une flaque d’eau, je pus admirer son joli coup de pinceau. J’étais devenue un bouton d’or mécanique. Si grande était ma beauté que je faillis en faire une embardée mais je me retins à temps. Surtout ne pas mécontenter Marcel ! S’il lui venait l’idée de renoncer au voyage, c’en était fini de mes rêves et de la route de Marco Polo dont j’avais tant entendu parler par mes sœurs de la casse. A les en croire, ce Marco Polo était un Vénitien qui avait, très jeune, accompagné sa famille, des marchands. Ils avaient mis trois ans pour arriver à Pékin par la route. Pour le retour, bien des années après, fortune faite et désirs de gloire en perspective, le marchand vénitien avait pris la mer pour revenir en sa terre natale. Il avait laissé aux Vénitiens incrédules le récit de son séjour sous le titre de Livre des Merveilles. Tous avaient cru à des contes de fées tant certaines réalités de l’empire chinois paraissaient incroyables, au hasard le billet de banque, la poudre à canon et tant de « merveilles » que les vénitiens, au lieu de s’étonner de l’avance prodigieuse de ce pays lointain, avaient cru aux talents mystificateurs de son auteur. Par la suite, la route de la soie fut empruntée grâce à un subterfuge qui réduisait les sept mille kilomètres du trajet. Les caravanes partaient de chaque côté chargées de marchandises et se retrouvaient à mi chemin pour procéder aux échanges.

À ce point de mon discours, je fis une embardée qui irrita Marcel, ce que je redoutais au plus haut degré. Être jugée incompétente et ne pas franchir la ligne de départ, quelle honte !

Fort heureusement, la blonde m’épargna cette avanie suprême en déclarant qu’un hérisson avait traversé la route et que je n’avais sans doute pas voulu l’écraser. Comme Marcel était avant toute chose un grand enfant, il fut sensible à cet argument un peu tiré par les cheveux, il faut bien le dire, et me murmura quelques mots pour me redonner du courage : « Tu as peur, Bouton d’Or mais tu ne sais pas encore où je vais te conduire ». J’aurais voulu lui dire que je connaissais parfaitement par oui dire les aléas de la route que nous allions emprunter mais je jugeai souhaitable de m’en tenir à mes fondamentaux, en l’occurrence la fiabilité de ma monture.

Après cet essai déterminant, il y en eut d’autres et le grand jour arriva. J’étais belle, je sentais la citronnelle et la Blonde arborait une magnifique tenue saharienne. Sans doute troquerait-elle ces vêtements pour de jolis tissus soyeux à son arrivée à Pékin. Marcel attendit le signal et embraya joyeusement en klaxonnant avec frénésie. Il se trouva dans le peloton de tête. Il me suffisait de me laisser manœuvrer, ce que je faisais avec joie. Beaucoup de bitume au départ, des villes où l’on se ravitaillait avec bonheur puis vint celle qu’on attendait et qui rendait l’aventure aussi belle, un semblant de piste. Marcel n’avait pas son pareil pour naviguer. La copilote était très efficace. Avec le sourire, elle donnait quelques indices précieux et nous trouvions tout de suite le bon créneau. Vinrent aussi les feux de camp. Viandes grillées et chaudronnées de semoule constituaient l’essentiel des repas pris avec gravité. Chacun était heureux de faire une pause, loin des soubresauts infligés par la route. Mais ce qui m’émerveilla le plus, ce furent les veillées. Une conteuse vêtue d’une longue robe bleu nuit brodée de paons ou de dragons crachant le feu, prenait la parole et plongeait son auditoire dans un univers magique. Les contes s’égrenaient au fil des heures comme l’éclosion accélérée de fleurs de lotus. Il s’agissait toujours d’incroyables histoires d’amour. Quant à moi, j’attendais un conte où je me serais insérée comme l’une de ces précieuses fleurs dont on parlait souvent. Un soir, je fus comblée car une princesse Bouton d’Or fit son apparition. Ses babouches étaient ornées de diamants et son sourire lumineux irradiait le cercle. Ce soir là, Marcel effleura mon capot avec douceur et murmura « Ma chère Bouton d’Or, toi au moins, je sais que tu me seras fidèle jusqu’à la mort, même si je ne suis pas un prince et même si mes jours sont comptés » puis il partit à pas feutrés rejoindre sa blonde qui était seule à pouvoir l’aimer. Je rageai à cet instant de n’être qu’un tas de ferraille et de ne pas pouvoir me métamorphoser. Les crapauds se muaient en princes. Pourquoi ne pourrais-je pas, à mon tour, devenir cette princesse Bouton d’Or dont tous les princes rêvaient d’enlever les babouches, métaphore pudique de la conteuse qui se refusait à donner dans l’érotisme ? Au moment où je laissais vagabonder mon imagination, je ressentis une vive douleur. Je voulus appeler au secours mais mon klaxon était bâillonné. Je me sentis dépecer à vive allure. Des voleurs ! Certes, je ressentais une sorte de fierté. J’avais donc de la valeur ! Mais, parallèlement, je souffrais atrocement car des mains expertes déboulonnaient et désossaient la carcasse de ce qui avait été le chef d’œuvre de Marcel. Je me consolai en pensant que, comme dans les contes, il y aurait une issue favorable pour moi. Marcel ne pouvait pas ainsi m’abandonner et renoncer à entrer dans la capitale, Beijing nom actuel de Pékin, dans sa petite Bouton d’Or. Je tentai de pousser un dernier cri de désespoir mais ce fut en vain et je m’évanouis de tristesse.

