mercredi 25 mai 2022

L'Accordéoneu


 

 

 

On l’appelait ainsi, l’Accordéoneu[1], depuis son arrivée à Combourg, près du château. Il venait du Nord, là où l’on prononce les mots comme s’ils étaient voilés de brume. Il était parti comme l’un de ses aïeux qui avait embarqué pour le Nouveau Monde, mais lui, Paul-Marie n’était jamais arrivé au port. Sans connaître Chateaubriand, il avait senti que c’était là qu’on l’attendait. Il avait posé son instrument à terre, un bel accordéon, et s’était mis à jouer. Bientôt il fit partie de la ville et sembla se confondre avec les hautes murailles du château. De temps à autre, il se laissait aller à conter des histoires venues tout droit de la terre pavée de son village. Il y était question d’un haut lieu des merveilles, une mare que les habitants avaient baptisée la mer. Curieuse mer, cette mare aux grenouilles où se pressaient les garnements du village avec leurs arcs et leurs flèches sculptées dans le bois souple des saules. On se bagarrait pour une bille, les yeux d’une belle ou un secret de famille.

En fermant les yeux, il revoyait celle pour qui son cœur battait à tout rompre. Elle se prénommait Annette, avait d’immenses yeux bleus et des mollets ronds. Ses pieds évitaient la corde à sauter maniée par deux camarades qui connaissaient ses penchants amoureux. Il tentait en vain d’oublier la comptine qui faisait ses délices et ses tourments. « Le palais royal est un beau quartier ; toutes les jeunes filles sont à marier. Mademoiselle Annette est la préférée de … Monsieur Christian qui veut l’épouser. Est-ce bien la vérité ? Oui, non, oui, non…. » La corde valsait de plus en plus vite et les deux camarades aux aguets faisaient en sorte qu’Annette marche sur le oui. Toute rougissante, elle donnait un baiser à l’élu qui feignait l’indifférence. Une autre variante était plus cruelle. Paul-Marie était cité en place de Christian et cette fois Annette marchait sur le non. Elle n’accordait aucun regard à celui qui était ainsi rejeté devant tous et Paul-Marie n’avait plus qu’à fuir ces lieux où il n’était pas aimé. Le lendemain, il revenait encore, espérant un miracle : que le oui triomphe et il recevait un baiser. A chaque fois, c’était le dédain et la honte. Quant au beau Christian, il aurait voulu l’étouffer, lui serrer la gorge jusqu’à ce qu’il retombe comme un pantin. Loin de s’imaginer que son fils nourrissait tant de haine, sa mère, Eva la belle le peignait avec amour. Elle le trouvait si beau avec ses boucles brunes qui tombaient en cascades sur sa peau sombre, cadeau d’un gitan de passage car la belle n’était pas regardante pour peu qu’on lui offrît de l’argent et des bijoux. Un jour, l’un de ses amants surnommé Raymond le Sarrasin tant il semblait venir d’un pays solaire, remarqua les yeux noirs désespérés du garçonnet. Il revint le lendemain, non pour sa mère dont il avait reconnu avec le talent la tendance vénale, mais pour le fils. Il lui donna un accordéon et vint chaque jour lui enseigner la manière d’en tirer des accords harmonieux. Il ne manquait pas d’apporter quelques offrandes à la mère, des œufs, des poulets, des objets d’osier dont un magnifique fauteuil où Eva se reposait avec délices.

Ces jours furent pour l’enfant les plus beaux de sa jeune vie. Vint enfin le moment où il put accompagner Raymond qui était de première force au piano du pauvre. Perles de Cristal, Roses de Picardie furent les sommets d’un répertoire qu’il enrichissait chaque jour.

Il avait presque oublié Annette. C’est elle qui vint à lui. Elle se présenta avec un bouquet de fleurs et un lapin en chocolat qui lui avait été  donné pour Pâques. Elle fit sonner deux gros baisers sur ses joues avant de lui demander de jouer pour elle. Ce jour là, Paul-Marie joua comme un dieu. Ses doigts légers volaient sur les touches. Il ne sentait plus le poids de l’appareil. Il en vint même à danser. La clairière qui abritait le wagon désaffecté qui leur tenait lieu de maison était illuminée. Un artiste était né.

Annette éblouie lui glissa un billet de mille francs. C’était lui dit-elle un acompte pour la fête anniversaire de Christian. A l’énoncé du prénom, elle devint si rouge que Paul-Marie en blêmit. A dater de ce jour, il comprit que la belle Annette ne serait jamais à lui. Il fit de son accordéon son compagnon de douleur et mit Piaf à son répertoire.

Puis lorsqu’il devint adolescent, il embrassa sa mère, lui promettant de lui envoyer des nouvelles et de l’argent et prit la route pour le Nouveau Monde croyait-il. En fait il s’arrêta en Bretagne profonde, trouvant en cette terre meurtrie le paradis de son enfance perdue.

