lundi 12 février 2024

Coeur de perle

Dans un palais ouvert à tous les vents du monde vivait dans le plus total isolement la princesse d’un royaume oublié. Héritière de sa lignée, Marie-Aurore devait cependant subvenir à ses besoins en entretenant un potager sous la forme de pots colorés et amovibles Un modeste poulailler lui permettait de se régaler d’œufs qu’elle accommodait de diverses façons. De plus, son titre de princesse impliquait un savoir-faire en pâtisserie, dans la perspective d’une rencontre inopinée avec un prince. C’était le b-a-ba de tous les contes de fées et elle se devait de le respecter à la lettre. Elle feuilletait souvent un livre de recettes agrémenté d’enluminures et se référait à ses précieux conseils avant de se livrer à des expériences qui lui permettaient de subsister en tenant son rang. Des tourterelles lui tenaient lieu de dames de compagnie. Elle admirait leur plumage haute couture qu’elle reproduisait sur des rouleaux de soie sauvage qu’elle avait découverts avec bonheur dans une malle volumineuse. Quelques robes de rêve et des bijoux offraient une note lumineuse à tout cet ensemble luxueux.

Pour ne pas ressentir les effets néfastes de la solitude, Marie-Aurore avait nommé première dame une tourterelle qui portait un plumet sur la tête tout à fait hors du commun. La princesse voyait dans ce signe distinctif une raison suffisante pour lui vouer une certaine considération. Une chaîne d’or ornait son cou gracieux, symbole de son appartenance aux êtres de haut rang choisis par la souveraine. Loin de se prendre pour une Elisabeth 1ère, Marie-Aurore était surtout une adolescente abandonnée, une reine sans pouvoir véritable si ce n’est celui de conduire sa destinée. La première dame avait pris l’habitude de venir se percher sur une épaule de la princesse. Marie-Aurore mettait ces instants à profit pour lui confier ses tourments.

Un jour, un orage violent fit trembler le palais sur ses bases. Les tourterelles volaient à tire d’aile autour de leur bienfaitrice, cherchant un problématique réconfort. Une colonne de marbre rose s’effondra ce qui eut pour effet de mettre à jour un escalier qui s’enfonçait dans les profondeurs de la terre.

Marie-Aurore décida de tenter l’aventure. Elle confia le palais à ses amies tourterelles sous la conduite de la première dame et descendit munie d’une lampe à huile qui rappelait celle d’Aladin. Aucun génie ne s’était manifesté cependant lorsqu’elle l’avait frottée pour la lustrer. Par contre, elle fonctionnait à merveille, ce qui permit à la princesse de se montrer téméraire.

Elle descendit ainsi mille et une marches et au terme de cet étrange voyage dans les profondeurs de son royaume, elle arriva après avoir marché sur une allée pavée de pierres dorées à l’or fin, dans une immense grotte inondée de lumière. Un instant éblouie, elle mémorisa graduellement le mobilier précieux qui l’ornait. Une coiffeuse dotée d’accessoires de toilette richement décorés attira son regard. Elle se mira dans une glace ovale qui lui réveilla, dans sa perspective, la présence d’un jeune homme qui peignait, face à la mer, une toile où dominaient le bleu et le rose. Délaissant l’investigation des objets, elle s’approcha à pas lents du peintre dont la longue chevelure soyeuse piégeait les rayons du soleil. Elle lui posa doucement une main sur l’épaule mais le jeune homme ne posa pas ses pinceaux. Au contraire, il sembla doté d’une énergie nouvelle et brossa à grands traits sa propre silhouette. Fascinée, Marie-Aurore ôta sa main et suivit un à un les cercles magiques qui l’enserraient dans la toile. Combien de temps resta-t-elle ainsi figée devant une toile qui la révélait à elle-même ? Nul ne peut le dire. Mais elle fut au comble de l’étonnement lorsque l’artiste peignit à petites touches la première dame dont le collier d’or retenait la lumière, à la manière de Vermeer de Delft qui emprisonnait un supplément d’âme dans les perles qui faisaient partie intégrante de la personnalité des jeunes beautés qu’il offrait au jour.

