vendredi 11 novembre 2011

Au pays de Cendrillon


Lorsque le carrosse d’or fit son entrée dans le parc du palais de Cendrillon, traîné par six chevaux pommelés, les laquais eurent le souffle coupé : qui allait descendre de cet attelage princier ? Aspirés par un tourbillon ocre et bleu, ils furent emportés dans une autre dimension et ne surent jamais qu’un Ibis royal avait descendu le marchepied déployé par des tourterelles.
L’oiseau fit une entrée triomphale dans la salle de bal où les couples valsaient à la lueur des flambeaux. Avisant une cigogne qui faisait tapisserie, le prince, car c’en était sûrement un, s’inclina auprès de la cavalière et ils dansèrent avec tant de grâce qu’il se forma spontanément une ronde pour les admirer.
L’arrière-petite fille de Cendrillon pour qui cette soirée était donnée fut heureuse de cet intermède qui lui permit de s’éclipser dans le parc. Amoureuse de la poésie et des belles lettres, elle n’était pas d’humeur à subir le marivaudage des nobles de la contrée qui songeaient surtout à faire main basse sur son bel héritage.
Brillant au clair de lune, une énorme citrouille évidée et transformée en habitacle lui donna le goût du voyage. Elle s’installa et ne fut pas surprise de constater qu’un mouvement était impulsé. Elle ferma les yeux et se laissa entraîner au gré des vents et de l’allure des chevaux qui tenaient à la fois du griffon et de la licorne.
Lorsque la sensation de balancelle prit fin, elle regarda autour d’elle et découvrit un paysage marin. Une barque était amarrée sur le rivage. Elle s’y assit et attendit que le marin pilote hisse la voile et prenne le large, ce qu’il fit après s’être délesté de la grande cape qui l’enveloppait, lui donnant la silhouette de Corto Maltèse. Soraya, la jolie princesse amoureuse des poètes, observa les étoiles, soulagée à la pensée d’être libre. Mentalement elle écrivit de nombreuses pages qui se dispersèrent au gré des vents, s’incrustant dans la nacre des coquillages.
 Pendant ce temps, la fête achevée, les couples appelèrent leurs domestiques, exigeant que les attelages soient préparés au plus vite. Chacun s’étonna en voyant une énorme patache en forme de citrouille s’étaler dans la cour. On leur avait parlé d’un carrosse d’or et chacun déplorait de ne pas avoir vu la merveille qu’on leur avait décrite.
Le magnifique couple formé par l’Ibis et la cigogne prit place dans la citrouille qui s’étira pour devenir carrosse sous les yeux ébahis de la cour. Il s’agissait assurément d’or pur car sous les éclats de la lune, l’étrange véhicule étincelait, envoyant à la ronde des feux flamboyant comme autant de fusées.
Les six chevaux pommelés et leurs cochers se détachèrent dans un halo argenté et l’attelage partit en majesté.
Alors que tous étaient sous l’effet de l’enchantement, la nourrice sortit, les cheveux dénoués et les mains tremblantes : la princesse, leur belle Soraya, la jeune fille pour qui on avait donné ce bal avait disparu et il ne restait rien d’elle, pas même une pantoufle de verre.
Maudits soient ce carrosse et ce couple d’oiseaux venus d’ailleurs ! La curiosité les avait tous aveuglés ! Personne n’avait signalé la disparition de la princesse, ce qui relevait de la faute diplomatique. Occupée à régler le protocole du coucher de la princesse, elle-même participait de la coupable négligence et elle n’aurait pas le moindre répit jusqu’au retour du joyau du royaume.
Son honneur mis en cause, le sénéchal, garant de la sécurité du palais dépêcha une escouade de voltigeurs à la poursuite du carrosse suspect. Un carrosse d’or ! Ce seul élément aurait dû leur paraître étrange. De plus, le sénéchal constitua plusieurs escadrons afin qu’ils fouillent méthodiquement les moindres recoins du royaume pour retrouver la princesse héritière.
