lundi 16 mai 2022

L'oiseau d'outre-miroir

 


 

 


Pour fêter les six ans de Marguerite, Capucine, la merveilleuse Princesse Étoile[1] et Emilio[2] le beau ténor qu’elle avait épousé avec la bénédiction de Cheng, son père adoptif, se rendirent à Magescq, lieu béni où ils s’étaient rencontrés et aimés. Capucine hésitait à faire appel, une fois de plus, au chef étoilé qui régnait en maître sur la gastronomie landaise car le décès de Cheng lui revenait avec intensité. Elle se revoyait en train de lui vanter le fameux gâteau Russe, l’un des fleurons de la pâtisserie du relais.

Essuyant furtivement une larme, Capucine porta son regard sur la ravissante fillette qui leur donnait tout son amour. En choisissant son prénom, Capucine avait un peu hésité car il n’était guère à la mode.

Après avoir offert une touche royale aux princesses de France, Marguerite était devenue l’emblème des princesses en sabots, des bergères pour anoblir finalement le regard doux d’une vache mémorable.

Cependant Marguerite était le prénom de l’héroïne de Gounod qu’elle interprétait à ravir dans tous les opéras du monde. Elle aurait pu également citer des œuvres littéraires. Par ailleurs, elle avait choisi ce prénom avec son cœur, ce qui était une raison nécessaire et suffisante. Emilio avait été enchanté par ce prénom. Il le trouvait très beau et aimait à citer sa signification. Il s’agissait d’une perle, certes une perle baroco, c’est-à-dire une perle qui avait un défaut mais une perle tout de même.

Si la petite fille était d’une grande beauté, elle possédait hélas ! un facteur négatif, le point baroco sans doute : elle était muette. Elle entendait parfaitement et ne présentait aucune déficience des organes de la parole. C’était un véritable mystère que tous les médecins consultés n’avaient pu définir. Les deux chanteurs avaient fait le tour de tous les hauts lieux de pèlerinage, à commencer par Saint Jacques de Compostelle qui avait joué un si grand rôle dans la vie de Capucine mais cette fois, ce fut en vain.

Emilio décida alors de ne plus ennuyer la petite fille et de la laisser choisir le moment où elle consentirait à parler. L’enfant était en parfaite santé. Elle était gaie, adorait écouter ses parents chanter. Trop de dons d’un côté se disait Capucine qui aurait volontiers sacrifié sa voix d’or pour que la petite fille qu’elle aimait tant se mette à parler. Parvenus dans la retraite landaise de Maître Cheng, sage chinois qui avait doté sa maison landaise d’un apport typiquement asiatique, un pavillon édifié en bois et en verre où il aimait se retirer pour méditer et écrire face au jardin, ils coulaient des jours paisibles.

L’oiseau magique Crèvecœur avait suivi son maître dans le paradis des sages mais la volière restait peuplée d’oiseaux exotiques.

Qu’un perroquet soit pour l’enfant le déclic qui l’inciterait à parler était le désir secret de celle qui triomphait sur toutes les scènes du monde sous le nom de Princesse Étoile. Elle avait fait disposer des micros dans le pavillon où elle avait préparé une chambre pour enfant. Rien n’avait été oublié : poupées et leur belle maison, réplique de la demeure landaise, théâtre de marionnettes, chevalet muni de grandes feuilles et ses crayons de couleur. Pour parachever le tout, charmant et poétique, un oiseau bleu habitait une cage spacieuse, chantant à ravir à longueur de journée. Emilio ayant émis l’hypothèse que Marguerite hésitait à parler tant elle était entourée de sons, l’oiseau fut remis en liberté pour la plus grande joie de l’enfant. Cependant l’oiseau ne déserta pas le jardin. Il frôlait souvent l’épaule de la petite fille et l’éventait de son panache de plumes.

Un jour d’avril un événement considérable se produisit dans la maison du bonheur : Marguerite demeura introuvable. On la chercha partout puis on fit des investigations dans les alentours, sans succès. L’oiseau bleu avait également disparu, ce qui incita les malheureux parents à conduire une double enquête. Si l’on repérait l’oiseau, il y avait des chances pour que l’on retrouve l’enfant. La police renonça à déclencher l’alerte enlèvement, la thèse d’un oiseau ravisseur lui apparaissant peu crédible et porta ses efforts sur l’examen de l’étang et de ses environs.