Lorsque le tableau fut terminé, le peintre se tourna enfin vers elle et elle regarda avec une vive émotion le visage de celui qui l’avait peinte avec autant de sensibilité. Ce qui la frappa tout d’abord, c’est la couleur de peau de ce prince de l’art pictural. La décrire est pratiquement impossible mais ce que l’on peut noter, c’est qu’elle était en harmonie avec celle de la chevelure, noire de jais, avec de petites boucles en forme de rosaces. Ce jeune homme était si beau qu’elle était au bord de la rupture. Apparemment, l’admiration était réciproque, à ceci près qu’il semblait préparé à la rencontre tant la ressemblance était nette entre l’héroïne du tableau et la princesse. Il tomba à genoux devant elle et lui baisa respectueusement la main. Marie-Aurore émerveillée, contemplait la beauté faite homme avec ravissement. Un ange passa puis les deux jeunes gens se décidèrent d’un commun accord à prendre le chemin qui menait à la mer. Côte à côte ils marchaient à l’unisson au rythme des vagues qui venaient mourir sur le sable.

Comme deux enfants, ils ôtèrent leurs chaussures et coururent sur le bord de mer accompagnés par les mouettes qui ponctuaient de blanc un infiniment bleu. Au bout de quelques chasse-poursuites, ils se reposèrent haletants sur le sable. Le soleil les sécha rapidement et les nimba de teintes vieil or. Le grain de peau de l’artiste était mis en valeur par les miroitements de la lumière. Marie-Aurore se retint à grand peine de caresser ce beau visage si surprenant pour elle, habituée à contempler sa propre personne vouée au blanc. Puis elle songea avec beaucoup de sagesse qu’il était vain de porter un jugement esthétique sur autrui et qu’il était préférable de mettre les cœurs à l’épreuve. Elle regarda l’horizon afin d’échapper à l’envoûtement mystérieux qui s’était emparé d’elle. Son compagnon s’endormit. Quelques heures plus tard, il lui confia qu’il avait peint nuit et jour, poussé par une force qui l’aliénait totalement. Ils rentrèrent à la grotte. Andréas, tel était le prénom du jeune homme au teint mordoré, ouvrit des cartons et exposa à sa compagne des aquarelles d’une grande beauté. Un dessin surtout retint son attention. Il s’agissait d’un palais où abondaient vasques lumineuses et jets d’eau. Des parterres de fleurs ornaient des colonnes de marbre posées sur des lions aux yeux incrustés de rubis. Une petite fille jouait avec un bichon sous le regard attendri de ses parents. Le cœur de la princesse battit à tout rompre. A n’en pas douter, il s’agissait d’un tableau de famille, la sienne, dans son palais natal. Qu’était-il arrivé pour qu’il tombe ainsi en ruines ? Où étaient ses parents ? Elle se tourna vers Andréas mais la grotte était déserte. Elle feuilleta les carnets de dessins, les esquisses et admira des aquarelles où fleurissaient des lotus.

Prise d’une inspiration subite, elle dessina sur une feuille vierge la précieuse malle où subsistaient les objets reliés à son passé, esquissa la première dame en plein vol dans son palais en ruines, signa de son prénom et reprit la petite lampe pour gravir les marches qui la ramèneraient dans son domaine.

Les tourterelles manifestèrent leur joie en la revoyant. Marie-Aurore lissa leurs plumes avec beaucoup d’émotion. La première dame se nicha affectueusement sur son épaule et l’accompagna dans tous ses mouvements. Après avoir remis un peu d’ordre dans la pièce bouleversée par les effets ravageurs de l’orage, la princesse se cala dans le rocking-chair où elle aimait songer à sa destinée. Elle se laissa aller à la somnolence, berçant dans le va-et-vient du fauteuil la première dame qui s’était blottie sur ses genoux.

Enfin reposée, elle se dirigea vers la malle et examina un à un tous les objets, espérant trouver un indice révélateur de son histoire.