Un jeune homme modeste, de petite noblesse, qui avait été invité au bal pour ne pas afficher de mépris envers ses ancêtres insista pour participer aux recherches. Il n’avait pas dansé de toute la soirée, attendant patiemment que la princesse accepte de lui accorder sa main pour un quadrille mais elle avait mystérieusement disparu et chacun avait tenté sa chance auprès d’une belle ou s’était contenté d’observer le couple fabuleux formé par l’Ibis royal et la cigogne.
Lorenzo, tel était le nom du jeune homme, fut accepté par une escouade de cavaliers, heureux de se voir adjoindre une personne motivée. On lui offrit un cheval et tous partirent sans tarder.
Pendant ce temps, bercée par le roulis des vagues, la princesse poursuivait son rêve. Elle fut un instant distraite par l’apparition, à l’horizon, d’énormes rochers. Il y en avait un qui avait la forme d’une lyre et l’autre ressemblait, à s’y méprendre, à un énorme parchemin. Le courant entraînait la barque inexorablement vers ce chenal improvisé en pleine mer, rendu dangereux par son étroitesse. Sans se retourner, le marin jeta par-dessus son épaule une étoffe fine qui couvrit sa passagère, lui ôtant ainsi momentanément la vue. Dans ce flou où orchestraient le fracas des vagues se brisant contre les récifs et les cris des oiseaux que l’on pouvait interpréter comme des sauve-qui-peut, Corto Maltèse ou son avatar déploya avec infiniment de force et d’adresse tout son talent et bientôt les énormes rochers ne furent qu’un lointain souvenir. Le murmure des flots refit surface. Soraya se débarrassa de la fine étoffe qui l’avait protégée et renoua avec la poésie de ses pensées.
Elle se promit de broder une cape pour l’étrange jeune homme dont elle ne voyait que le dos, une fois revenue au palais. À cette évocation, elle réalisa soudain que sa nourrice devait être au désespoir. Le remords la submergea, créant en son cœur une rose vivace et pourprée. Cette fleur explosa dans sa poitrine, la propulsant dans un autre monde, terrestre cette fois. Elle marcha avec beaucoup de précaution sur un sol parsemé de minuscules cratères qui contenaient des joyaux à l’état brut, rubis, émeraudes, topazes, saphirs et surtout de magnifiques diamants. Craignant de se blesser car elle portait toujours des chaussures de bal, Soraya fixait le sol, déçue également d’avoir perdu le navigateur qui avait fait battre son cœur jusqu’à l’extrême.
Lorsque les cratères laissèrent la place à une allée de sable fin, elle leva enfin les yeux et découvrit à l’horizon une gigantesque citrouille d’or pur parsemée de motifs cristallins qui semblait faire office de palais. De fait, en s’approchant, au terme d’une longue marche adoucie par un sol meuble propice à la promenade, elle fut accueillie de belle manière par une escorte de jeunes femmes qui se mirent spontanément à son service.
Elle pénétra dans le palais et admira la décoration automnale de chaque pièce. Tables en forme de feuille morte aux blancheurs flamboyantes, chaises et poufs épousant les contours de potirons, potimarrons et courges. Des lueurs orangées se réunissaient en faisceaux et balayaient les contours des salles organisées en rotondes. Soraya fut entraînée dans une suite royale qui lui était destinée. Un tableau où elle apparaissait en un costume féerique ne laissait pas le moindre doute.
Elle se déchaussa et se rendit dans la salle de bains où un jacuzzi la délivra de toute la fatigue accumulée lors de cet incroyable voyage. Des serviettes orangées au sortir du bain parfumé épongèrent son corps qui avait retrouvé toute son élasticité. Deux jeunes filles l’aidèrent à porter un joli costume dont les broderies avaient la finesse et l’éclat de la lune rousse. Ainsi vêtue, Soraya avait la beauté des princesses orientales et resplendissait comme l’astre du rêve poétique. Guidée par un majordome, la jeune aventurière s’assit dans un fauteuil profond et goûta avec plaisir les bouchées gourmandes qu’un cuisinier inventif et talentueux avait créées, feuilletés délicats à la mousse de marron, fondants chocolatés, fruits de saison déguisés, sirops colorés et pétillants, bref un vrai bonheur d’enfance.
