mercredi 30 novembre 2011

Dentelle et Poésie Épisode IV



Tandis que grand-père subissait avec courage le fait d’avoir été vaincu, ma grand-mère se retrouva soudain sans ressources. Que faire ?  Il n’y avait pas de travail. Il fallait qu’elle nourrisse ses trois enfants dont le plus jeune, mon père, n’avait que cinq ans. Elle prit le train et les emmena à Auxerre où vivaient les marraines de guerre de son mari. C’étaient des jeunes filles de famille bourgeoise qui avaient à cœur d’aider la France en envoyant des colis aux prisonniers et en se rendant utiles. Grand-mère eut une lettre d’introduction pour travailler dans une usine d’armement, au camouflage. Le directeur qui la reçut déplora d’offrir un travail difficile à une femme qui, manifestement, avait des compétences intellectuelles. « Un travail de secrétaire vous aurait mieux convenu » s’excusa-t-il mais grand-mère rétorqua qu’elle avait des enfants à nourrir et qu’elle prenait l’offre disponible. Mon père vécut ces années comme de grandes vacances, et lorsque grand-père fut enfin délivré, la petite famille reprit le train en sens inverse. Quelle déconvenue pour le petit Eugène, mon père, en découvrant ce terrible père autoritaire !
Le soir, il confia à sa mère qu’ils étaient « mal partis » avec cet homme ! Plus d’un enfant, très jeune lors du départ pour la guerre de son père, crut réellement en accompagnant sa mère à la gare que cette dernière avait participé à une sorte de loterie. « Si on avait su, on en aurait pris un autre, hein Maman ! ». Ce genre de phrase circula à voix basse dans les familles puis chacun se résigna. Les pères autoritaires étaient appréciés dans notre région. Le mien détesta tant les pratiques du sien qu’il ne voulut pas en user avec nous. Étant donné le caractère difficile de mon frère, il se résigna à le corriger de temps à autre mais avec un certain dégoût. Quant à moi, j’étais choyée, un peu trop même, ce que déplorait ma mère qui voyait son crédit diminuer de jour en jour.
De retour à Audencourt, petite commune qui jouxtait Caudry, rattachée à la ville par la suite sur le plan administratif, mes grands-parents se tournèrent vers l’avenir. Il fallait réparer les dommages infligés par la guerre à leur maison, séparée en deux corps de bâtiment. Côté rue, il y avait une petite maison dont les murs avaient été soufflés par le passage des bombes. C’est là que vivaient essentiellement les familiers. Une pièce d’accueil où trônaient une cuvette d'eau et un savon posés sur une planche soutenue par une chaise sur le dossier duquel il y avait une serviette pour s’essuyer les mains tenait lieu de vestibule. On entrait ensuite dans une seule pièce qui était tout à la fois un salon, une salle à manger, sans oublier la cuisine ! Un poêle Godin ronflait en hiver. C’est là que grand-mère s’épanouissait après son petit tour au jardin. Un petit muret était embelli par des plantations rustiques, muguet, myosotis, tulipes, jacinthes, narcisses etc… La spécialité de tante Marie était la culture des chrysanthèmes, beaucoup plus beaux que chez les fleuristes.
Grand-père s’occupait du potager quand il ne déléguait pas ses pouvoirs à son fils. Grand-mère soignait les poules et les lapins. Mon père était chargé de couper de la luzerne et autres herbes savoureuses pour ces lapins qu’il prit en horreur. Il refusa obstinément d’en manger une fois marié. De même, cet homme qui mangeait de tout avec appétit détesta le riz, même sous la forme de gâteau. À sa mère, il donna l’explication suivante : dans la cour de récréation et à l’extérieur, il fut condamné à se battre pour son honneur. Marie Haury était devenue Marie au riz et papa fonçait, tête baissée lorsque cet énoncé blessant était proféré.
À la nuit tombée, il fallait prendre la direction de la grande et supposée belle maison où se trouvaient les chambres et un vaste grenier. Il n’y avait pas de chauffage et lorsqu’on entrait dans le lit bassiné à l’aide d’une brique enveloppée d’un linge, on passait de la sensation de brûlure à celle de grand froid. On avait intérêt à s’endormir rapidement.
Mes grands-parents et leurs filles s’accommodaient facilement de ce manque de confort. Pour eux, le séjour à la maison n’était que transitoire. Le travail primait. Grand-père travailla beaucoup. Il avait repris le chemin de l’usine et il ne compta pas ses heures, pressé de gagner de l’argent pour acheter son métier et devenir tulliste à son compte. Il y parvint à force de volonté. Le métier qu’il alla chercher avec ses frères tourna avec des commandes inespérées. Mes tantes et mon père le secondaient, grand-mère tenait les comptes. Elle envisagea d’acheter une voiture pour son fils, ce qui, à l’époque, était le comble du luxe. Hélas la crise de 1929 survint et frappa la France quelques années plus tard. « Adieu veaux, vaches, cochons, couvées », grand-père dut vendre son beau métier au prix de la ferraille puis il se loua dans les fermes comme ouvrier agricole et travailla à la tâche. Mon père garda un souvenir amer du repiquage des betteraves. Il avait dû se résigner à le suivre car cet homme terrible lui retira le beurre un soir en spécifiant qu’il était réservé aux travailleurs. Tante Marie cacha sa tartine pour la lui donner, à l’abri du regard du patriarche.
Durant cette période de pauvreté, papa renoua avec les études par correspondance, passa des concours à Paris et finit par devenir secrétaire de mairie, ce qui lui permit à la fois de pouvoir gagner sa vie et de s’émanciper de la tutelle de son père. Grand-père reprit le chemin de l’usine lorsque les commandes abondèrent à Caudry. Ses filles l’y suivirent jusqu’au mariage de tante Victoire qui s’installa à Caudry avec son mari, également tulliste. Grand-père travailla jusqu’à un âge avancé. À l’atelier, on venait parfois le chercher pour défendre « les vieux ». Or ces vieux étaient souvent plus jeunes que lui.
Lorsqu’il se sentit rattrapé par l’âge, il se retira à Audencourt et papa eut toutes les peines du monde à lui faire obtenir une misérable retraite. Grand-père était si orgueilleux qu’il ne voulait pas s’inscrire au chômage, préférant travailler comme une bête de somme plutôt que de solliciter une obole. Il avait donc des trous conséquents dans son parcours. Papa oublia tous les différends qu’il avait eus avec lui et chargea ses sœurs de faire du démarchage auprès des personnes qui l’avaient employé pour qu’elles signent une reconnaissance sur l’honneur de son passage et de son labeur en leur entreprise.
Tout fut fait car Victoire et Marie éprouvaient une vive admiration pour leur père et il put enfin bénéficier d’une petite somme bien méritée.
Le jour de l’An, il était heureux de m’offrir des étrennes. J’avais beau les refuser farouchement, il insistait et me mettait le billet de force dans la main.
   
                        à suivre … épisode V

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