En palpant une étoffe bayadère, Marie-Aurore sentit une aspérité dans les replis de l’ourlet. Elle le décousit soigneusement sur la longueur de l’objet qu’elle mit au jour avec admiration. Il s’agissait d’une perle noire de la plus belle forme oblongue. En l’observant de près, elle vit se dessiner la fine silhouette d’Andréas. Il peignait avec ferveur une jeune femme à la perle irisée, celle qu’elle tenait actuellement entre ses mains délicates. En examinant le décor, elle constata qu’il n’y avait aucune trace de l’escalier qu’elle avait emprunté d’abord pour le rejoindre, ensuite pour s’échapper. Apparemment c’était une issue virtuelle qui n’existait que pour elle. Leurs mondes étaient totalement séparés. Elle éprouvait des sentiments mêlés face à ce constat. Un soulagement l’envahissait à la pensée qu’elle restait maîtresse de son destin. Elle n’emprunterait l’escalier que si elle le souhaitait et elle restait à l’abri de toute intrusion inopinée. Elle n’aurait pas aimé voir surgir Andréas dans son palais fût-il délabré. Il n’en restait pas moins le cœur de son royaume et elle pensait lui redonner son éclat et sa force. Par ailleurs, un peu de nostalgie amoureuse s’infiltrait en elle insidieusement. L’éclat du jeune homme développait en elle des rêveries poétiques. Soieries et satins lui semblaient peu de choses en regard de l’infinie douceur que ce teint hors du commun à ses yeux générait en elle. Elle se moqua gentiment d’elle-même en pensant qu’elle n’avait rencontré personne à l’exception de ce jeune homme et qu’il était sans doute prématuré de ce fait de tirer des conclusions définitives de cet émoi adolescent.

Cependant la perle lui envoya des images choc qui pulvérisèrent les rêves de son devenir amoureux. Des scènes de bataille et de carnage se déroulaient en son propre palais. La magnificence de son ameublement disparaissait au fur et à mesure de la progression des ennemis qui n’hésitaient pas à taillader statues, vases précieux et tissus chatoyants pour tuer de la manière la plus féroce les habitants du palais. Impossible de se cacher. Les moindres recoins étaient explorés. Aucune pitié n’habitait ces tueurs qui poignardaient avec une joie sauvage femmes et enfants. Les hommes étaient parqués, prêts à subir d’immondes tortures dans un gigantesque supplice. La reine, très digne, entravée à l’extrême fut poussée dans une barque tandis que le roi rejoignait ses sujets pour un autodafé final. Dans cette incroyable mêlée apparut un étrange attelage. Un carrosse miniature tracté par des oies sauvages empruntait la voie des airs, emportant comme un trésor une petite fille dont on avait soigneusement bandé les yeux afin qu’elle n’assiste pas au massacre de sa famille, des dignitaires et des serviteurs.

C’est sur cette image tout à fait fantastique que Marie-Aurore tomba en catalepsie. Lorsqu’elle se réveilla, il faisait nuit noire et la perle qu’elle tenait toujours au creux de sa main étincelait de mille feux. Le jeu de lumières festif prit fin et elle put contempler l’atterrissage des oies sauvages sur les rives d’un lac où se profilaient des barques de pêche. L’équipage musclé faisait halte pour lancer les filets à la grande joie de la petite fille qui n’avait jamais vu un tel spectacle. Une nounou qui sentait bon la vanille et le cacao la prit dans ses bras avec infiniment de délicatesse et l’emmena dans une case joliment meublée et dotée d’un rocking-chair semblable à celui où elle aimait tant s’asseoir au palais. Après l’avoir nourrie de galettes de manioc et de lait chaud, elle se cala dans le fauteuil avec la petite sur ses genoux et l’endormit en lui chantant une berceuse.

