lundi 6 février 2012

Le rire du Diable

  
Portant son prénom comme une oriflamme, mon frère Daniel quadrilla notre petit village dont l’église datait de Philippe Auguste et y mena une guerre sans merci contre ceux qui avaient l’audace de se moquer de lui.
Les dérives vestimentaires de Maman furent le premier des quolibets. Elle s’ingéniait à vouloir suivre la mode et lui fit porter des pantalons de golf, sous prétexte que le Prince de Galles avait imposé ce modèle, rendu célèbre ensuite par Tintin.
Daniel était le seul à arborer ce vêtement princier et naturellement chacun se déchaîna contre celui qui n’était pas comme tout le monde. Papa, lui, se distingua en commandant un cartable de cuir inusable au cordonnier du village qui livra l’objet, pimpant et luisant, aux coutures impeccables, de quoi faire de Daniel l’élève modèle que son niveau d’intelligence appelait.
Lorsqu’il se battait, Daniel me confiait le précieux objet mais il arrivait que seul contre huit il m’ordonne de fuir et d’abandonner le cartable qui recevait des adversaires rageurs des coups de pied destructeurs.
Le retour à la maison du guerrier était parfois problématique car des parents furieux étaient passés à la mairie où travaillait Papa pour se plaindre des méfaits de son démon de fils.
De retour à la maison, Papa n’était pas enclin à la clémence et la vue du cartable abîmé développait sa colère. Daniel recevait alors des coups de ceinture puis s’en allait dans sa chambre en maudissant l’auteur de ses jours.
Il ne renonça pas pour autant à l’art de la guerre et devint aussi adroit qu’un indien dans la confection d’armes rustiques qui faisaient sa fierté. Je le revois, tendant son arc et lissant ses flèches dont le bout pointu augurait de sa volonté de vaincre.
En affûtant sa lance, il fut bousculé par une maman énervée par ses simulations guerrières. La lance lui entra dans le palais occasionnant une blessure qui aurait pu être grave, selon le médecin, et le priver de la parole.
Il revint un jour, les pieds brûlés, pour avoir foulé les cendres d’un feu de bois dans le bosquet du village. Pour le détourner de ces dérives, Papa paya un professeur de musique afin de lui donner un but culturel.
Ce professeur jouait magnifiquement de la trompette mais il fut péremptoire : pas question, pour Daniel, de jouer de cet instrument. Le motif invoqué était qu’il avait de grosses lèvres ! Cet argument était ridicule car les As des Negro Spirituals n’avaient pas les lèvres minces !
Sans doute Monsieur Fleury, tel était son nom, redoutait-il d’avoir par la suite un rival car Daniel, côté musical, était extrêmement doué.
Il se mit au tambour et agaça bientôt notre voisinage par ses répétitions endiablées.
Ces plaintes ajoutées au fait qu’il allait bientôt entrer dans une grande école, mirent fin à cet épisode musical. Il avait également une très belle voix et Maman déplorait de n’avoir pas eu la présence d’esprit de le faire entrer au sein des Petits Chanteurs à la Croix de Bois. Contrairement à mon père qui se souciait peu de l’église, voyant en elle une source d’obscurantisme, Maman avait hérité de son enfance un bagage religieux. Faute de manécanterie, elle souhaita favoriser le retour aux sources bibliques de son unique fils, sa fierté.
Elle supplia le vicaire de compter Daniel parmi les participants à une colonie de vacances organisée par les soins de l’Église.
Mon père fit des objections puis céda, dans le but inavoué de souffler un peu sans ce fils trop remuant. Or faire entrer Daniel dans un groupe qui fréquentait l’école privée tandis qu’il allait à l’école des hussards noirs de la République, était complètement aberrant.
Néanmoins l’expérience fut tentée. Le loup dans la bergerie, pourquoi pas, à condition de lui limer les dents !
On eut un seul écho, peu de temps avant le retour des vacanciers :  ce serait l’unique colonie de vacances de Daniel, dit l’un des émissaires d’un ton glacial. On en déduisit que Daniel n’avait pas rendu les armes.
Le retour s’organisa autour d’une grande fête avec feu de joie. Des intermèdes théâtraux et musicaux se succédèrent à un bon rythme. On nous avait dit que Daniel était l’un des participants mais il tardait à apparaître.
J’avais beau écarquiller les yeux, pas de fier chevalier à l’image de mon frère ne se profilait à l’ombre du feu de camp.
Le clou du spectacle arriva enfin. Je repris confiance, Maman aussi. Seul Papa semblait inquiet. La suite lui donna raison. J’ai oublié le thème de la saynète, attendant toujours la prestation de mon frère.
Soudain un rire démoniaque nous glaça le sang. Il cascadait dans le crépuscule auréolé du feu salvateur. Un bruit de cape, un bondissement prodigieux et le diable apparut, orné d’une grande queue et de petites cornes rouges. « Mon Dieu, c’est Daniel ! » murmura ma mère d’une voix mourante en comprimant son cœur emballé. Quant à moi, je n’y croyais pas, j’attendais toujours la venue de Daniel, ce frère magnifique à qui on ne pouvait pas avoir donné le rôle du Diable.
« Partons ! » dit Papa d’une voix péremptoire et nous prîmes le chemin du retour, abandonnant Daniel à son triste sort.
On ferma la parenthèse sans mot dire et Papa médita longuement par la suite.
Qui avait-on voulu punir réellement ? le fils rebelle ou le secrétaire de Mairie mécréant ?
Papa eut la douleur de voir son fils une dernière fois, peu de temps avant sa mort. Il s’accrochait à lui, le suppliant de l’accompagner en Dordogne où il possédait une maison de campagne.
Une fois de plus, Papa repoussa ce fils qu’il n’avait jamais aimé pour d’obscures raisons. Un jour, je l’entendis parler seul, dans son garage.
Épouvantée, je m’aperçus qu’il s’adressait au cartable, cabossé, lacéré mais toujours présent.
Sans doute se repentait-il de ne pas avoir fait l’effort de comprendre cet enfant qui pouvait se montrer si aimant, courant dans les bois, à l’aube, pour rapporter à sa mère d’énormes bouquets de muguet et de pervenches, me sauvant plus d’une fois lors de mes faiblesses scolaires, notamment en peinture. Il peignait aussi très bien !
Les rivières ont roulé sur les galets, emportant ces pages. Que Daniel les accueille en ce Paradis que je lui souhaite, enfin réconcilié avec son enfance ! Il fit preuve de sagesse en sa maturité puisqu’il retourna dans ce village, opérant une volte-face de guerrier.
Jamais vaincu, il repartit au combat et pardonna à ses ennemis d’antan, en créant un groupe de copains autour du petit bois de leur enfance qui doit bruire encore des escarmouches d’autrefois !

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