Lorsque je repris connaissance, j’étais remontée et décorée de guirlandes de fleurs. Cet indice me réconforta. On ne me voulait pas de mal ! Puis je vis arriver un petit homme souriant, vêtu d’une longue robe orange ; ses amis le nommaient Petit Lotus. Je compris alors que je représentais un cadeau. Petit Lotus passa ses longs doigts effilés sur mon capot impeccablement lustré et je sentis alors passer un frisson, celui de l’amitié. Marcel avait une conduite sportive. Petit Lotus me manipula avec tant de douceur que je me sentis fondre. Marcel aimait les grands espaces, la vitesse, la compétition, Petit Lotus se contentait de visiter les habitants éloignés du monastère. Il leur apportait nourriture et réconfort. Une nouvelle vie commença ainsi pour moi et graduellement j’oubliai ce qui avait constitué l’essentiel de ma vie.

Pas de blonde dans l’univers de Petit Lotus. Il n’aimait que la méditation et le service accordé à autrui. Il prenait soin de moi, ne laissant à personne le soin de me laver et d’entretenir la mécanique qui me maintenait en vie.

Les années passèrent ainsi. J’étais toujours ravie de participer aux raids salvateurs organisés par Petit Lotus. Nous nous félicitions de voir une dame âgée retrouver un minimum de vitalité grâce aux soins dispensés par celui que je considérais comme un ami véritable. Les enfants m’adoraient. Pour eux, j’étais la représentation magique des pouvoirs de Petit Lotus qui leur assurait la subsistance grâce aux sacs de riz et de thé donnés à la famille. De plus, Petit Lotus avait toujours en réserve des jouets et des gâteaux sucrés dont ils raffolaient. Lorsqu’ils s’échappaient tenant dans leurs menottes les trésors de l’enfance, je voyais naître sur le beau visage lisse de Petit Lotus un sourire qui éclatait comme un soleil.

Et puis, un jour, le drame arriva. Nous fûmes attaqués par des bandits qui apparemment en voulaient à la vie de Petit Lotus. Je ne les intéressais pas. Ce qu’ils voulaient, c’était la mort de cet homme si gentil. J’avais vu des inscriptions sur la route mais n’en connaissais pas la signification. Une lutte interne secouait le monde dont Marcel et ses amis s’étaient fait un eldorado. J’essayai de m’emparer de la manivelle et de frapper ces sauvages qui ne savaient pas reconnaître l’humanité et la quasi sainteté de mon ami mais ce fut en vain. Petit Lotus piqua du nez sur le volant comme un pantin ensanglanté. J’appelai au secours. Lorsque les premiers hommes apparurent il était trop tard. L’âme de Petit Lotus s’était envolée dans la vallée.

On se consulta pour savoir ce qu’il fallait faire de moi. Brusquement il y eut un grand silence. Tous les amis de Petit Lotus s’étaient regroupés et venaient de chasser les assassins. Ils étaient en haillons mais tout à fait déterminés à mourir pour celui qui les avait tant réconfortés. Ce fut la débandade dans les rangs des assassins. Les amis de Petit Lotus s’emparèrent de son corps martyrisé avec infiniment de tendresse et partirent lui rendre les derniers hommages. Quant à moi, je fus lavée consciencieusement. On me fleurit de couronnes de fleurs blanches et un audacieux prit le volant pour me reconduire au monastère. Les bonzes prièrent pour le passage de Petit Lotus dans l’harmonie céleste et décidèrent qu’il fallait me rendre à mes amis.