Les larmes coulèrent sur les joues de Marie-Aurore qui retrouvait enfin une trace de son passé. Elle sentait se développer des ondes de tendresse. Cependant une question ne manquait pas de la tarauder. Qu’était devenue sa mère ? Corollairement, elle se demandait également si son père avait pu survivre au carnage programmé. Cette fois, la perle ne renvoya aucune image. Un instant, elle faillit perdre l’éclat de sa texture. Afin de ménager ce témoin du passé, Marie-Aurore la posa avec délicatesse dans un écrin de nacre garni de velours pourpre et se coucha dans le lit de la Reine, unique vestige somptueux du règne de ses parents. Elle trouva très vite un sommeil réparateur sans nuage et sans rêve.

Pendant ce temps, dans la grotte marine, Andréas peignait sans relâche. Des paysages colorés naissaient de ses pinceaux qui semblaient une prolongation de son être. Une petite fille blonde et un garçon noir qui lui ressemblait comme un frère se donnaient la main et couraient vers les barques emplies de poissons frétillants. Une jeune femme les regardait avec tendresse. Il était difficile de peindre ses traits avec minutie car elle était vêtue d’une longue robe bleue et dissimulait son visage derrière un éventail où apparaissaient des hérons blancs. Andréas ne se posait aucune question. Une force inconnue s’était emparée de lui et il obéissait à toutes les sollicitations artistiques dont il était l’objet. Une mouette mit fin momentanément au travail entrepris car elle lui frôla la joue au risque de lui faire perdre la maitrise de son pinceau. Elle déposa sur un coussin qui garnissait le sofa d’une douceur inavouée une perle blanche de forme oblongue. Intrigué, Andréas fit un brin de toilette et s’assit un instant, la perle dans la main. D’anciennes mélopées envahirent la grotte et il aperçut, non sans surprise, la silhouette d’une jeune femme emprisonnée dans une immense cage de bambous. Elle suppliait qu’on vienne la délivrer, arguant du fait que ses jours étaient comptés. Son cœur battit la chamade lorsqu’il se rendit compte que cette femme n’était autre que celle qu’il peignait sur la toile où abondaient les thèmes de la tendresse. Ainsi cette jeune femme était prisonnière de forces maléfiques. Mais qui pouvait les manipuler ? Un être sanguinaire apparut, l’épée rougie par le sang de tous les vaincus du palais. Autre vision, une scène de carnage dans le palais qu’il avait peint en majesté le surprit par sa férocité. Puis une image le stupéfia par sa féerie. Un carrosse attelé à des oies sauvages emportait dans les airs la petite fille du tableau. Que signifiaient toutes ces visions ?

Andréas décida de ne pas chercher à en savoir davantage. Il déposa la perle dans un coquillage garni de mousse et reprit son pinceau. Néanmoins il n’était pas délivré de toute cette énigme car la jeune femme refit surface sans qu’il l’ait vraiment désiré. Au creux d’une vague, enchaînée et désolée, la reine déchue lançait un appel désespéré.

Le jeune homme ne put résister à ce chant de mort. Il posa son pinceau, revêtit une tenue confortable et imperméable, chaussa des sandales solides et partit en direction de la mer à la recherche de la prisonnière.

Chacun des deux jeunes gens prenant le relais de l’imposition des images témoins, les journées passèrent à un rythme apaisé.

Les recherches d’Andréas se soldèrent par un échec. Il avait beau scruter les vagues, aucune jeune reine ne se signalait par un cri de désespoir. Seules les mouettes ponctuaient de leur chant rauque la grande voix de la mer. Cependant une vision s’imposa à Marie-Aurore tandis qu’elle s’affairait auprès des pots qui lui tenaient lieu de jardin. Dans le cœur d’un chou d’ornement, une poupée à visage humain se tordait les mains de désespoir. Marie-Aurore la prit délicatement et la déposa dans le creux de sa main gauche avec beaucoup de douceur. La petite créature bondit sur le sable de l’allée et disparut en direction des rochers.