Il jouait sur la place du village. Sous ses doigts agiles, l’accordéon devenait un orchestre à lui seul. Défilaient les mélodies pleines de romance et des morceaux de sa composition qui plaisaient infiniment aux jeunes filles. Elles étaient projetées dans un univers où elles étaient reines, infiniment gracieuses et désirées. Elles entraient dans le royaume où Annette était Reine. Un jour, le chant s’échappa de sa poitrine et le prénom tabou fut prononcé. Les filles n’en furent pas jalouses. Elles croyaient que Paul-Marie avait voulu rendre hommage à la bien aimée Anne de Bretagne, duchesse en sabots. L’accordéoneu ne voulut pas les détromper, craignant que leur gentillesse ne se transforme en haine. Pour le récompenser des rêves qu’il faisait naître en leur âme, toutes ces dames le gâtaient. Il aimait les galettes de blé noir cuites sur la braise, servies avec un œuf miroir, accompagnées de bolées de cidre. Le gâteau breton au beurre frais, fourré de crème de pruneaux lestait son estomac de jeune homme. Ensuite, il ne lui restait plus qu’à se retirer dans une cabane nichée au coin d’un bois où il entendait les oiseaux. Parfois des jeunes gens du village lui confiaient une mission. Il partait alors pour donner une sérénade à l’élue de leur choix. Les notes mélancoliques des Amants de Saint Jean créaient une atmosphère romanesque où le rossignol, support musical de la belle voix de Luis Mariano, ajoutait une note de mystère et d’amour. Puis il enchaînait les mélodies du moment. Bonsoir Lili obtenait un vif succès. Le petit bonheur, Une chanson douce s’égrenaient dans l’air du soir. Lorsqu’elles aimaient le donneur des sérénades, les belles se montraient généreuses. Un petit panier où nichaient des douceurs dans du papier d’argent en compagnie de billets de banque descendait de la fenêtre du haut pour récompenser le musicien. Grâce à ces dons, il pouvait subvenir à ses besoins et envoyer des subsides à sa mère vieillissante. Cependant il n’avait pas que des amis. Des joueurs de vielle jadis pressentis pour les sérénades le regardaient d’un mauvais œil. Un jour il fut si bien rossé qu’il resta pantelant dans son refuge et qu’il y serait peut-être mort si une jeune fille n’avait pas eu besoin de ses services. Elle voulait le retenir pour son mariage. Loin de s’enfuir et de le laisser à son triste sort, elle entreprit de le soigner. Lorsqu’il fut capable de se tenir debout, elle le fit chercher en carriole et lui donna une chambre chez elle. Son père était le maire de Combourg ce qui conforta son rétablissement. Des médecins s’employèrent à lui rendre sa vitalité d’antan.

Il fut traité comme un hôte de marque, ce à quoi il fut très sensible. Il avait si souvent eu l’impression d’être un paria que cette aventure devenait un conte de fées. Gwendoline, la future mariée, fit venir un tailleur qui lui confectionna un magnifique costume pour les noces. Elle en profita pour lui constituer une véritable garde robe, insistant sur le fait qu’il fallait concevoir des modèles solides et élégants à l’image du célèbre musicien de la ville. Un bottier se pencha sur ses pieds afin de lui confectionner des chaussures de ville. Une paire de chaussures de marche, solides et légères, fut également programmée.

Le jour de la noce, il apparut aux yeux de tous comme un homme infiniment beau, ce que l’on avait ignoré jusque là tant son accoutrement le desservait. Il joua à la perfection, se surpassant, donnant une âme à ce qui serait resté une noce de campagne. Le cœur des belles se mit à battre pour l’accordéoneu. Bien des parents s’en aperçurent et quittèrent tôt la soirée pour ne pas donner prise à un engouement qui mènerait leur fille à une catastrophe. On ne donne pas sa fille à un vagabond même s’il est un merveilleux musicien. Les doigts agiles de Paul-Marie volaient sur les touches de l’appareil qui n’avait jamais autant mérité son nom de piano du pauvre.

Il souriait mais n’était pas dupe du rejet qu’il subissait. C’est pourquoi après être resté plusieurs jours auprès de Gwendoline et de son époux afin d’accompagner leur lune de miel d’airs célestes ou charmants, il leur dit adieu et prit la route, se dirigeant vers un lieu où coulait une rivière.

Après quelques jours de marche qui lui parurent très aisés du fait de la légèreté de ses chaussures, il arriva sur les berges d’un canal animé par le va-et-vient des péniches. Ce spectacle lui était familier car il lui arrivait souvent, dans le Nord, d’admirer ces bateaux marchands sur la Scarpe ou l’Escaut. Cette fois, il s’agissait des canaux d’Ille et Rance et la perspective était admirable. Il salua les mariniers au son de La chanson des Blés d’Or. Il enchaîna ensuite avec le ptit Quinquin qu’il chanta avec infiniment de douceur. Une péniche s’arrêta. Elle était vermillon et son nom Maroussia était écrit en lettres d’or. Un couple se détacha pour l’applaudir. Leur jeunesse et leur beauté auréolaient la scène d’une tendresse infinie. A la fin de la sérénade, les applaudissements crépitèrent et Paul-Marie fut invité à bord. Il prit place sur un canoë et se hissa sur le pont à l’aide d’une passerelle.

Lorsqu’ils apprirent qu’il n’avait pas d’itinéraire précis à respecter, les jeunes mariés le convièrent à les accompagner jusqu’à la mer. Ils devaient livrer au port des barriques de vin destinées à l’Angleterre. Ravi de l’aubaine, Paul-Marie les remercia en chantant une romance consacrée aux mariniers. Ses belles boucles brunes flottaient au vent, offrant un contraste avec la belle chevelure blonde de Yann, le patron de la péniche.

Sa femme, Marina, portait un prénom qui la prédestinait à sa vie actuelle. Très enjouée, elle faisait passer sa beauté au second plan. Véritable alouette, elle ensoleillait l’habitat exigu du bateau marchand par son activité incessante, ses réussites culinaires et la propreté extrême de la maison sur l’eau qu’elle adorait au même titre que Yann, rencontré un jour dans un bal où il avait fait une brève apparition. Elle était repartie à son bras et fait prévenir sa famille qu’elle avait trouvé l’homme de sa vie et le bonheur. Depuis, elle naviguait sans jamais se lasser, inscrivant son amour dans les tâches ménagères et la joie de la danse lorsqu’ils faisaient relâche.