Il sembla au brigadier Bouteloup que le visage des parents s’était éclairé à la mention de l’étang, ce qui ne fut pas sans entretenir en lui quelques soupçons. Ils ne seraient pas les premiers parents au-dessus de tout soupçon à avoir tué leur petite fille, une muette d’après l’enquête réalisée au village, pour immerger ensuite son corps dans l’étang. Certes le côtoiement quotidien d’une pauvre petite sans voix devait être intolérable pour une diva et l’émule de Pavarotti. Satisfait d’avoir trouvé le mobile, le brigadier ordonna à des policiers en civil d’avoir le couple à l’œil et de le suivre dans ses déplacements. Ces derniers ne furent pas déçus car ignorant le schéma monstrueux fomenté par le brigadier, le couple s’enfonça rapidement dans la pinède. Ils volaient plus qu’ils ne marchaient, souriants et enlacés. Bien sûr, leur adorable petite Marguerite devait les attendre dans la maison des origines, habitée aujourd’hui par un couple d’anglais. Ils y arrivèrent très vite, n’eurent pas besoin d’user du heurtoir car la propriétaire des lieux se tenait sur le seuil. Elle les reconnut instantanément et les pria d’entrer. C’était précisément l’heure du thé. Très émus, Capucine et Emilio s’assirent sans mot dire, s’attendant à tout moment à voir apparaître l’incarnation de leur bonheur. Ils écoutaient le babillage de Carole comme s’il se fût agi d’un livret d’opéra. Le charme fut rompu à l’entrée d’un géant blond très souriant, Martin, mon mari, précisa Carole. Il prit place auprès du couple qu’il ne manqua pas de saluer avec beaucoup d’emphase.

Lorsque le cérémonial fut terminé, Martin leur proposa une visite de son atelier. Heureux de se voir proposer un prétexte afin de prolonger leur séjour dans cette maison dont ils attendaient qu’elle leur livre un secret, Capucine et Emilio lui emboitèrent le pas tandis que Carole mettait de l’ordre dans le salon, lavant prestement tasses, théières et soucoupes à muffins.

Martin avait aménagé dans l’atelier une pièce où il exposait mobilier et sculptures. Le couple en eut le souffle coupé. Une armoire qui gardait l’empreinte de l’arbre originel les fascina.

Sur les panneaux se détachait avec légèreté la reproduction exacte de l’oiseau bleu. Ils ne trouvaient pas les mots nécessaires pour interroger l’ébéniste surpris par tant d’émotion. Certes il avait sculpté cet oiseau avec minutie, plaquant sur le bois des émaux turquoise car il voulait respecter la somptueuse robe de plumes qu’il avait observée dans les roseaux de l’étang mais il s’agissait d’une prouesse d’artisan, rien d’autre. Les questions se bousculaient sur les lèvres des parents, aboutissant à des sons inarticulés. Capucine porta la main à l’emplacement de son cœur et pria Emilio du regard de parler pour deux. Ils apprirent ainsi ce qu’ils voulaient savoir. Martin avait effectivement vu cet oiseau sur les bords de l’étang et il l’avait trouvé si beau qu’il l’avait reproduit sur l’armoire en chêne massif destinée à la vente pour le plus offrant. Emilio retint l’armoire. Le prix de l’ébéniste serait le sien. Il destinait ce meuble à sa petite fille, une ravissante enfant prénommée Marguerite.

Ne l’aurait-il pas aperçue par hasard ? Martin secoua la tête négativement. Emilio lui serra la main, proposant de payer l’œuvre d’art. Il versa la moitié de la somme et assura qu’il l’enverrait prendre, réglant en phase finale le deuxième versement. Ils prirent congé du couple et entreprirent de faire le tour de l’étang. Ils ne purent cependant aller loin car la brigade avait sécurisé les lieux pour sonder l’étang. Ils rentrèrent donc chez eux, impatients de recevoir l’armoire qui leur semblait être un signe envoyé par le ciel.