Marie-Aurore explora tous les recoins des parcelles de terre qui jouxtaient son palais puis elle dut se rendre à l’évidence, la princesse miniature avait choisi la liberté. Elle ne revint pourtant pas bredouille. Une petite couronne d’or coiffait un rosier qui marquait la limite du jardin. C’est avec beaucoup d’émotion que la princesse installa l’objet précieux sur la coiffe de dentelle d’une poupée bretonne répertoriée sur la liste des trésors de la malle. Elle semblait avoir été faite pour elle. La jeune fille rêva de longues heures près de ce témoin des songes. Puis elle décida d’oublier cet épisode puisqu’elle n’en trouvait pas la signification.

Quant à Andréas, il eut la surprise de voir naître sous ses pinceaux aériens des beautés bretonnes qui arboraient fièrement les coiffes de leur terroir. L’une d’elles l’intrigua. Une couronne d’or aux fines ciselures se nichait entre les deux ailes amidonnées de la coiffe comme un oiseau. Il s’interrogea également sur le fait qu’elle ressemblait à la reine prisonnière qu’il devait délivrer. Marie-Aurore apparaissait au bout d’une allée qu’il ne connaissait pas. Elle était si belle et paraissait si heureuse qu’il en eut le cœur navré.

Il se souvint de la perle blanche et s’en saisit, désireux d’assister à des révélations nouvelles. La reine apparut en majesté. Elle souriait et parlait tendrement à un jeune homme dont il ne voyait que le dos. Ce dernier s’agenouilla et baisa respectueusement la main de la reine. Lorsqu’il se retourna, Andréas sut qu’il était le roi tant sa prestance et sa beauté étaient inégalables. Il disparut dans une barque, seul au creux des vagues démontées.

La reine se mit à broder tandis qu’une petite fille, Marie-Aurore à n’en point douter, babillait à ses côtés.

Andréas songea qu’il venait d’assister à une scène antérieure au carnage, au temps où le palais resplendissait de luxe vertueux. Un être dissimulé derrière un rideau de soie attira son attention. Il semblait dévoré par la haine et l’envie. Il se mit à fourbir une épée, avec l’intention nette de s’en servir. Une intrigue de palais avait donc mis fin au bonheur du couple royal. Quant à Marie-Aurore, elle avait été sauvée par les oiseaux. « Et moi, tu m’oublies ? » dit une petite voix flutée. Andréas avait devant lui la première dame reconnaissable au tour de cou en or qui rappelait ses hautes fonctions. Elle vola autour de lui avant de se transformer en fée bienfaisante. « Cher filleul, tu veux connaître la vérité. Il m’appartient de te la donner. Avant que je te décrive les événements dont tu as déjà perçu quelques éléments, je dois te raconter une histoire, presque une légende. Dans les profondeurs d’un océan vivait une sirène. Elle veillait jalousement sur un trésor, des perles dont la limpidité captivait les splendeurs marines. Parmi toutes ces perles, un cœur formé d’une perle noire et d’une perle blanche était destiné au prince de ses pensées. Mais un jour, un pêcheur de corail profita d’une absence de la sirène pour mettre la main sur cette extraordinaire preuve d’amour. Il la destinait à son aimée mais il fut à son tour spolié par un marin breton qui se devait pour épouser la femme de sa vie de rapporter un gage irréfutable de sa hardiesse. La belle Solenn l’attendait au pays. Sa coiffe amidonnée résistait au vent. Elle attendait son bijou de mariée avec impatience. Hélas ! Un oiseau malicieux s’empara des deux perles pour les déposer au bord d’un lac où jouaient deux enfants, un petit garçon noir et une petite fille blanche à l’image du bijou. Comme les deux enfants se le disputaient, une nounou ravissante et aimante sépara les deux lobes du cœur et donna à chacun la moitié qui lui revenait. Cependant la mère de l’enfant blond qui craignait par-dessus tout les haines raciales procéda à l’échange des perles. Au petit garçon noir, la perle blanche, à la petite fille blanche la perle noire. Puis elle disparut dans un tourbillon lumineux. Voilà cher Andréas. Tu devines bien entendu que tu es le petit garçon noir qui jouait au bord du lac.

