mardi 11 novembre 2025

Pour un rêve

 




Pour un rêve, celui d’une blanche jeune fille qui flotte parmi les lys, Ophélie, héroïne romantique d’une pièce de Shakespeare, Hamlet, Johnny a quitté les rives de ses fleuves mythiques pour suivre le cours d’une rivière.

Tragique victime innocente d’un pays imaginaire qui ressemble au nôtre, Ophélie parle au cœur de Johnny, sensible à toutes les formes de beauté.

Elle aurait pu être sienne et au lieu de dériver au hasard du courant, elle se serait blottie dans ses bras puissants et caressants.

Johnny quittait parfois ses bottes et ses tenues de cuir pour apparaître, au summum de sa beauté, et si tendre que toutes les jeunes filles rêvaient que son œil bleu s’attarde sur elles.

Gaston Bachelard, éminent philosophe, a écrit un livre merveilleux, L’eau et les rêves, associant l’élément primordial de la terre à la création sous toutes ses formes.

Obéissant sans doute au désir fondamental de chaque être désireux de retrouver le liquide amniotique, précurseur de sa venue au monde, revivant la déchirure de son enfance, Johnny  pleure la mort d’Ophélie avec une émouvante tendresse et sa voix mélodieuse nous emmène vers le courant qui emporte la belle endormie sur les rives de la mort, retardant sa disparition et l’arrachant aux flots avec la voix d’Orphée ramenant son Eurydice du royaume des défunts.

Frémissant sous les accents du désespoir amoureux, Ophélie s’accroche à un souffle de vie et devient, l’espace d’une chanson, d’un rêve, un amour de Johnny !

Ils avaient vingt ans

 !

 




Ils avaient vingt ans et ils sont partis, la fleur au fusil, en chantant ! Ils criaient A Berlin mais ils n’y sont jamais arrivés. Certains sont morts le premier jour, d’autres le dernier, d’autres encore, terrés dans des tunnels, comme les taupes, ont fabriqué des bijoux avec des morceaux d’obus qui se sont vendus à prix d’or à l’arrière !

Ils avaient vingt ans, l’âge des amours mais au bout de quelques mois, ils ressemblaient à des vieillards et ne savaient plus pourquoi ils se battaient.

Lors de rares permissions, ils croisaient des hommes bien portants, heureux, fumant le cigare en pensant aux plaisirs.

Les femmes avaient des allures de garçonne et elles riaient sans retenue, pressées de connaître l’amour sans craindre qu’un homme n’aperçoive leurs chevilles lorsqu’elles marchaient dans la rue.

Hébétés, hagards, dans un monde parisien qui leur échappait, ils n’avaient qu’une hâte : reprendre vite le train pour retrouver leurs camarades d’infortune, les assauts, les obus, la gamelle et la crasse des tranchées.

Certains devenaient fous et il fallait les enfermer dans des asiles, le moins longtemps possible car on avait besoin d’hommes pour monter à l’assaut et affronter la grande faucheuse.

Ils avaient vingt ans et on a jeté leurs corps dans des charniers.

Ils avaient de la terre dans la bouche en guise d’obole et aucun passeur n’était prêt à les aider à franchir le Styx et rejoindre le champ des héros.

Pas d’Iliade, pas de chant pour eux ! Où sont les Ulysse, les Nestor, les Ajax, les Patrocle, les Achille, les Agamemnon ?

Pas de héros, des cadavres en devenir, voués aux vautours !

Le pire consistait d’ailleurs à revenir, une fois la guerre terminée, avec un visage ravagé, des amputations et les bronches atteintes par des gaz qui vous faisaient mourir à petit feu !

Ils avaient vingt ans, ils étaient pleins de vitalité mais ils se sont retrouvés dans une danse macabre inouïe, hors du commun et tous les coquelicots du monde, les bleuets ne leur rendront pas leur jeunesse perdue et jetée au vent.

Pleurons ces fleurs coupées en plein vol, meurtries et portant d’horribles blessures pour le plaisir des marchands de canons qui attendront la prochaine guerre avec gourmandise pour faire sonner les louis d’or


dimanche 9 novembre 2025

Le concours

 




Le bois charmant méritait son qualificatif : la clairière avait été aménagée pour pallier les intempéries ; un village de toile digne du Camp du Drap d’Or établi par François Premier pour recevoir Henri VIII d’ Angleterre avait été conçu pour célébrer le poète de l’année.

Des tables rondes garnies de carafes de liqueurs, de fleurs et de petits verres filés or charmaient les poètes dont on avait retenu les textes.

Pancakes, crêpes, bricks garnis, fruits, cookies et madeleines apaiseraient les petites faims en attendant le banquet final concluant l’élection du prince des poètes.

La fée Rubis avait délégué ses pouvoirs à la fée bleue adepte de la poésie.

Des orateurs se succédèrent. Des prix d’encouragement furent décernés et les lauréats reçurent leur trophée, lyre d’argent, rose d’or, statuette d’ivoire représentant la muse de la poésie lyrique, Erato, en rougissant.

Les auteurs primés remercièrent les membres du jury et attendirent que soit prononcé le nom du vainqueur.

Marion et Mérovée du Hainaut n’avaient pas été cités. Leurs chances demeuraient donc intactes. Ils se rencontrèrent autour d’une tarte aux pommes dont les fées découpaient des parts.

En savourant cette pâtisserie d’automne, ils échangèrent des propos nuancés de poésie et chacun apprécia la finesse de l’esprit de l’autre.

Ils s’assirent sur un banc, à l’écart de la foule et joutèrent à l’envi.

«  Ma chère, si vous le souhaitez, je vous élirai ma dame d’amour. Il me semble, à vous voir et à vous entendre que j’ai trouvé l’âme-sœur que j’ai cherchée en vain. J’ai cru être amoureux de la fée Rubis mais je m’aperçois aujourd’hui que c’était un leurre. Le destin m’a incité à concourir pour que je vous rencontre, j’en suis persuadé à présent ».

Marion, au comble de l’émotion, s’apprêtait à répondre lorsque la fée bleue annonça le nom du vainqueur. Il s’agissait d’un poète classique, roi du sonnet. Les poèmes réunis dans un livre Les Cieux déracinés étaient si beaux que l’azur s’était fendu en éclats de soleil libérant des oiseaux de paradis.

Le poète couronné remercia le jury, la fée Rubis et son adjointe la fée bleue puis il félicita tous les participants à la mise en valeur d’un art parfois délaissé.

Couronné de roses, il repartit avec son trophée, une coupe en porcelaine de Sèvres, un chef d’œuvre aussi accompli que sa poésie.

Nullement déçus de n’avoir pas été distingués, Marion et Mérovée du Hainaut s’éclipsèrent discrètement pour abriter leur amour naissant dans le manoir ducal de Mérovée.

Les invités de la poésie participèrent au festin final en savourant des parts d’agneau de lait farci, rôti à la broche après avoir été enduit de miel, d’haricots blancs en sauce et de salades composées.

Une lyre de caramel était posée sur des disques de génoise fourrés à la crème et chacun se régala des parts servies par les fées et les lutins.

La fée Rubis les remercia pour leur collaboration et promit de lancer un nouveau concours l’année suivante sur un thème différent.

On chanta, on dansa, on dormit dans les tentes aménagées en nids douillets et l’on se quitta, à regret, avec des souvenirs dans le cœur.