Paul-Marie eut rapidement l’impression  très agréable et nouvelle de faire partie de la famille, d’être une sorte de grand frère voyageur que l’on reverrait avec plaisir. Le voyage lui parut court car ils touchèrent au port, Saint Malo, la ville corsaire qui avait tant préoccupé les Anglais. C’est avec un peu de tristesse qu’ils se séparèrent. Chacun devait mener sa vie, suivre l’étoile du destin qui lui était propre. Son sac sur le dos, le précieux instrument sur le cœur, Paul-Marie se promena sur les remparts. Il regarda avec tendresse le tombeau de Chateaubriand et admira la fougue des vagues qui venaient se briser sur la digue. Après le château de Combourg, la ville natale du poète romancier, grand voyageur. Il se promena également dans la ville intra muros, se restaura dans une magnifique auberge A La Duchesse Anne. Il y mangea une soupe de poissons, des homards à l’armoricaine et dégusta une part de tarte tatin. Il lui restait encore quelques pièces d’or qu’il dépensa en payant d’avance une chambre dans un hôtel agréable où il se reposa d’avoir tant marché. Remarquant que la présence des musiciens était tolérée et appréciée, il joua maintes fois dans les rues étroites, rivalisant avec d’autres artistes qui ne manifestaient à son égard aucune animosité. Les passants se montraient parfois généreux et il engrangeait les pièces et les billets qu’il gérait avec parcimonie, n’oubliant pas d’envoyer quelques subsides à sa mère. Il put ainsi réunir une somme rondelette qui lui permettrait, s’il le souhaitait, de prendre la mer et de courir sa chance à l’étranger. Il hésitait sur la destination, optant soit pour les Antilles soit pour l’Irlande dont il ne connaissait pas la langue. Il allait finalement se décider pour les Antilles lorsque Marina vint le voir en pleurant. Yann avait été tué par erreur dans une rixe. Un marinier ivre croyant reconnaître en lui un rival amoureux le provoqua de sa lame. Yann eut beau lui jurer qu’il n’était pas la personne concernée, son adversaire n’en tint pas compte et lui planta un couteau dans le cœur. Marina s’en remettait à son ami car elle ne savait que faire. Incapable de diriger seule la péniche et de mener à bien les affaires, elle sollicitait l’aide de Paul-Marie car elle ne connaissait personne en qui elle puisse avoir confiance. Paul-Marie ne parla pas de ses projets par décence et suivit la veuve dans la péniche du bonheur. Elle était toujours aussi belle avec sa peinture pourpre et ses lettres d’or. Il lui semblait qu’elle s’auréolait à présent de l’âme du beau Yann.

Ils partirent à l’aube, Paul-Marie bien décidé à ne pas quitter son moyen d’existence. Il ne connaissait pas le commerce et comptait pour subsister sur son talent. Lorsqu’il apercevait une agglomération, il s’arrêtait, prenait son instrument et s’en allait seul à la rencontre de son public. Il accepta de jouer dans des bals, regagnant la péniche au petit matin, fourbu et chargé de cadeaux pour la belle Marina qui lui souriait bravement en dépit de son énorme chagrin. Elle lui confia un jour qu’elle ne pourrait pas tenir davantage et qu’il valait sans doute mieux qu’elle rejoigne sa famille. Elle vendrait la Maroussia si ses parents l’exigeaient. Sinon elle la garderait en souvenir de son bel amour. Paul-Marie approuva ce choix, lui jura de prendre garde à lui. Il lui enverrait de l’argent afin qu’elle ne connaisse pas une trop grande dépendance vis-à-vis de ses parents puis il partit, tournant le dos à la mer vers un terroir dont on lui avait beaucoup parlé à Saint Malo comme d’une terre de légende.

Il marcha longtemps, s’arrêtant peu car il brûlait d’arriver le plus rapidement possible en Brocéliande.

A proximité de la fontaine de Barenton, il entendit une musique céleste. Dissimulé derrière les genêts, il aperçut un homme à la stature imposante qui jouait admirablement d’un instrument qu’il identifia sans peine, l’ayant vu sur les étalages des boutiques spécialisées : il s’agissait d’une harpe celtique. L’artiste caressait amoureusement ses cordes, un genou en terre, et chantait à l’adresse d’une mystérieuse amante. Lorsqu’il partit, Paul-Marie resta longtemps à la même place, pétrifié. Les sons qui émanaient de son accordéon lui apparaissaient bien dérisoires. Il charmait un public populaire, conquis d’avance, il n’était nullement en mesure de rivaliser avec un tel artiste. Sa vie lui apparut brusquement vide, dénuée de sens. L’accordéoneu ! Ce titre qui jadis le glorifiait le renvoyait à présent à une image floue, celle d’un pauvre type, presque un mendiant à qui l’on offrait de l’argent et des subsides par pitié. Il posa son instrument sur un bouquet de bruyère, s’approcha de la fontaine s’aspergea le front de son eau fraîche. On calmait les fous, avec cette eau limpide. Peut-être retrouverait-il la raison. Il lui suffisait de cesser de se prendre pour un artiste. Il tourna résolument le dos à la fontaine et prit la direction du village de Tréhorenteuc, délesté de cet instrument qui n’était qu’un leurre. Par chance, au cœur de la ville, juste en face de l’église, une maison de pierre répartie en trois bâtiments était à louer. Le corps du bâtiment abritait un métier à tisser. Derrière la petite maison d’habitation, un four à pain attendait pâtes à pain et pâtisseries.

Paul-Marie se promit de changer de vie. Plus d’errance à présent. Il se devait de gagner son pain à la sueur de son front. Il se jura d’apprendre à tisser et à cuire des fournées. Dans cette perspective, il se coucha dans un lit breton. Derrière les draperies brodées, il dormit sans rêve. Au réveil, il alla prendre son petit déjeuner au café du village. Un homme cherchait un ouvrier à l’embauche pour débarder le bois. Il proposa ses services, avouant néanmoins qu’il n’avait jamais fait un tel travail. « Tope là, mon gars dit cet homme jovial en lui tendant une main crevassée. Si tu n’es pas fainéant, tu seras mon homme ! » Ils prirent la route de la forêt mais cette fois, il n’y eut pas de place pour la rêverie et le chant. Il fallait tenir la bride des chevaux qui traînaient d’énormes billes de bois abattues par les bûcherons. Le temps passa à une vitesse vertigineuse. Jour après jour, Paul-Marie tint la cadence. Il fut récompensé à la fin du débardage par une belle liasse de billets qu’il répartit pour moitié à destination de sa mère et de Marina. Il avait souvent pensé à la belle marinière en guidant les chevaux. A présent, il serait capable d’aider les chevaux au passage du chenal, lorsqu’il fallait franchir les écluses. Son cœur battait à l’évocation de cette jeune femme mais il feignait de ne pas l’entendre. Elle était à un autre. Fût-il mort, il ne devait pas le trahir. Tout en cheminant, il passa sans l’avoir voulu à la fontaine de Barenton. Son accordéon était toujours à la même place. Il s’agenouilla et pleura. Ainsi son instrument n’avait-il pas trouvé preneur, comme lui. En murmurant des paroles qui étaient une demande de pardon, il se réappropria l’instrument et reprit la route du retour avec l’impression d’avoir déniché un trésor.