- Certes, mais comment suis-je venu ici, en cette grotte près de la mer, loin de ma famille ?

 - Cela, mon enfant, ne s’explique hélas ! que par les guerres. La reine avait raison de se méfier des haines raciales car les combats avaient eu raison de l’amour qu’elle avait dispensé en son palais. C’était une reine orientale à qui le hasard avait attribué une peau blanche mais ses ennemis connaissaient ses origines et voulaient l’expulser de son palais. C’est ainsi qu’elle préféra disparaître à bord d’une barque tandis que le roi sauvait chèrement sa vie dans une lutte sauvage. Ils ne se revirent plus. Avant de s’échapper, la reine me demanda de veiller sur son trésor, la princesse Marie-Aurore. Nous devions nous retrouver au bord du lac pour y vivre loin du tumulte. C’était sans compter sur la ruse des félons qui en voulaient à sa vie. Ils vinrent dans ce paradis, prêts à tuer à nouveau. Il ne me restait plus qu’à user de mes dernières ressources magiques, ce que je fis sans hésiter et je vous sauvai tous les deux, vous ramenant au palais déserté. Toi, ma perle noire, je te cachai dans une grotte et fis venir à tes côtés ta mère, la nounou du tableau. Quant à Marie-Aurore, elle a grandi dans le palais avec mon aide et celle de mes suivantes. Nous ne lui apparaissons que sous la forme de tourterelles afin de ne pas usurper la place de sa mère, la reine fugitive, à la recherche de son amour perdu.

- Où est ma mère et qu’est devenue la reine ?

- Ta mère est repartie au bord de son lac natal lorsque je lui ai prouvé que tu étais devenu un homme et que tu pouvais assumer ton destin. Quant à la reine, elle a cherché sur tous les océans son roi de cœur, en vain. Désespérée mais gardant en son âme l’amour de sa fille, elle est revenue au palais, me demandant de lui donner des formes diverses afin d’apprivoiser graduellement la princesse qui pouvait garder de la rancune envers une mère demeurée amante.

- Soit – Mais pourquoi ne nous avoir rien révélé et surtout nous avoir fait mener une vie solitaire alors que nous étions si proches l’un de l’autre ?

- Vous étiez trop jeunes pour assumer l’histoire de votre famille. De plus, il était nécessaire de favoriser votre développement personnel et vos facultés créatrices et cela ne pouvait se réaliser dans le tumulte des chamailleries de l’enfance.

- Soit – Mais qu’allons-nous devenir à présent ?

- Pour commencer, tu dois poser momentanément tes pinceaux et voyager pour te préparer aux lourdes tâches qui attendent le dauphin. Pendant ce temps, Marie-Aurore brodera son trousseau de mariée et rêvera le soir en brossant ses cheveux.

- Croyez-vous-vous qu’elle m’aime ?

- En douterais-tu cher enfant ? N’as-tu pas ressenti son émoi lorsque vous regardiez la mer, clef de votre union ?

- Il est vrai. De mon côté, je ressentais des ondes de plaisir qui m’étaient jusque là étrangères et me propulsaient dans un monde que je croyais factice et qui n’était autre que celui de l’enfance.

- A la bonne heure ! Tu commences à comprendre. Il te faut à présent te préparer au voyage qui achèvera ton éducation.

- Mais toutes ces images qui m’ont envahi et que j’ai peintes avec frénésie ne trouvent pas toujours une réponse claire.

- Ainsi va la vie, cher enfant. Prends l’habitude de choisir parmi toutes les données qui te seront offertes. De nombreuses questions restent sans réponse. Des milliers de témoins se manifesteront au cours de ta jeune vie et seules quelques dizaines de personnes compteront pour toi.

- Certes – Ne dois-je pas rencontrer la princesse avant de partir ?

- Je ne te le conseille pas. Il vaut mieux que tu lui reviennes en majesté, sous l’apparence d’un prince qui vient demander sa main à ses parents.

- Le roi est donc toujours vivant ?

