Mamie déclara qu’elle ne souhaitait plus s’exprimer au sujet de la guerre, arguant du fait que son enfance et son adolescence avaient été assombries par les récits qui circulaient dans sa famille.
Tous les hommes, côté paternel, avaient été impliqués dans des conflits. Ils en étaient sortis vivants mais meurtris. Son grand-père avait été rappelé sous les drapeaux lors de la Première Guerre Mondiale sans que l’on ait tenu compte du fait qu’il était père de trois enfants. Fait prisonnier à Maubeuge, il avait laissé ma grand-mère dans le besoin. Cette femme courageuse avait quitté sa région natale pour s’établir à Auxerre ; elle avait travaillé dans une usine d’armement dite « de camouflage » pour élever ses enfants : « on mangeait des fruits » se souvenait son père qui du haut de ses 5 ans avait une vision propre à son jeune âge.
Libéré au bout de cinq ans, son grand-père avait peiné à retrouver son emploi de tulliste à Caudry, la dentelle paraissant un produit peu nécessaire dans un pays dévasté par la guerre. De plus, il avait dû reconstruire sa maison détruite dans un bombardement.
Le père de Mamie avait été mobilisé pour la seconde guerre mondiale et un hasard administratif, son premier poste de secrétaire de Mairie se situant en Haute Savoie , lui avait octroyé son incorporation loin des sites proches du front. Il avait ainsi échappé à la défaite par les armes et évité l’emprisonnement qui avait frappé ses beaux-frères.
Le frère de Mamie, Daniel, avait participé à ce que l’on nommait pudiquement « les événements » à savoir la guerre d’Algérie.
Enfin côté maternel, un cousin, Maurice, voulant offrir à sa mère un débit de tabac et un manteau de fourrure pour l’aider à surmonter l’abandon sec d’un mari volage, s’était porté volontaire pour Dien Bien Phu dont il n’était jamais revenu. Porté disparu, il avait finalement été déclaré décédé après une longue bataille administrative, l’ennemi outragé n’ayant pas relevé l’identité de mourants laissés sur le bord de la route avec une poignée de riz cru.
Bref, sa vie avait été jalonnée par des récits qui lui avaient occasionné une sainte horreur de la guerre, amplifiée par le fait que son nom de baptême était Marguerite-Marie, en hommage à la sainte à qui le Christ avait offert son cœur, Cœur Sacré de Jésus, en échange d’un militantisme ardent contre la guerre qui battait son plein sous Louis XIV surnommé le Roi Soleil pour son amour de la danse et de la gloire sublimée par Versailles.
« Je ne veux pas en parler et pourtant j’en parle puisque je suis le témoignage vivant et répulsif de la lutte morale que nous devons entreprendre pour combattre ce fléau.
Alors tournons la page et parlons de fleurs qui devraient être le centre d’intérêt de tous.
Je vous recommande la lecture d’un roman de Balzac dont on parle peu et qui est admirable, Le lys dans la vallée. Il contient les plus belles pages d’amour qu’un homme puisse adresser à une femme.
Amoureux d’une mère de famille, un adolescent compose une lettre passionnée en présence du mari, en choisissant des fleurs symboliques pour les réunir en un bouquet où palpitait son cœur.
Balzac dont on loue surtout le côté sombre avec La peau de chagrin, Le Père Goriot, Les Illusions Perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, a néanmoins un côté fleur bleue indéniable.
Ce n’est pas un hasard si le recueil de Lucien de Rubempré, l’un de ses héros, poète à ses débuts puis journaliste à la botte de rédacteurs sans scrupules, s’intitule Les Marguerites.
Ce recueil fictif, objet de quolibets à son arrivée à Paris « Qui lit encore des poèmes » ? est finalement édité à la suite d’une trahison littéraire imposée à son malheureux auteur.
Nous sommes déjà dans la lignée des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire ; ces fleurs vénéneuses d’une étrange beauté ont valu à son auteur une condamnation au nom de la morale bourgeoise.
Mais laissons-là ces fleurs ténébreuses Dame aux Camélias etc pour revenir au Roman de la Rose médiéval que je porte en mon cœur ».
Fidèle à ses habitudes, Mamie se tut brusquement, visiblement troublée par les vicissitudes de son âge.
Poucette rangea son matériel et diffusa un Nocturne de Chopin avant de cuisiner un plat léger à base d’œufs et de légumes du potager.