Le brigadier Bouteloup, informé de tous ces détails qui lui furent rapportés par son équipe après l’interrogatoire du couple anglais en tira d’autres conclusions. Le corps devait toujours être dissimulé au domicile des assassins et s’ils avaient éprouvé le besoin d’acheter une armoire, c’était pour assurer le transport final de la malheureuse enfant. Les britanniques furent priés de ne pas dire un mot de la venue de la police. Lorsqu’Emilio vint chercher l’armoire de tous les espoirs, il fut reçu avec beaucoup de gentillesse mais il lui sembla qu’un nuage ternissait le cérémonial du thé. Il se reprocha un excès d’imagination et s’en fut, non sans avoir prié le couple de leur rendre visite. « Ma femme aime beaucoup le thé au jasmin assura Emilio. Elle a appris également à cuire un gâteau russe, spécialité dacquoise aux pistaches et j’avoue en raffoler. Nous serons heureux de vous le faire goûter ». Il prit congé de ceux qu’il prenait pour des amis et conduisit le fourgon qui emportait le précieux meuble avec infiniment de précaution.

Des voisins avaient été conviés pour porter secours à Emilio, incapable d’installer seul une armoire aussi lourde. Mais curieusement chacun se trouva une occupation de dernière minute absolument nécessaire et le jeune ténor dut se satisfaire du concours d’un vagabond. Ce dernier, une fois la tâche accomplie, se vit servir un déjeuner substantiel. Entre les œufs brouillés et le bol de café bien chaud accompagné de toasts, il raconta son histoire. Il n’avait pas toujours été vagabond et il avait été amené à cet état peu enviable par une série de revers inouïs. Cuisinier de métier, il avait été chassé de sa place par un complot calomnieux fomenté par ses compagnons soucieux d’écarter un jeune homme talentueux. Ensuite, il avait été poursuivi par la malchance. Toutes les fois qu’il se présentait pour obtenir un travail, sa demande était rejetée. Sa petite amie l’avait quitté et faute de subsides conséquents il avait dû renoncer à son logement. Depuis, il essayait de vivre au jour le jour. Comme il s’apprêtait à prendre congé de l’aimable couple, Capucine le pria de rester chez eux jusqu’à ce qu’il trouve un emploi. « Nous avons une chambre d’ami et vous ne nous dérangerez pas, bien au contraire car nous vivons nous aussi une histoire cruelle et vous pourrez être d’un grand secours. Tout le monde nous tourne le dos. La police nous suspecte. Le pire, c’est que nous ne savons pas où se trouve notre adorable petite fille. » Après cette phrase introductive, Capucine narra leur terrible aventure, attachant peu d’importance à la suspicion ambiante à leur encontre mais la citant néanmoins comme un facteur négatif. En suivant une piste erronée, les policiers perdaient du temps et négligeaient de possibles investigations qui les conduiraient au but. À ce récit, Daniel, tel était son prénom, clama que ses souffrances n’étaient rien en regard des leurs et promit d’aider ses bienfaiteurs à retrouver l’enfant.

Pendant ce temps la malveillance tissait sa toile de rumeurs. L’arrivée du vagabond fut perçue comme le maillon supplémentaire du crime et Daniel fut très vite convoqué au commissariat afin de justifier sa présence. Par chance, l’ex-vagabond avait sur lui une pochette de documents retraçant son itinéraire administratif. Le brigadier Bouteloup se vit contraint de lui laisser la liberté mais il lui intima l’ordre de ne pas s’éloigner. « Comptez sur moi dit le jeune homme en souriant. On me considère comme un ami, je veux prouver que j’en suis un et ferai ce que je peux pour me rendre utile. – Prévenez-moi immédiatement si vous constatez une anomalie, sinon… »

Bouteloup termina sa phrase par une onomatopée et une gestuelle significative que l’on pourrait traduire par une formule effrayante « Au trou ».

Daniel sentit passer au-dessus de sa tête tous les corbeaux d’un ciel d’orage. Il partit à pas pressés vers la maison qui lui servait actuellement de refuge. Il rassura tout de suite ses hôtes. Préférant passer sous silence les insinuations douteuses de la maréchaussée, il demanda des nouvelles de l’enquête. Le silence peiné du couple lui apprit qu’aucune piste concrète n’avait été trouvée.

Les jours s’envolèrent avec rapidité. Capucine passait beaucoup de temps au jardin. Elle chantait malgré sa douleur. Si sa petite fille pouvait l’entendre, elle saurait à coup sûr que sa mère était toujours là. Ils furent contraints de donner une somme énorme pour annuler une tournée. Tant que l’enfant ne serait pas retrouvée, il n’était plus question de s’investir au loin dans un opéra. Emilio manqua ainsi le rôle de sa vie, celui de Rodolphe dans La Bohème, le rôle pour lequel il était fait, avait-il toujours pensé. Or il n’en souffrit absolument pas car il avait malheureusement sombré dans une sorte de torpeur.