- Naturellement – Mes amies se sont occupées de lui. Il rentrera bientôt en son palais pour y retrouver sa bien-aimée.

- Tout est bien qui finit bien soupira Andréas mais je déplore tout de même de partir alors que tout s’arrange.

- Être prince nécessite du courage. Donne-moi ta perle blanche et pars sans te retourner. Tu seras bientôt de retour. Des tourterelles t’accompagneront dans ton parcours, prêtes à agir s’il le faut et te prêter secours avec leurs armes magiques. Tu trouveras une barque à l’est du grand rocher. Un fidèle partisan se chargera de la piloter. Adieu mon fils et que les forces féeriques te gardent ! »

Fatiguée d’avoir tant parlé, la première dame rejoignit la princesse et lui suggéra une manœuvre insolite. Docile, Marie-Aurore emboîta les deux perles, la blanche et la noire et ô miracle ! Il se forma un cœur surmonté d’une couronne, celle là même que la poupée reine avait laissée sur un rosier. Il y eut un grondement sourd accompagné d’éclairs. La terre trembla. Marie-Aurore s’allongea sur le sol, tâchant de comprimer sa détresse. Elle s’endormit, veillée par la première dame qui ne manifestait aucune crainte. Lorsqu’elle s’éveilla, le palais avait retrouvé sa magnificence. La reine lui souriait. Enfin délivrée de toutes les métamorphoses qu’elle avait subies dans sa fuite perpétuelle, elle brillait par son incomparable beauté, la splendeur de ses vêtements et la richesse de son diadème. Des bagues, des bracelets qui serpentaient sur ses jolis bras dorés, un collier de perles alternativement noires et blanches pour symboliser l’union des peuples représentés, donnaient une note de clarté et d’innocence primitive à sa majestueuse personne.

Marie-Aurore se précipita dans ses bras et l’embrassa avec une ferveur mêlée d’admiration. La beauté et la majesté empreinte de bonté de sa mère étaient telles qu’on se sentait heureux d’appartenir à sa lignée.

Pour que la joie soit totale, une voile blanche apparut à l’horizon. Le roi apparut à la proue. Son bouclier étincelait au soleil. Il rompit avec la grandeur hiératique en envoyant un baiser à la dame de ses pensées, sa reine.

Les retrouvailles furent à la mesure de leur vie, empreintes d’émotion et d’amour.

La suite royale put enfin se ressourcer après une longue errance sur les mers. Selon les récits qu’ils firent par la suite, chacun réalisa les souffrances de leur exil. Le leitmotiv du groupe était la fuite. Des îles inconnues leur servirent parfois de refuges. Ils vivaient essentiellement de cueillettes et de produits de la pêche.

La première dame, à ces mots, assuma les fonctions de sa charge. Se métamorphosant en bonne fée, elle rendit aux tourterelles la beauté de leur apparence féminine. C’est ainsi que toutes ces dames improvisèrent grâce à leur talent inné un repas d’apparat.

Le clou du festin consistait en un gigantesque gâteau moka, pâtisserie préférée de la reine car elle lui rappelait ses origines africaines. Des carafes de limonade aromatisée à la rose circulaient sur les tables où régnait une joyeuse ambiance.

C’est dans ce contexte auréolé de bonheur qu’une sirène héla les marins après s’être juchée sur un rocher. Un émissaire rapporta la teneur de ses dires. Elle voulait qu’on lui rende le cœur de perle qui était le joyau de son royaume.

Le couple royal y consentit. La reine ajouta la couronne d’or qui l’avait suivie dans toutes ses pérégrinations. Elle seyait à merveille à la sirène qui agita la main avant de disparaître dans les flots, le cœur de perle en sautoir sur sa poitrine pailletée de billes d’écume.

Le roi et la reine se retirèrent dans leurs appartements laissant Marie-Aurore à ses rêves.

Dans une barque royale, Andréas voguait vers l’inconnu. Mais, elle le savait, elle l’espérait, bientôt il lui reviendrait et ils vivraient une longue et merveilleuse histoire d’amour.


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