C’est ainsi que bichonnée et fleurie, je me retrouvai sur le passage de la fameuse route de la soie dans un caravansérail de voitures enluminées de logos. Moi, j’arborais l’estampille du monastère et le nom de Petit Lotus en chinois, ce que personne ne put déchiffrer.

Un cri retentit : « Mais c’est Bouton d’Or ! Je la reconnais malgré son déguisement ». Une voix juvénile, pas celle de Marcel hélas ! mais celle d’un élève en mécanique. J’appris ainsi que Marcel avait délaissé la route de la soie et qu’il était partit avec sa blonde dans un pays fabuleux, le royaume du Maroc.

Il s’était installé à Agadir et avait fréquenté les pêcheurs locaux pour se refaire une vie d’aventures. Petit Louis, tel était le nom de mon nouveau mentor, - j’étais décidément abonnée aux « Petit » -, s’accorda avec son passager pour une séparation à l’amiable. Il prit mon volant avec tendresse et ce fut le signal du départ. Il s’agissait du retour. Cap vers Bordeaux, la ville qui sourit aux aventuriers, aux créateurs et aux rêveurs. Parvenus à bon port, nous fîmes une balade mémorable sur les quais réhabilités et rendus aux citadins en mal de flânerie.

Les allées de Tourny n’eurent bientôt plus aucun secret pour moi. Petit Louis avait réussi à trouver un logement qui impliquait une place pour moi dans un parking protégé. Il me bichonna, m’enleva tous les logos qui encombraient mon habitacle et me repeignit aux couleurs de l’azur.

J’étais heureuse de la métamorphose. Plus de Bouton d’Or et surtout au diable les souvenirs qui me ramenaient sans cesse à l’image de Petit Lotus baignant dans son sang ! Plus de pistes, la ville avec toutes ses tentations et ses beautés ! Petit Louis menait  de front des études universitaires dans le domaine de l’histoire et une multitude de petits jobs qui lui permettaient de vivre. Grâce à moi, il envisageait de se débarrasser de travaux pénibles. Avec une autorisation qu’il espérait ardemment, il pourrait conduire des touristes âgés à l’opéra, emmener de vieilles dames aux points de ventes dont elles avaient besoin. Bref, l’aide à la personne était son créneau. Il comptait beaucoup sur l’effet émotionnel causé par la vue de cette voiture mythique des années 50 pour emporter le marché sur un concurrent au volant d’une voiture japonaise ou française montée à l’étranger. Le patriotisme des personnes âgées n’était pas une illusion. Doté d’une intuition commerciale, cet amoureux de l’art espérait pouvoir s’offrir un confort immédiat et peut-être si tout allait bien pouvoir envisager d’entreprendre des voyages à l’étranger qui l’aideraient à approfondir sa culture. Un stage chez un mécanicien l’avait conduit à ce Paris-Beijing grâce auquel j’avais eu la joie de le rencontrer.

L’autorisation arriva enfin et ce furent les premiers pas de ma vie touristique. Notre premier client était un homme d’un certain âge qui souhaitait dîner Au Chapon Fin, restaurant célèbre de la ville où Sarah Bernhardt avait sa table. Petit Louis  parvint à se garer et conduisit à bon port cet homme qui éprouvait une véritable joie enfantine à assister au ballet des serveurs et des sommeliers glissant avec aisance dans une salle délicieusement rococo où l’on servait des plats raffinés ; Le dîner dura deux heures. Pendant ce temps, Petit Louis relisait ses notes car des examens partiels se profilaient à l’horizon et il se devait de les réussir. Prévenu par portable que son client l’attendait dans le salon du restaurant, il courait le chercher et hop ! cap sur la maison de ce retraité de la finance.

Les courses se multiplièrent par la suite. Petit Louis était apprécié pour sa ponctualité et sa gentillesse. Quant à moi, je devenais graduellement une véritable star. Il est vrai que Petit Louis m’entretenait soigneusement. Pour circuler, se rendre à ses cours ou faire ses achats, il utilisait les moyens mis à la disposition par la ville, le tramway ou les voitures de location. Il acheta une bicyclette et sillonna la ville en pédalant fermement. De mon côté, je me reposais, attendant avec impatience la prochaine sortie.