Daniel apporta sa touche personnelle, s’emparant des tâches ménagères et de la confection des plats qu’il soignait amoureusement. La réalisation d’un dessert sophistiqué en forme d’étoile lui valut un sourire reconnaissant de la pauvre Princesse Étoile, forcée d’abandonner la scène.

Néanmoins Capucine avait l’intuition ferme qu’il n’était rien arrivé de fâcheux à la petite fille et en cela, elle n’avait pas tort.

Le jour de sa disparition, Marguerite jouait dans le jardin, suivant les évolutions de l’oiseau bleu. Soudain, elle aperçut dans un massif un joli chaton blanc. Émerveillée, elle s’approcha mais le chaton plongea dans la haie qui clôturait le jardin. Marguerite hésita avant de se lancer à sa poursuite car sa mère lui avait bien recommandé de ne jamais s’éloigner de la maison et du jardin. Cependant le chat était si beau qu’elle en oublia toutes les réserves habituelles. De plus, l’oiseau bleu survolait le gracieux animal, incitant la petite à désobéir. Elle marcha ainsi longtemps. Ses petits pieds la brûlaient. Elle s’assit dans l’herbe, se déchaussa et s’allongea un instant. Lorsqu’elle se réveilla, le chat était pelotonné contre elle et étirait ses griffes dans un réflexe de confort. L’oiseau bleu s’était perché sur un arbre. En levant les yeux pour le découvrir, Marguerite discerna une fine échelle de corde. Elle grimpa hardiment tandis que le chat bondissait de branche en branche. Une jolie cabane de bois trônait sur l’entrelacs de grosses branches. Elle y pénétra pour découvrir un ameublement judicieux, juste à sa taille. Ravie, elle but un potage ni trop chaud ni trop froid et se régala d’œufs à la coque et de mouillettes.

Seule sa mère pouvait connaître ses goûts. Elle avait dû lui préparer  ce dîner de princesse. Des crèmes au lait fleurant bon l’oranger étaient également au menu.

Après cet excellent repas, Marguerite explora du regard l’horizon par la fenêtre. Feuillages à perte de vue et vols d’oiseaux servaient de toile de fond au ravissant logis de poupée qui était le sien. Elle s’allongea ensuite sur un lit équipé d’un édredon de plumes et ferma les yeux en pensant ardemment à ses parents. Elle crut entendre le chant de sa mère, ce qui la réconforta et la propulsa instantanément dans le domaine des rêves.

Le lendemain et les jours suivants, elle reçut de nombreuses visites, l’oiseau bleu servant de chambellan. Des familles d’oiseaux se présentèrent, pinsons, rouges-gorges, chardonnerets etc. et lui offrirent la pureté de leur chant. Marguerite était ravie. Elle croyait naïvement que ses parents étaient uniques dans cet art. Elle découvrait à présent qu’il n’en était rien et que le répertoire des oiseaux était de grande qualité.

Elle se mit à siffler à l’unisson et fut ravie de constater que les sons ne lui étaient pas interdits. Elle ne parlait pas mais elle se sentait capable d’émettre un chant et de communiquer avec le monde volatile. À dater de ce jour, Marguerite se sentit en phase avec son environnement. Les oiseaux étaient ses amis. Bientôt, elle eut l’impression d’appartenir à cette gent ailée. Lorsqu’ils lui rendaient visite, les oiseaux lui faisaient don de quelques plumes. Lorsqu’il y en eut suffisamment, l’oiseau bleu ordonna qu’on les emporte. Le ravitaillement se faisait à l’aide d’une nacelle tractée par des oies sauvages. C’est par ce biais que l’amas de plumes fut emporté pour une destination inconnue. Il revint à la cabane sous la forme d’une jolie robe et de sandales tressées recouvertes de plumes assorties à celles qui composaient l’ensemble de la toilette. Ainsi vêtue, Marguerite ressemblait à une fée de la nature. Après les arbres et les sources, la dimension aviaire faisait son entrée dans le Panthéon divin. La petite fille remercia le petit monde qui lui offrait tant de jolis cadeaux en improvisant un aria d’une grande pureté. En fait, elle le réalisa ensuite, elle avait enfin trouvé la parole, sous la forme d’un chant. Heureuse d’être guérie, elle voulut courir à la maison pour clamer haut et fort le miracle. Elle descendit de l’arbre pour la première fois depuis son arrivée et s’enfonça dans les sentiers, suivie du chaton blanc.