Il déposa l’accordéon au pied de son lit et rêva. Il s’endormit assis sur sa chaise. L’aube le trouva dans cette position étrange. Il prit l’instrument et joua un air qu’il improvisait. Il était doux, noble et plein de poésie. Il donna un nom à cette création, Murmures d’argent, et s’empressa de noter la partition. Etait-ce le séjour auprès de la fontaine ? L’instrument semblait doté d’un pouvoir créateur qui tenait de la magie. Sans se désunir, Paul-Marie créa une véritable symphonie dédiée à la forêt où couraient tant de légendes, la rencontre de Merlin et de Viviane, le chevalier noir, Yvain le chevalier au lion sans oublier le miroir aux fées et la lande maîtresse où Morgane guettait les âmes perdues des amants déchus. Il joua durant plusieurs semaines, notant fébrilement ce qui lui apparut comme un véritable opéra. Il faisait de courtes pauses pour se nourrir de pain et de lait ribot. Lorsque sa tâche fut achevée, il dormit plusieurs jours d’affilée. Au réveil, il eut la surprise de trouver sur la table récemment cirée un bol de café fumant et des tartines comme il les aimait, épaisses et beurrées. Une dame d’une quarantaine d’années coiffée de dentelle lui souriait. Pour toute explication, elle lui dit qu’elle était au service de Monsieur le Curé et que ce dernier avait jugé bon qu’elle tienne la maison d’un musicien qui jouait des airs célestes. Après sa toilette il enfila des vêtements fraîchement repassés, parfumés à la lavande. Dans l’après-midi, Monsieur le Curé vint lui rendre visite. Le brave homme lui proposa de jouer à l’église le dimanche et les jours de fête, y compris les jours de pardon. « Les paroissiennes sont très généreuses ajouta-t-il. Je crois que votre musique leur fera tutoyer les anges. » Ces derniers mots avaient valeur d’oukase ; aussi Paul-Marie ne songea-t-il, en aucune manière, à refuser une offre aussi apaisante. Sans se l’avouer, il prenait plaisir à connaître le confort grâce aux efforts de Dame Perrine qui lui prépara un ragoût de lapin aux senteurs de thym et de farigoule. Elle promit de lui faire cuire du pain dans le four extérieur et s’éclipsa bien vite pour s’occuper de Monsieur le Curé.

Après un excellent repas, Paul-Marie fit le point de la situation. L’accordéoneu n’était plus un vagabond qui profitait de la chance des rencontres ou qui dormait à la belle étoile sans avoir mangé. Ce n’était pas un véritable travail qu’on lui proposait mais une place dans ce village dont il aimait chaque pierre. Il fallait mériter la confiance qu’on lui accordait généreusement. Il décida de s’initier au tissage et de faire chanter le métier laissé à l’abandon. Ce fut bientôt chose faite. Un tisserand des environs de Bécherel vint lui montrer comment appuyer sur les pédales et lancer la navette. Il fallait de l’adresse, de la force et de la ténacité. Paul-Marie sortit des pièces de sa réserve mais ce confrère généreux refusa cette offre, s’estimant payé après s’être régalé de la bonne cuisine de Dame Perrine. Pintades à la royale, étouffées dans l’eau de vie puis cuites sous la braise avec une farce aux girolles, rôtis de porc laqués de miel, tartes à la crème et gâteaux bretons, sans oublier les crêpes du petit déjeuner, du goûter et de médianoche pendant laquelle Paul-Marie jouait de son instrument, s’étaient succédés, attisant la gourmandise et décuplant les forces. Ils se quittèrent bons amis, sûrs de ne jamais être rivaux car ils s’étaient partagé le marché. Loïc garderait la haute main sur la confection des chemises pour hommes et des robes ménagères. Paul-Marie se sentait attiré par la confection du linge de maison et par la haute couture. Créer des robes d’un soir, d’une journée mémorable lui paraissait une entreprise merveilleuse qui le rapprocherait de son idéal féminin dont Annette et Marina faisaient partie.

C’est en pensant exclusivement à Marina qu’il dessina un modèle aérien fait de rêve et d’eau de source. Il trouva un vert si subtil qu’il croyait y voir se mirer la péniche de son univers légendaire. Dame Perrine joignit les mains en découvrant la pièce de tissu. Mise dans la confidence, croquis à l’appui, elle s’extasia sur la toilette féerique et proposa ses services. La brave dame brodait aussi bien qu’elle cuisinait. D’un accord tacite, ils échafaudèrent le plan suivant : Dame Perrine ne changerait pas ses habitudes en ce qui concernait Monsieur le Curé dont l’unique péché était celui de raffoler des petits plats maison.

Par contre, pour trouver le temps de broder, elle se limiterait à une cuisine simplifiée, à base de légumes, de laitages et de déclinaisons à l’infini de l’œuf facile à cuisiner. Néanmoins, devant l’ampleur de la tâche car il faudrait non seulement broder mais surtout tailler et coudre, elle fit appel à l’une de ses nièces, couturière émérite et modiste à Quimper. Léa illumina la maison de sa grande beauté et de son savoir faire. Elle était brune, vive et enjouée. « Vous auriez de beaux enfants ensemble » dit un jour Dame Perrine et cette remarque troubla cet homme encore jeune qui ne vivait que de rêves. Lorsque la robe fut terminée, elle semblait faite pour une reine ou une sirène dit Léa en souriant. Cette remarque propulsa notre amoureux contrit dans l’univers marin dont il était banni depuis toujours. Sans doute depuis que tu as vécu ton enfance dans ce wagon perdu à l’orée d’un bois, dans un village où l’on avait réduit ta mère au rôle de paria, lui dit une petite voix intérieure qui lui arracha des larmes. Interdite, Léa s’excusa d’avoir provoqué cet accès de tristesse mais Paul-Marie la détrompa et pour la première fois de sa vie, il raconta son enfance et le rejet dont il avait été la victime. Léa pleura à son tour et s’indigna de l’ignoble traitement infligé par les habitants du village. « Dieu soit loué ajouta-t-elle, dans votre malheur, un ange a placé un brave homme sur votre route, celui qui vous a mis ce bel instrument dans les mains et qui vous a enseigné cet art qui a donné un sens à votre vie » Paul-Marie fut frappé par la justesse des propos de Léa qui était aussi sensée que belle et il décida de ne plus s’apitoyer sur les méandres de sa vie.