Un jour, une vieille dame donna une adresse qui nous devint vite familière : 17, rue Beaubadat. Elle allait prendre le thé avec un ami poète qu’elle connaissait depuis trente ans. Ils échangeaient poèmes et madrigaux tout en se régalant de cannelés et de petits sablés. Ce rendez-vous nous apporta diversité et rentabilité. Il arriva cependant que notre fidèle cliente revienne bredouille de son jour de bonheur : on avait emmené le vieil homme dans une clinique.

À partir de cette date funeste, le 17, rue Beaubadat fut rayé de nos tablettes. Par contre, Petit Louis s’ingénia à réconforter la poétesse désespérée. Il se proposa de l’emmener gratuitement à l’opéra pour combler la brèche sentimentale causée par la maladie de son ami. Elle n’eut plus aucune nouvelle car la famille composée d’héritiers vigilants la chassa définitivement de l’entourage du patient. Elle perdit sa trace et dut se résigner à envisager sa vie sous un autre angle. Elle fut reconnaissante vis-à-vis de Petit Louis et fit de lui son légataire. Ce qu’ignorait la famille du poète, c’est qu’elle était très riche et n’avait jamais envisagé de profiter du désarroi du vieil homme pour s’emparer de sa fortune. Elle vivait très modestement, attachait peu d’importance à l’élégance et ne parlait jamais d’argent, ce qui apparaissait pour le moins suspect.

À partir de cet instant inespéré, Petit Louis renonça à ses sorties nocturnes. La fortune de Mamie Louise le mettait à l’abri du besoin. Il envisagea alors de changer d’appartement. Il apparut clairement que je ne pouvais plus lui suffire. Une voiture de marque était à sa portée. Il me tint un long discours pour me préparer à la vente. C’était pour mon bien, me disait-il. Il me fallait quelqu’un à qui je puisse réellement rendre service. Je ravalai mes sanglots et me carrai bravement sur mes roues.

J’espérais simplement ne plus avoir affaire à quelqu’un qui m’emmène sur la piste. Plus de rallyes, par pitié !

Ce fut un défilé constant de pseudo acheteurs, mi-voyeurs, mi-collectionneurs. Je me souvins que Bordeaux était un port négrier jadis car ces malotrus n’hésitèrent pas à me palper, allant jusqu’à faire résonner ma tôle pour vérifier son authenticité et sa résistance. J’eus droit au supplice de la manivelle, juste pour voir et je dus emmener ces monstres faire le tour de quartiers patibulaires où Petit Louis ne m’avait jamais emmenée. Je craignais par-dessus tout que ces voyous ne m’embarquent ni vu ni connu, laissant Petit Louis assommé ou pire encore baignant dans son sang comme mon bien aimé Petit Lotus. Ce n’est pas lui qui m’aurait vendue au plus offrant. Il me prêtait une âme. J’étais son amie et seule la mort nous avait séparés. Mes larmes ruisselaient sur le pare-brise que les essuie-glaces nettoyaient à grand peine. Cependant, il faut rendre cette justice à Petit Louis: il m’épargna le pire. Un amateur de pièces détachées offrait un bon prix pour me désosser et m’emporter pour les besoins des rallyes. La piste me rattrapait ! Mais Petit Louis refusa tout net, se faisant un ennemi de cet homme qui lui promettait pourtant son rêve, une jaguar d’occasion remise à neuf. J’en pleurai de tendresse retrouvée. Et puis vint le grand bonheur ; une petite voix argentine s’écria un soir de visite : « Mais je n’en crois pas mes yeux – 6872 BA 59. Yannick, mon petit, ta mamie a retrouvé la voiture de son enfance ». La petite fille de jadis qui égrenait les grains de son chapelet sur la route m’avait croisée à nouveau sur son chemin. « À nous Saint Jacques de Compostelle ! » me dit-elle. Elle se fit confirmer par le vendeur que j’étais capable d’aller jusque là et m’acheta sans discuter, visiblement comblée.

Le petit fils prit le volant et démarra joyeusement sans que Petit Louis ait eu le temps de me tenir un discours d’adieu.

Les dieux étaient avec nous. Ses études étaient assurées, son avenir aussi et moi, je bouclais la boucle de mon destin.

Après ce beau voyage, je suis revenue dans le village natal de mon amie et j’y suis encore …..  

     

 

        

 


 

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