À Magescq, dans la maison familiale, l’atmosphère était tendue. Daniel prodiguait d’infinis trésors de patience et de virtuosité culinaire pour calmer le chagrin de ses hôtes. Hélas ! Très perturbé par la disparition de la petite fille, Emilio traînait son chagrin en se murant dans le silence. Capucine faisait front de son mieux. Elle se rendait dans le jardin deux fois par jour et chantait sa désespérance, s’obligeant parfois à interpréter des airs gais dans l’espoir qu’ils atteignent la petite fille. Ils recevaient de temps à autre des visites de la police. Le brigadier Bouteloup prenait pour un affront personnel l’absence de résultats de ses équipes et déchargeait sa mauvaise humeur sur les malheureux parents, usant de métaphores pernicieuses pour les faire craquer. Il en était venu à les soupçonner. Peut-être avaient-ils tué la petite fille sans l’avoir prémédité ? Un enterrement à la sauvette dans le jardin, près du bassin par exemple, n’était pas à exclure. Toutefois le brigadier Bouteloup craignait l’impair qui l’enverrait loin de son village natal et de la belle maison qu’il venait d’acquérir. Tandis qu’il se demandait si, en son âme et conscience, il ne devait pas recourir aux bons offices d’une pelleteuse, Capucine employait mille ruses pour sortir Emilio de sa torpeur. Elle réussit à la persuader de quitter sa chambre et de retrouver son élégance pour l’amour de Marguerite. Ces derniers mots eurent raison de son abattement. Il se leva, prit un petit déjeuner léger et se mit en devoir de restaurer son apparence.

Alors qu’il observait son image dans le miroir, un oiseau bleu, leur oiseau bleu lui apparut outre miroir et finit par franchir la mince barrière de glace qui séparait les deux mondes. Heurtant la fenêtre avec beaucoup de force, il fit comprendre à Emilio qu’il souhaitait regagner le monde aérien. Abasourdi par l’étrangeté de l’événement, Emilio s’exécuta et ouvrit grand la fenêtre, permettant ainsi à l’oiseau bleu de s’élancer dans le jardin. Il se posa sur l’épaule de Capucine qui contemplait le bassin avec tristesse. Marguerite aimait tant s’y mirer ! Réalisant avec joie que le protagoniste de la disparition de sa fille était de retour, la princesse Étoile retrouva vigueur et sérénité. Elle se mit à chanter avec ferveur. Les airs de Madame Butterfly qui lui avaient valu sa notoriété s’envolèrent comme autant d’oiseaux porteurs d’espoir. Répondant à son chant, une nuée d’ailes l’accompagna à la manière d’un chœur subtil. L’herbe devint bleue. Devant tant de beauté, Emilio s’arracha définitivement à sa torpeur. Il rejoignit sa compagne, l’enlaça tendrement et joignit la pureté de son chant à celui de sa diva sublimée par l’amour maternel incommensurable qu’elle vouait à Marguerite. Soudain une étrange apparition les interloqua. Un oiseau fabuleux faisait son entrée sur la pelouse. Avec la grâce d’un petit rat de l’opéra, l’oiseau se déplaçait selon une trajectoire courbe, celle du rêve selon les gaulois. Il se mit à siffler avec un art consommé, les trilles s’envolant comme autant de chants d’oiseaux. Puccini n’aurait pas envisagé un semblable accompagnement. À pas comptés, l’oiseau fabuleux se rapprocha du couple et tout à coup, à l’occasion d’une pause musicale, il se mit à parler : « Papa et Maman, vous m’avez beaucoup manqué ». Les heureux parents découvrirent sous l’incroyable déguisement, mais en était-ce un ?, leur petite Marguerite irrémédiablement muette avant sa disparition. Non seulement elle leur était rendue mais encore elle parlait, mieux encore, elle possédait un don merveilleux, celui de chanter comme un oiseau ! L’oiseau bleu confirma l’incroyable promotion de la petite fille en déclarant : « Nous l’avons choisie pour être la reine des oiseaux. Pardon de vous avoir imposé son mutisme. Nous ne souhaitions pas qu’elle parle avant d’avoir entendu nos chants. À présent, c’est chose faite. Elle connaît toutes les gammes de l’infinie variété de notre répertoire. La fille d’Emilio Barbarossa et de la Princesse Étoile se devait de chanter un ton au-dessus de celui des divas les plus réputées. À présent, elle portera haut les couleurs de l’opéra. Nous vous demanderons seulement de nous la confier une fois par an afin de maintenir le contact entre la reine et son peuple. » Après avoir reçu l’assentiment des heureux parents, l’oiseau bleu prit son envol et disparut accompagné par le chant spontané de Marguerite.