Le lendemain, Léa partit à Quimper et revint en carriole attelée à deux beaux chevaux. Elle avait demandé un congé à sa patronne, invoquant des raisons familiales. Elle installa triomphalement un mannequin d’osier dans la demeure de celui qu’elle aimait en secret. La robe disposée sur le mannequin devint vivante. L’illusion fut complète lorsqu’elle y vissa une tête de porcelaine. Une perruque blonde de belle facture parachevait la silhouette. De plus, Léa coiffa la jolie poupée d’un chapeau qu’elle avait fait de ses mains. C’était une merveilleuse composition de soie et de satin. Un oiseau semblait prendre son envol d’un nid de dentelles. « Il est difficile de dire ce qui a le plus de valeur, dit Paul-Marie avec émotion devant tant de beauté. Est-ce la robe, ses broderies ou cet extraordinaire chapeau qui donne envie de s’envoler dans les nuages ? – Probablement le tout répondit Léa avec beaucoup de retenue. » Elle était heureuse d’avoir l’approbation d’un maître créateur qui s’installait dans sa vie comme l’oiseau qui nichait dans cette coiffe du XXème siècle.

Au milieu de tout ce bonheur, une mauvaise nouvelle éclata comme un coup de revolver : sa mère était morte. Le maire du village avait tout de même pris la peine d’établir des recherches pour prévenir son fils unique du décès de l’indésirable. Il donnait quelques détails, réconfortants il est vrai. Raymond le Sarrasin était resté auprès d’elle durant ses derniers instants et l’avait assurée que son fils reviendrait lui fermer les yeux. Elle était passée dans l’autre monde, le sourire aux lèvres, sûre que Raymond ne se trompait pas. Un petit colis était joint à la lettre. Il contenait toutes les lettres qu’il lui avait envoyées dans ses errances. Raymond les avait nouées d’une faveur noire et il avait écrit un petit mot, l’assurant que sa mère n’avait pas souffert. Une bague enveloppée dans du papier de soie attira son attention. Il l’avait toujours vue à l’annulaire de Raymond. Elle semblait faire partie de son  être. Il revoyait les doigts agiles voler sur les touches. Un tout petit mot était inséré dans l’anneau de la bague « Va, mon fils, ton père, Raymond »

Emu par cette révélation, Paul-Marie ne douta plus de son destin. Etait-ce le signal ? devait-il reprendre la route ? Les beaux yeux de Léa le ramenèrent à la réalité. Il était si bien intégré dans ce village qu’il paraissait tout à fait incongru de le quitter.

Sa décision prise, il se dirigea vers son atelier et lança la navette, désireux de confectionner une belle pièce de lin afin de créer une cape destinée à compléter la toilette de la diva mystérieuse qui s’était invitée dans sa demeure. Il lui donna le nom de « chant de la Sirène », pensant après coup que ce nom symbolisait son alliance créatrice avec Léa. Quant à la jeune fille, elle s’était retirée, par discrétion, chez sa tante qui avait repris les rênes du foyer. Potée bretonne, andouilles de Guémené aux pommes de terre, lottes à l’armoricaine, cotriades, turbots aux moules, gigots à la bretonne se succédaient à la maison pour le déjeuner. Le soir, à la demande de Paul-Marie, Dame Perrine préparait le plus souvent des galettes de sarrasin au jambon-gruyère et à l’œuf, ce qui constituait un repas complet. Un pichet de cidre suffisait au bonheur du jeune homme. Léa les rejoignait parfois, apportant le dessert. Far aux pruneaux, beignets et gâteaux bretons donnaient une touche festive à ces soirées où les deux jeunes gens, Dame Perrine s’esquivant avec à propos, échangeaient des paroles qui avaient le plus souvent trait à leur travail mais qui recélaient, en leur trame profonde, des secrets exprimés sous la forme de métaphores ou d’aventures prêtées à autrui. Lorsque la pièce de tissu fut terminée, blanche et aérienne à souhait, Léa prit la relève et conçut le vêtement en s’inspirant du croquis esquissé par son ami. Elle avait certes l’impression que cet ensemble était destiné à une autre jeune femme mais elle gardait au fond de son cœur la certitude que rien n’était joué. Le grand jour arriva. Elle habilla le mannequin de la cape blanche qui éclata comme un soleil. Elle fermait grâce à une chaînette multicolore qu’elle avait tressée. De plus, une fibule en argent que sa grand-mère lui avait léguée, offrait à l’ensemble mystère et symbole. Ce travail, à n’en pas douter, était l’œuvre d’un passionné, d’un homme qui exprimait son amour en tissant les fils d’un destin qui lui avait toujours été contraire. Léa s’éclipsa très vite afin de mettre la main à la préparation d’un repas de fête qu’elle voulait réaliser sans l’aide de sa tante. Elle reparut au déjeuner avec marmites et plats divers. Dans la marmite principale, un succulent kig ha fars avait mijoté. Des huitres chaudes parfumées au muscadet ouvraient le bal. Le dessert, tout à fait somptueux, était constitué de pommes à l’hydromel, du fameux kouign aman et de crème anglaise.

