dimanche 15 mai 2022

Le Talisman

 


 

 

 


Cette année là, le meilleur joueur du monde glissa et tomba en tirant un pénalty et cet échec impensable, quasiment un crime de lèse-majesté, trouva un retentissement jusque dans les montagnes du Haut Atlas.

 Les bergers se racontaient la légende de cet être divin dont la famille avait franchi la méditerranée pour trouver le bonheur.

Comment pouvait-on être heureux loin des oliviers, des amandiers et des sources vagabondes ? se demandaient-ils avec l’insouciance de leur jeune âge. Leur pauvreté se drapait dans la splendeur des paysages et valait bien tout le luxe dont on leur parlait tant et qui leur faisait peur.

« Eh bien, moi, je ne redoute personne » dit Djamila, l’adolescente du groupe, tolérée en raison de sa souplesse et de sa rapidité. Lorsqu’une chèvre s’avisait de s’échapper du vallon, Djamila la prenait de vitesse et la ramenait fièrement en modulant les you-you de fête.

« Non, je n’ai peur de rien. Il faut que je lui porte le talisman du village, un bijou qui a appartenu à un roi numide, vainqueur des Romains. Grâce à lui, il retrouvera force et confiance et chacun s’en trouvera mieux.. »

Elle ne voulut pas en dire davantage et refusa de montrer l’objet précieux que sa grand-mère, aux portes de la mort, lui avait confié, à elle seule et non à un garçon ajouta-t-elle, non sans perfidie.

« Demain, je partirai. Adieu. Si je ne reviens pas, ma petite sœur qui est presque aussi agile que moi, vous aidera à ne pas être battus en revenant au village avec un troupeau diminué. »

C’est sur cette dernière impertinence qu’elle les quitta car elle ne voulait pas que l’on vît des larmes dans ses grands yeux étoilés. Après de multiples péripéties, elle parvint enfin dans la grande ville où devait se produire la star mondiale originaire du village.

Pour échapper aux contrôles d’identité, elle fut vigilante et eut recours à la ruse en se procurant des vêtements européens. Elle proposa ses services à un marchand de fruits et légumes sur le marché; il était peu regardant sur l’identité d’une jeune fille qui courbait l’échine sans mot dire.

Emus par sa jeunesse et son apparente fragilité, les clients la gratifiaient de pourboires et de petites offrandes. Il lui arrivait d’accompagner une personne âgée à son domicile et de porter son cabas, de sorte qu’elle bénéficiait souvent des largesses de ces dames, réduites quotidiennement au silence par leur isolement.

Elle apprit à goûter les chocolats crémeux inconnus dans son village ainsi que les pâtisseries maison qui s’apparentaient parfois à de véritables œuvres d’art.

L’une de ces dames lui offrit une gourmette en or qui avait appartenu à sa fille, prénommée Sandra. « Elle a voulu rattraper sa balle, lui dit la vieille dame d’une voix brisée et une voiture l’a happée, la tuant sous le choc. Elle était si jolie et si gentille ajouta-t-elle en un sanglot. » Emue par cet immense chagrin, Djamila lui caressa la main et fit passer furtivement le talisman dans la paume ridée. La vieille dame s’endormit instantanément et sur son beau visage fané, un sourire s’inscrivit.

Son devoir accompli, la jeune fille revint d’un pas léger aux abords du stade. L’idole ne manquerait pas de venir s’y entraîner. C’est là qu’elle apprit une triste nouvelle en tendant l’oreille aux propos qui circulaient de groupe en groupe. L’idole risquait d’être suspendue le temps d’un match décisif. Un écran géant lui renvoya l’image d’un homme blessé, terrassé par quelque démon intérieur. « Les Djounns ! murmura-t-elle. Il n’y a plus un instant à perdre. »

Elle décida de se rendre au château où il s’entraînait et se reposait alternativement, au sein de son équipe. Le pas léger, elle progressa rapidement pour découvrir hélas ! que ce château était une véritable forteresse, et qu’il était impossible d’en forcer l’entrée.

Sortant de son baluchon son pipeau de bergère, elle joua, le cœur battant, les plus beaux airs bucoliques du répertoire.

Le miracle se produisit. L’idole, cloitrée dans sa chambre, triste et méditative, entendit la voix profonde du pays de ses ancêtres. L’homme blessé partit à la recherche d’un univers enfoui dans sa mémoire.

Le lendemain, au château, la confusion et la consternation s’abattirent sur le staff sportif : l’étoile de l’équipe avait disparu.

Sur son lit, non défait, on trouva une étrange pierre pourpre qui diffusait un rayonnement intense. On la mit dans la valise du joueur et l’on s’employa, faute de mieux, à chercher un sosie pour tromper la presse.

Des détectives accompagnés de maîtres chiens partirent à la recherche de la star universellement connue. Ils fouillèrent d’abord le terrain avoisinant le château, en vain. Ses compagnons assuraient qu’il ne serait jamais parti sans leur laisser un mot ou un indice et pensaient qu’il avait été enlevé. « Il y aurait des traces de lutte protesta le dernier recruté qui n’avait pas encore foulé de pelouse officielle à leurs côtés. » Avec l’aval de ses camarades, il décida de participer aux recherches. Il s’éclipsa et vola plus qu’il ne marcha jusqu’à la ville où devait se jouer le match décisif.

Aucune trace de l’idole. Par contre, il remarqua une adolescente qui portait un médaillon à son effigie. Lui ôtant toute possibilité de fuir, il la contraignit à écouter ses questions. Comme elle ne voulait pas lui répondre, il la menaça d’une interpellation policière. Son bracelet en or, visiblement volé, pourrait lui nuire. Djamila fondit en larmes et pria le jeune homme de n’appeler personne, moyennant quoi elle répondrait à toutes ses questions.

Ce qu’ils se dirent restera secret. Rassuré, le jeune homme s’en retourna au château pour annoncer à ses compagnons que tout allait bien et que leur meneur de jeu serait bien présent pour les aider à brandir la coupe convoitée. Chacun voulut en savoir plus mais le joueur refusa d’en dire davantage. Pendant ce temps, notre idole évoluait dans un monde étrange. Une vieille femme aux pieds noueux comme des ceps de vigne le prit par la main et l’emmena dans les montagnes qui embaumaient le thym et la fleur d’oranger. Elle lui fit boire de l’eau des sources et il se sentit régénéré. Ensuite ils redescendirent dans la vallée et participèrent à une fête. Galettes arrosées de miel, thé parfumé et tartines beurrées ornaient d’immenses plateaux d’argent. De jeunes garçons munis de bouilloires et de réceptacles en cuivre repoussé lavèrent les mains de l’hôte de marque et l’invitèrent à se restaurer. Transporté dans un univers qui lui avait si souvent été évoqué par sa mère, surtout les jours où il souffrait des lazzis provoqués par son prénom, l’homme accompli redevenait un petit garçon et retrouvait un à un ses repères. La griffe noire qui nouait  son corps éclata en morceaux et s’envola sous la forme de corneilles.

Au même instant, le meneur de jeu aux jambes magiques réapparut dans sa chambre pourtant fermée et scellée.

On le pressa de questions mais il ne put donner aucune explication. On décida de ne pas le bousculer et de se satisfaire de sa présence.

Le sosie put partir moyennant une rétribution conséquente qui devait couvrir son silence. Le jour du match, chacun retint son souffle. L’idole pourrait-elle accomplir un dernier miracle, sauver son équipe et son pays du déshonneur en marquant le but salvateur ?

Djamila souriait en écoutant les propos dubitatifs qui circulaient dans la grande ville. Elle pensait avec jubilation que, grâce au talisman, le grand joueur marquerait à nouveau l’histoire du football.

N’était-il pas le témoin de la vaillance de tout un peuple ? Ses ancêtres avaient repoussé l’occupant, vivant parfois dans les contrées dont personne ne voulait, acceptant la rigueur et la souffrance. Il vaincrait, il ne pouvait en être autrement.

Une immense clameur s’éleva du stade. L’idole avait retrouvé ses jambes de vingt ans, ses dribbles fabuleux et permis à un attaquant de délivrer l’équipe du doute.

Rassurée, Djamila prit le chemin du retour. Une fois de plus, un homme du pays aurait incarné la force et la vitalité grâce à la volonté d’une femme et au pouvoir d’un talisman.

L’adolescente fit néanmoins une halte chez la vieille dame qui lui avait offert le bracelet de son enfant. Fidèle aux coutumes ancestrales, elle prit les mains de la dame entre les siennes, noua ses petits doigts aux siens et lui proposa de venir finir ses jours dans son village pour y occuper la place vacante de sa grand-mère défunte. Certes, il n’y avait pas de confort dans sa modeste maison mais elle prendrait soin d’elle et tâcherait de lui rendre le sourire.

Grand-mère Solange remercia le ciel de lui avoir envoyé ce cadeau inattendu, une seconde fille qui atténuerait son immense chagrin.

Quant à Djamila, elle savait qu’elle pourrait compter sur l’amour et la sagesse de cette seconde grand-mère.

La première lui avait donné le talisman et légué ses pouvoirs, la seconde la protègerait des lois absurdes qui régentaient le village, accordant beaucoup trop de pouvoir aux hommes.

Ignorant tout ce qu’il devait à la pugnacité d’une frêle jeune fille, l’idole souriait et répondait avec sa modestie habituelle, aux journalistes sportifs du monde.

Celui que l’on pourrait surnommer le sphinx tant son visage était énigmatique, parla peu, comme à l’accoutumée, et se retira dans sa chambre pour y trouver un superbe arc-en-ciel.

 


 

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