Daniel se joignit au groupe pour l’informer que le repas était prêt. Marguerite émit le vœu suivant : elle ne souhaitait pas manger d’oiseau.

Surtout pas d’ortolan, supplia-t-elle. Les oiseaux lui avaient dit à quel point ces malheureux étaient suppliciés pour ravir les gourmets. Daniel lui donna raison. Il y avait tant de légumes et de racines qui pouvaient entrer dans la composition d’un menu original et goûteux ! Un gâteau de courgettes accompagnait des filets de dorade pour fêter le retour de l’enfant tant aimée. Au dessert un classique gâteau au chocolat donnerait une touche enfantine à l’ensemble concocté avec amour.

Je vous laisse deviner la joie de tous. Capucine exigea que Daniel mange en leur compagnie. Plus question de jouer les serveurs zélés ! Le cuisinier avait bien mérité d’avoir son rond de serviette attitré.

« Et mon anniversaire ? » coupa soudain Marguerite, ce qui ramena tout un chacun à la réalité. La reine des oiseaux était encore une enfant !

La gaieté revint dans le petit groupe et Capucine annonça fièrement qu’elle allait retenir une table au Relais de la Poste qui avait joué un grand rôle dans la saga familiale. Elle essuya une larme furtive en se remémorant les rêveries concernant le fameux gâteau russe à la pistache. Cheng, le cher disparu, lui apparut dans une aura bleutée. Il lui sembla qu’il souriait. Le dénouement heureux y était sans doute pour quelque chose. Une bulle turquoise cloutée d’or explosa, disséminant sur la pelouse des étoiles de cristal. Marguerite s’ingénia à les réunir dans un panier. Tandis qu’elle s’activait avec bonheur sous la surveillance émue d’Emilio, Capucine fila au relais afin d’établir un menu pour une vingtaine de personnes. Peu rancunière, elle décida d’inviter le brigadier Bouteloup et son adjoint et joignit à son panel les amies de Cheng et toutes les personnes qui, de près ou de loin, avaient contribué à leur donner l’impression qu’ils avaient été adoptés par le village. Elle se promit également de contacter l’institutrice qui dirigeait l’école primaire avec le souhait qu’elle retienne quelques enfants de l’âge de Marguerite car, après tout, il s’agissait de son anniversaire.

Voici le menu qu’elle choisit : un bouillon crémeux de pousses-pierres au thym citronné ouvrait le bal.

Ce bouillon était délicieux ; de plus, le maître cuisinier et elle-même songèrent que les enfants aimeraient beaucoup découvrir les pousses-pierres aux formes si originales. Des asperges rôties aux copeaux de jambon combleraient les petits estomacs.

Après cette dégustation de produits régionaux peu communs, les enfants auraient la permission de quitter la table et ils iraient jouer dans le jardin du relais sous la surveillance de deux adultes. Le banquet pourrait ensuite décliner ses splendeurs, Poêlée de langoustines aux girolles et ragoût de homard aux châtaignes cassées aux saveurs inégalées.

Concernant le dessert, le chef décida, avec l’accord de sa cliente fidèle, de donner carte blanche à l’apprenti pâtissier qui venait d’offrir à la maison sa preuve d’excellence grâce à sa participation à un concours international relevé.

Ravie de ce choix, Capucine revint à la maison qui leur avait donné tant de bonheur. Un nuage noir s’était amoncelé sur l’airial musical préparé par l’incomparable Cheng puis s’était dissipé.

Elle alla border la petite Marguerite endormie. Elle serrait dans ses menottes une étoile de cristal, symbole de la diva et  de sa voix unique au monde.




[1] La princesse Etoile dans Contes du temps présent

[2] Emilio dans À l’ombre des cerisiers en fleurs

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