Après ce régal, Paul-Marie prit son accordéon et joua tout l’après-midi, sans s’apercevoir que le temps s’écoulait. Léa n’osait pas bouger, se laissant bercer par ces compositions nouvelles qui naissaient sous les doigts de son aimé. Il y avait des airs qui évoquaient les douceurs de l’amour. D’autres cependant éclosaient comme autant de glas et de regrets. Puis vint un air particulièrement lumineux et printanier et Léa fut soulagée de se reconnaître dans cette évocation musicale, les précédentes compositions s’adressant à la mystérieuse inconnue et à la mère dont le petit garçon qui sommeillait en Paul-Marie n’avait pas encore fait le deuil.

Elle profita d’un blanc de l’artiste pour s’éclipser avec la vaisselle qu’elle laverait chez elle afin de ne pas le déranger. Plongé dans ses rêveries, Paul-Marie ne la vit pas partir. Trouvant table nette, il nota scrupuleusement les pièces musicales qui venaient de naître de ses sentiments refoulés.

Monsieur le Curé avait entendu ces airs de son presbytère et il se félicitait de pouvoir utiliser prochainement l’une d’elles pour le Stabat Mater du vendredi saint et la première composition pour les mariages exceptionnels. « Et pourquoi pas pour tous les mariés ? » bougonna Dame Perrine qui trouvait un second défaut à celui qu’elle servait depuis si longtemps, ayant même refusé ce que l’on appelait à l’époque un beau parti pour se consacrer au bien être d’un jeune curé provincial qui ignorait tout de la vie. Après un long séjour au séminaire, il s’était beaucoup rapproché de Dieu mais s’était également éloigné des hommes, particulièrement des femmes dont il se méfiait presque autant que du diable. « Vous croyez encore à toutes ces sornettes ? osa-t-elle lui dire un jour, après dix ans de service. Ne me dites pas que vous pensez réellement que les femmes détournent les hommes du Bien et de Dieu. » Décontenancé, le curé tourna le dos sans mot dire. Il redoutait cette maîtresse femme mais il était tombé amoureux de sa cuisine et préférait ne pas l’affronter. Il demandait pardon à Dieu de sa grande faiblesse et s’attablait avec gourmandise devant cette table qu’il n’osait qualifier de céleste. Dame Perrine trouverait grâce aux yeux du Seigneur pour son franc parler mais  lui, que pourrait-il invoquer ? La musique divine de ce nomade qu’il avait réussi à fixer près de son église ? Lui seul aura sa récompense, peut-être même en ce monde lui susurrait une malicieuse petite voix. Pour ne plus l’entendre, Monsieur le Curé reprenait de l’andouille de Guéméné, cette merveille due à l’ingéniosité des hommes et au talent de sa cuisinière.

Après ces nouvelles compositions, Paul-Marie éprouva le besoin de marcher. Il partit en direction de la fontaine. Parvenu au but, il joua de l’accordéon. Seul le vent semblait entendre les notes qui s’égrenaient avec poésie. Le troisième jour cependant, il eut la surprise de voir apparaître le joueur de harpe qui l’avait fait douter de ses talents. Il arriva sans bruit et accorda son instrument puis il joua à l’unisson du modeste accordéoneu. Un cerf blanc traversa le ruisselet et les regarda sans peur. « Un ange est passé lui dit le joueur de harpe. Vos compositions ont quelque chose qui conduit vers l’infini. Je vous remercie d’avoir accepté mes accords » et il s’en fut sans vouloir écouter les protestations du jeune homme.

Revenu chez lui, il décida de tourner provisoirement la page musicale  et de revenir aux créations tisserandes qui le ramenaient sur terre.

Plus créatif que jamais, il inventa un tissu d’une telle légèreté qu’il ne pouvait s’agir que d’une robe de mariée. Alternant les phases de tissage et de dessin, il mangeait à peine, désespérant Dame Perrine qui déployait tout son art avec magnificence. Les moments passés à l’église, jouant pour les paroissiens et le prêtre galvanisé étaient de formidables moments de paix. Quel prêtre il ferait ! songeait le brave curé. Il sentait grandir en lui sa méfiance vis-à-vis de la gent féminine qui détournait tant de braves hommes destinés à Dieu.

Loin de se douter du drame passionnel qu’il déchaînait autour de lui, Paul-Marie poursuivait sa fuite en avant, refusant de faire taire sa mémoire pour revoir la belle Marina, associée à jamais à l’image de Yann, le beau géant blond à la chevelure astrale. Il dessinait et tissait sans relâche, fixant un point zénithal où se profilait une péniche rouge et or qui naviguait au fil de l’eau, en une progression semblable aux méandres de l’amour. Le relais impliqua la soumission de Léa à ses folles rêveries. Une fois de plus, elle se surpassa, cousant et brodant sans relâche jusqu’à ce que la robe, irréelle et magique, agrémentée d’un immense voile de mousseline aux décors d’argent, épouse les formes d’un joli mannequin coiffé à la mode quimpéroise, atteignant presque le plafond de la petite maison.

C’est peu de dire que Paul-Marie tutoyait les anges, il ne croyait plus vivre sur terre. Son âme errait au fil de l’eau et habitait une péniche rouge et or où l’attendait sa Belle, sa princesse aux eaux dormantes qui avait un lourd chagrin à dissiper avant d’être à lui. Il remarquait à peine les allées et venues de Léa, pour lui si attentionnée. Elle cousait et brodait en silence à ses côtés après les sacro-saintes galettes du soir. Il ne parlait plus et rêvait les yeux ouverts. La péniche glissait sur l’eau et venait jusqu’à lui mais au moment où elle devait franchir la dernière écluse, les chevaux de halage se cabraient et refusaient de donner le dernier coup de rein pour la propulser dans le sas salvateur. Il voyait à peine la marinière. Elle semblait triste et distante. Elle ne savait évidemment pas que des robes de princesse avaient été cousues à son intention. Parfois Paul-Marie ne pouvait s’empêcher de regarder Léa qui avait pris une part importante dans la réalisation  de ces œuvres d’art et d’amour. Il avait l’impression de la trahir.