Alors qu’elle se restaurait, Soraya ne s’était pas rendu compte que la pièce avait curieusement rétréci. Les murs se rapprochèrent, formant une sphère qui pulvérisa l’ensemble de la structure. La jeune fille fut propulsée dans les airs, à l’intérieur d’une nacelle qui s’éleva à la hauteur des nuages. Pendant ce temps, les cavaliers avaient l’impression de tourner en rond dans un univers étrange où les sortilèges tenaient lieu de repères géographiques. Tel buisson rencontré au détour d’un chemin explosait en myriades d’oiseaux qui obscurcissaient les nuées, telle rivière serpentant sur les pierres au soleil s’asséchait brusquement, ouvrant sur un cratère où le feu menaçait de brûler les sabots des juments intrépides. Fleurs et prairies devenaient tout à coup rocs et crevasses dont les angles friables piégeaient les jambes des alezans. Lorenzo descendit de cheval et prit la tête de l'escorte, à pied, volant littéralement de roche en roche, son poignard lui servant de parade pour éviter des oiseaux agressifs qui cherchaient à l’aveugler. Il concentrait ainsi sur sa personne toutes les nuisances fomentées par un redoutable magicien.
Ils finirent par arriver dans une plaine et virent miroiter à l’horizon l’or pur serti de pierreries du fameux carrosse qui semblait lié à la disparition de la princesse.
Ils arrivèrent à sa hauteur après une petite heure de marche et juste au moment où Lorenzo s’apprêtait à ouvrir la porte du carrosse, les cavaliers ayant tous mis pied à terre par mesure de prudence, le carrosse explosa en un jaillissement de pépites et de joyaux. Chacun attrapa au vol de quoi vivre de façon confortable le reste de ses jours, à l’exception de Lorenzo, désespéré de perdre le relais qui allait le conduire à sa bien aimée.  Mais c’est alors que la situation semblait tragique qu’il se produisit un incroyable scénario.
Un ballon balaya l’horizon bleu et atterrit aux pieds du jeune homme et de son escorte. Soraya en descendit, les joues roses, vêtue d’une longue robe couleur d’orient.
Elle accepta la fougueuse étreinte du beau Lorenzo, regrettant néanmoins son navigateur de rêve. Un oiseau bleu se percha sur son épaule et lui murmura : « C’est le sort de toutes les jeunes filles. Elles rêvent d’un bel inconnu mais finissent toujours par épouser un proche ami, le seul amour véritable ».
L’oiseau s’envola sur l’épaule de Lorenzo, effleura sa joue de ses plumes soyeuses et  rejoignit enfin ses compagnes dans le beau ciel d’automne, bleu et or.
L’escorte victorieuse revint au palais, enrichie de la présence lumineuse de la princesse et de son amant.
On ne sut jamais quel rôle l’Ibis royal avait joué dans cette pièce charmante. Certains oiseaux prétendirent qu’il avait servi de révélateur et d’initiateur mystérieux aux joies de l’aventure sans laquelle les jeunes filles, princesses ou non, ne s’engagent pas dans la voie amoureuse.
Soraya épousa Lorenzo, mit des enfants au monde mais ne quitta jamais totalement une pièce qu’elle avait fait aménager où abondaient livres, parchemins, secrétaires précieux aux multiples tiroirs. Un jour, elle se décida à raconter l’histoire de celui dont elle ne savait rien, le navigateur qui avait la silhouette de Corto Maltèse et à dater de ce jour, elle fut véritablement apaisée et consciente de son bonheur auprès de son époux.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire