dimanche 21 avril 2024

La péniche bleue

 

 


Le jour anniversaire de mes dix huit ans, je décidai de marcher longtemps au hasard, voulant expérimenter une idée chère à André Breton à savoir que le destin m'adresserait un signe décisif au bout du chemin.

            Il faisait beau et j'optai résolument pour le canal. Dans le plat pays minier que j'habitais, seul le canal donnait l'impression du mouvement. J'aimais regarder les péniches franchir l'écluse et je notais leurs noms. J'observais les mariniers et les enviais pour leur mobilité. Aujourd'hui, ici, à Denain, demain, où jetteraient-ils l'ancre ?

            Tout à mes pensées je n'avais pas vu que j'avais dépassé l'écluse ; je n'étais jamais venue aussi loin. J'entendis le chant des oiseaux et cela m'étonna tant que je restai figée sur place.

            Dans nos villes minières on est surtout habitué aux odeurs violentes et soufrées, aux chants rudes et paillards qui s'échappent des cafés où de joyeux drilles ripaillent, bock à la main, pas au chant des oiseaux.

            Je m'arrêtai donc et aperçus une péniche que je n'avais jamais vue. Elle était bleue, toute pimpante. Sur sa coque, son nom écrit en lettres d'or incitait au rêve : Esperanza.

            Comment t'appelles-tu ?

            Je remontai le son jusqu'à la source et découvris une délicieuse petite fille vêtue de dentelle. Ses jolis cheveux noirs bouclés étaient retenus par un ruban rose. Une véritable poupée, une fée peut-être ?

            Nous nous livrâmes à une conversation enfantine. L'enfant était si jolie que je ne me lassais pas de la regarder. Au coucher du soleil, il fut convenu que je reviendrais le lendemain.

            Il me tardait tant de la revoir que j'en courus presque le long du chenal. Je lui apportais des fleurs, des bonbons et une poupée, celle-là même que j'avais chérie dans mon enfance. Mais la petite qui ne m'avait pas révélé son nom lors de notre première entrevue me tournait le dos et ne répondit à aucun de mes appels discrets.

Elle regardait avec ravissement un couple vêtu de noir qui dansait le tango avec autant de brio qu'à Buenos Aires.

            Le bandonéon exhalait des soupirs sous les doigts boudinés d'un marinier qui ne les quittait pas des yeux. C'était un couple très étrange. Ils étaient d'une beauté à couper le souffle et cependant il émanait de leur personne et de leur façon de danser une telle désespérance que l'on se prenait à penser que la péniche avait été ainsi baptisée pour conjurer le sort.

            Quant au marinier, il jouait avec tant de passion qu'il semblait vouloir s'intégrer au couple et peut-être le détruire.          La femme s'adressa à l'enfant en me révèlant son prénom, Esmeralda, et lui donna l'ordre de rentrer dans la cabine pour y prendre son goûter.

            Ce fut un bref instant de répit pour les danseurs et leur accompagnateur. Ils se remirent au chant et à la danse comme si cela fût une question de vie ou de mort.

            J'abandonnai fleurs, bonbons et poupée avec un petit mot d'accompagnement et repartis à la maison un peu tristement.

            Le surlendemain je volai presque jusqu'à l'Esperanza mais là, ô ! surprise, à l'endroit même où, la veille, elle était solidement amarrée, il n'y avait plus rien.

Plus de péniche bleue. Un couple de mariniers sur le chemin de halage me regardait en silence. Ils étaient grisonnants. La femme avait de longues boucles grises et je crus lire dans son regard un peu de l'éclat que j'avais tant admiré dans les yeux d'Esmeralda.

"Notre péniche est en réparation" me dirent-ils en réponse à l'interrogation muette que je leur adressai sans le vouloir. "Avez-vous vu une péniche bleue, l'Esperanza ? " leur demandai-je.

La femme frissonna.

"Il y a bien longtemps que cette péniche a été détruite par un incendie meurtrier me dit-elle. Mais ce n'est pas possible  ! Je l'ai vue ici hier, et je leur racontai mes deux promenades.

- Ce que vous avez vu me dit la vieille femme, c'est une apparition.

Il y a 50 ans, la péniche bleue fut amarrée ici même et c'est au petit matin qui suivit la seconde nuit que l'on retrouva les corps calcinés des danseurs que vous avez vus. La petite fille dormait sur le bord du chemin, indemne et l'on ne revit jamais le marinier au bandonéon. Fou d'amour, il les a tués tous les deux puis il a mis le feu à la péniche avant de disparaître pour toujours.

- Et la petite fille demandai-je pleine d'espérance, qu'est-elle devenue ?

- Vous l'avez devant vous dit la vieille femme et voyant mon air déconfit, elle ajouta :

Vous n'êtes pas la seule à les avoir vus aussi précisément puis se tournant vers son compagnon elle dit avec quelques sanglots dans la voix :

- J'aimerais tellement revoir papa et maman.

Ils étaient si beaux et amoureux lorsqu'ils dansaient. Je ne peux plus les faire revivre dans ma mémoire. Je ne revois que leurs corps calcinés."

Poussée par une étrange émotion, songeant à la féerie qui se dégageait de sa personne lorsqu'elle était enfant, je lui dis quelques mots de regret mais c'est alors qu'elle se tourna à nouveau vers moi pour me dire ces mots incisifs :

"Ne me plaignez pas, jeune demoiselle, et craignez plutôt pour vous. Toutes les personnes à qui la péniche, mes parents, moi-même et le marinier ont apparu, ont vécu une passion violente et destructrice.

Mon mari m'ayant toujours chérie et réciproquement nous avons vécu un amour heureux et le vivrons encore de longues années."

 Et sur ces mots, suivie de son époux, elle me quitta, en me laissant à mon destin.    

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