Bien qu’il ne lui ait jamais dit la moindre parole qui prêtât à équivoque, il se sentait l’âme noire. A ces moments là, il prenait son accordéon et jouait avec ferveur pour chasser ses tourments. Léa posait son ouvrage et l’écoutait avec émotion et dévotion, ce qui redoublait son malaise.

Insensible aux états d’âme de son maître, l’accordéon menait le bal, trouvant sous ses doigts experts d’impossibles accords. Il créa ainsi plusieurs valses si lumineuses qu’il doutait d’en être l’auteur. Et pourtant elles ne figuraient sur aucun répertoire connu. Comment pouvait-il inventer une musique si gaie, si aérienne lorsque son âme se débattait dans la nuit ?

Un jour, Léa arriva avec un mystérieux colis de papier de soie. Elle venait, lui dit-elle, mettre la touche finale à la toilette de la mariée. Paul-Marie pensait à un quelconque colifichet si cher à ces dames et il souriait à l’avance avec indulgence mais ce qu’il vit le cloua sur place et provoqua une métamorphose totale. Ses yeux se dessillèrent et la belle marinière s’enfuit à jamais sur la péniche de ses rêves. Léa avait tout simplement posé une couronne de fleurs d’oranger sur le haut front de la poupée de porcelaine qui figurait le visage de la mariée. Ce détail final le ramena à la réalité. Marina avait orné son front d’une telle couronne le jour de ses noces avec Yann. Or on ne peut la porter qu’une fois !

Il sembla voir le véritable visage de Léa, celui d’une jeune fille aimante qui avait caché ses souffrances pour lui présenter chaque jour un sourire inaltérable. Au moment où Léa s’attendait à quelques paroles mémorables, Paul-Marie prit la fuite, la laissant une fois de plus désemparée. Mais il revint très vite avec un énorme bouquet de lys royaux, sa demande en mariage en quelque sorte. Il effleura les lèvres de la jeune fille et la remercia, les larmes aux yeux, de l’avoir extrait du royaume des ombres où il se mouvait depuis si longtemps. « Vous aviez déjà échappé à leur emprise dit Léa en souriant. Comment auriez-vous pu créer ces valses s’il en était autrement ? » Paul-Marie n’eut pas à répondre car Dame Perrine apportait des plats qui sortaient de l’ordinaire : acras de légumes, boudins créoles, colombo de poulet et flan antillais pour terminer. Il me semblait dit-elle avec malice, que ce jour n’était pas tout à fait comme les autres et qu’elle se devait de le marquer à sa façon. Les deux amants se regardèrent, heureux de participer à l’événement de leur vie, la révélation de leur amour. Tout était clair du côté de Léa. Par contre, Paul-Marie avait dû lutter contre des forces souterraines qui l’entrainaient vers le passé. Certes une partie de son être était faite de sources vagabondes. Comment en aurait-il été autrement pour le fils de Raymond le Sarrasin, lui-même fils d’un itinérant et ainsi de suite en remontant le lignage de son ancêtre. « Tu n’as pas à rougir de tes origines lui dit un jour Raymond. L’un de nos ancêtres régna sur la Bohème. A la suite d’un coup d’état, il se travestit en gitan pour échapper à la mort. Il espéra longtemps revenir en triomphateur dans son royaume mais dut se contenter d’une roulotte pour abriter sa destinée et toute sa lignée fit de même jusqu’à ce que l’on perde presque le souvenir de ce glorieux passé.

Voilà ce que je peux t’offrir, fils, la mémoire de tes ancêtres. Elle vaut bien le passé féodal ou industriel de quelques hobereaux des villages qui se prennent pour des cadors. »

Comment diable Raymond le Sarrasin a-t-il pu surgir dans cette histoire vous demandez-vous ? C’est très simple. Au terme d’une année de tête à tête amoureux sous la coupe vigilante de Dame Perrine et de Monsieur le Curé, Léa et Paul-Marie décidèrent d’unir leurs destins. Paul-Marie s’adressa à la mairie de son village natal pour obtenir des certificats de naissance et faire publier les bans. C’est ainsi que Raymond le Sarrasin réapparut dans la vie de son fils. Il avait tenu à apporter lui-même les certificats. « C’est moi qui ai déclaré ta naissance sous le nom de jeune fille de ta mère car elle y tenait. Il m’appartenait d’accomplir ces démarches heureuses pour ton mariage dont je me félicite. La future mariée est si belle ! » Paul-Marie dut reconnaitre que Raymond le Sarrasin vieillissait bien. Il avait toujours sa haute stature et son beau sourire. Bien sûr, ses longs cheveux bouclés étaient gris mais adoucissaient ses traits qui avaient, à la réflexion, un je ne sais quoi d’autoritaire qui lui venait du fond des âges de cet ancêtre royal. Il n’était pas venu seul. Son accordéon vibrait à l’unisson de son alter ego. Raymond ajouta au répertoire de son fils quelques airs tsiganes au nombre desquels Les yeux noirs et le Batelier de la Volga avaient une place prépondérante. Heureux de passer commande à celui qui lui avait appris l’art du tissage, Paul-Marie rendit une visite à son maître à Bécherel. Il avait subtilisé une chemise à Raymond qu’il peinait à nommer Père, ce qui ne l’empêchait pas d’éprouver à son égard une solide affection venue de son enfance. Sans lui, il ne serait jamais devenu l’Accordéoneu et ce nom valait bien un titre de noblesse. L’expression « piano du pauvre » en disait long sur l’attachement du peuple à ce bel instrument voué aux voyages. Il commanda plusieurs chemises pour Raymond et pour lui. Deux d’entre elles seraient destinées à une noce. Son maître le félicita chaleureusement. Il ferait un magnifique marié. En prenant ses mesures, il constata qu’elles étaient identiques à celles qui correspondaient à la chemise présentée. Il ferait deux colis distincts, s’appliquant à marquer une différence pour la chemise des grands jours. Léa leur confectionna des pantalons de serge. Ensuite elle passa mystérieusement une commande et déclara qu’elle se retirerait bientôt à Quimper pour préparer sa robe de mariée qui ne devait être visible que le jour des noces.

De la fabuleuse toilette de mariée créée par Paul-Marie, elle ne garda que la fibule en argent qu’elle lui avait offert, afin de marquer sa participation à une œuvre d’art inspirée par une jeune femme qu’elle ne connaissait pas. A ce sujet, Paul-Marie s’empourpra puis décida de raconter l’histoire de ses vagabondages et de ses rêves. Il ne pouvait pas se marier en taisant à Léa son attirance pour Marina qui se confondait, il en était sûr, avec son amour pour la belle péniche qui filait comme le vent. Léa lui sut gré de sa franchise et Raymond les prit dans ses bras, assurant à la jeune fille que Paul-Marie avait été la victime de l’attrait que représentait la route sous toutes ses formes pour le peuple dont il était issu.

« Qui me prouve qu’un jour, il n’éprouvera pas le besoin de me quitter pour la belle Marina et une vie vagabonde sur une péniche majestueuse ? dit Léa d’une voix tremblante. » La main sur le cœur, Paul-Marie jura à la jeune femme un amour éternel. Que lui importait à présent le canal et ses ressources multiples ? N’était-ce pas ici même qu’il avait composé des œuvres musicales ? Quant aux vêtements tissés par lui et cousus par Léa, ils deviendraient des pièces de collection à mettre sous une châsse de verre. Il reprendrait le tissage en ne pensant désormais qu’à une femme, la sienne.

Sur ces paroles émouvantes, Léa quitta la petite maison, décidée à œuvrer pour que sa robe de mariée éclipse toutes celles qui avaient été conçues jusqu’à présent. Elle attendait de la dentelle de Bohème, choisie pour sa beauté et ses références symboliques à la lignée de Paul-Marie. Cette dentelle habillerait un fourreau de satin qu’elle rehausserait de perles. Ce travail dura plus d’un mois. Quant à Raymond et à Paul-Marie, ils occupaient leurs journées à jouer de l’accordéon, trouvant une exemplaire complémentarité dans le jeu subtil des sonorités. A Paul-Marie la fougue et le rêve, à Raymond une sorte d’orientalisme qui donnait à chaque composition une touche originale et multiculturelle. Monsieur le Curé fut sensible à la beauté nouvelle de cette musique qui semblait faite pour les anges. Il proposa à Raymond une place de sacristain. « Paul-Marie sera moins libre à présent. C’est vous qui jouerez en sa  place à l’église. De plus, j’ai besoin d’un jardinier pour soulager Dame Perrine qui n’a plus vingt ans. Quelques carrés de salades ne doivent pas rebuter un homme robuste comme vous. » Cette dernière phrase n’admettait pas de réplique. Raymond se contenta d’opiner de la tête. Il n’était pas mécontent, somme toute, de poser définitivement son sac. Dieu lui pardonnait toutes ses fautes et ses errances en lui permettant de trouver un toit et une famille. Il sourit, montrant par là qu’il n’acceptait pas l’offre contraint et forcé mais qu’il était heureux. Les deux hommes s’étreignirent sous le regard conciliant du curé qui n’avait pas hésité, une fois de plus, à faire preuve d’autorité et de sagacité.

Dame Perrine coupa court à toutes ces effusions en apportant la soupière qui promettait de mettre fin aux années de disette connues par Raymond. La brave dame avait renoncé à la cuisine antillaise qu’elle avait pratiquée avec ses consœurs lors d’un séminaire passé en Guadeloupe. Elle était revenue à ses classiques. La soupe aux légumes était enrichie de lard de poitrine et d’andouille de Guéméné. Venaient ensuite de succulentes coquilles saint Jacques farcies et aromatisées au muscadet. Le carré d’agneau du pré sale niché dans le cresson de fontaine compléta ce repas de fête clôturé par un dessert exceptionnel, un fraisier frais et glacé d’un fondant fleurant bon le kirsch, décoré de volutes de chantilly avec des fraises de Plougastel intercalées. « Ce repas est si merveilleux dit le curé, méditant de prononcer quelques prières de contrition face au Christ en croix, que je ne vois pas comment vous pourrez vous surpasser le jour des noces.

Rassurez-vous, j’ai fait appel à toutes mes amies pour la circonstance. J’ai beaucoup entendu parler d’un plat nommé Tourment d’Amour, cuisiné aux Antilles. S’il est aussi bon que son appellation, je le retiendrai. – Faites comme vous l’entendez. Je ne doute pas de la réussite de vos entreprises car je n’ai jamais eu à me plaindre de votre cuisine. Ou plutôt si, je peux vous faire un seul reproche.

– Lequel s’il vous plaît ? – eh bien de si bien œuvrer que je dois faire amende honorable auprès de Notre Seigneur qui peut me reprocher, à juste titre, ma gourmandise. » Cette joute amicale entre le curé et sa servante dévouée mit un point final à la journée qui s’acheva par des prières d’un côté, de la vaisselle à laver de l’autre et d’une aubade à la nuit pour un père et un fils retrouvés à jamais.

Les noces furent splendides. La mariée était si belle dans sa robe de reine que bien des garçons d’honneur jalousèrent le marié. Raymond était très beau et joua de l’accordéon avec entrain et aisance, à croire qu’il était né avec son instrument.

Monsieur le Curé se félicitait d’avoir un sacristain aussi talentueux.

Le repas fut à l’image de la journée, sans nuage, avec de belles surprises comme une bombe glacée au nougat qui éclatait en propulsant des dragées, symboles d’une noce réussie.

Que deviennent Marina et la belle péniche Maroussia ? me demanderez-vous. A cette question, je répondrai qu’à chaque jour suffisent peines et bonheurs.

Peut-être les retrouverez-vous sous ma plume ? C’est ce que je souhaite. Les histoires, comme la vie, ne sont jamais terminées. Elles s’enchaînent et prennent une forme, comme les patchworks dont les pièces semblaient si peu destinées à former un harmonieux dessin.


 



[1] Accordéoniste en langue Picarde

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