dimanche 21 avril 2024

Un jour , mon prince viendra

 

 

Un jour, mon prince viendra. Je ne sais comment il me rejoindra mais il le fera, j’en suis certaine. Il surgira près de moi et je le reconnaîtrai tout de suite. Ses yeux nuages et son sourire fleur de lotus seront les sésames de mon cœur. Je me redresserai et lui saisirai les mains, fines et douces à souhait et nous laisserons le silence bleuir la glace qui a envahi mes nuits, aujourd’hui sans frontières avec le jour. Nous nous aimerons en fuyant l’ermitage où je suis enfermée.

« Yaourt ou compote, Madame Lemarchand ? » Prise au dépourvu par cette question absurde, si éloignée de mes pensées, j’ai répondu ou plutôt bredouillé « compote ». Habituée à mes maladresses, Véronique a posé un petit pot de compote assorti de deux petits biscuits, tout petits et s’est éloignée dans un bruit de ferraille. J’ai mangé machinalement ce qu’ils appellent le goûter. Tout à fait insipide ! Rien n’a de saveur ici. Les achats groupés pour réaliser des économies, le secours systématique aux surgelés agissent sur les résidents trop malheureux pour vivre dans un contexte familial à la manière d’un système menant irrévocablement à la dépression. Ici, on aime les dépressifs. On leur donne des médicaments adéquats et on a une paix royale. Les dépressifs dorment, mangent peu et meurent vite. Tout bénef ! Moi, ils ne m’auront pas ou du moins pas encore. Il faut que je vive si je veux voir se réaliser mon rêve, la venue de mon prince.

Je l’attends depuis mon enfance. Je me revois, assise sur une pierre sous le lilas en fleurs. Je lis des contes et je rêve. Moi aussi, un jour, je le verrai ce prince qui m’est destiné. J’en suis certaine et ce ne sont pas les rumeurs des drames familiaux qui se répètent autour de moi qui m’empêchent de m’envoler vers ces pays où bruissent les orangers et les amandiers peuplés de princes chevauchant de fiers alezans. Je mange des dattes, évitant d’en jeter les noyaux pour ne pas connaître les déboires du héros d’un conte, responsable à son insu de la cécité d’un derviche.

Curieux entrelacs de la destinée ! Je ne suis pas loin de penser que je suis victime d’une machination machiavélique sinon que ferais-je ici ? On me nomme Madame Lemarchand et j’ai droit à des égards réduits à minima. Mais qui est Monsieur Lemarchand et pourquoi ne vient-il pas me voir ? Je n’ose pas m’ouvrir à une tierce personne et surtout pas aux médecins qui me posent parfois des questions saugrenues. Par exemple, l’un d’eux m’a demandé quel événement avait déclenché ma plus intense douleur morale et j’ai répondu sans réfléchir « la mort de Pavarotti ». Il a été pris d’un fou rire  alors que je ressentais une douleur intense. Pratiquement un coup de poignard. J’ai pleuré en apprenant sa mort, hélas prévisible tant sa santé s’était graduellement détériorée. C’était un  peu comme si mille rossignols avaient brusquement été foudroyés. J’ai regardé cet indigne médecin avec une telle sévérité qu’il s’est littéralement enfui et que je ne l’ai jamais revu.

Chaque fois qu’un médecin me pose une question qui sort du champ médical habituel, je me méfie. Je me souviens qu’un médecin spécialisé en diététique me demanda un jour si j’aimais le chocolat et en mangeais souvent. Méfiante, je travestis la vérité. Bien m’en prit car elle ajouta : « Si cela avait été le cas, je vous aurais prescrit des antidépresseurs. » Incroyable mais vrai ! Prescrire des antidépresseurs et faire entrer un patient dans une spirale addictive plutôt que d’accepter un grignotage intempestif et ponctuel de quelques carrés de ce chocolat que les Aztèques buvaient avec délectation, quelle aberration ! Cependant je suppose que si je me trouve dans cette petite pièce où seuls les rêves trouvent une place, c’est qu’il y a une raison suffisante. Personne ne vient me rendre visite. Pas de mari, pas d’enfants, pas de famille, pas de voisin, pas d’anciens collègue de travail. Je n’ai aucune idée de ce que fut ma vie autrefois. Il y a un grand blanc. Je préfère ne pas approfondir le sujet. J’ai toute ma tête, j’en suis sûre. Je repère les jours. Je connais à merveille l’emploi du temps du personnel. Le dimanche, j’ai droit à un peu de mousseux et à un petit gâteau, éclair au chocolat ou tartelette aux fruits, fraîchement décongelé, mais ça me fait tout de même plaisir.

Elise ou Liliane qui ne sortent suffisamment pas les griffes pour obtenir que leur jour de congé soit le dimanche ne se montrent pas désagréables. Elles insistent toujours pour que je m’habille avec élégance ce jour là, en raison des visites toujours possibles prétendent-elles. A cause de cela, je n’aime pas le dimanche. Primo je ne suis pas à l’aise dans une tenue dite élégante et secundo lorsque le soleil tire sa révérence, je me rends à l’évidence : personne ne s’intéresse à moi puisque personne n’est venu. Après cette terrible désillusion, j’arbore ma tenue de nuit et m’allonge avec soulagement, retrouvant mon rêve salvateur.

Le prince se penche sur mon lit, un bouquet de roses à la main. Je proteste : « Attendez, je dois me vêtir avec magnificence pour mériter cet hommage. » Mais le prince se soucie peu d’élégance. Il a tant chevauché qu’il est fourbu. Il n’est pas facile de quitter le pays des Merveilles. La Reine exige de sa cour une présence totale. Il a dû voler les roses dans son jardin d’été et fuir en se calant sur la courbe du temps pour effacer la durée de son voyage et maintenir ainsi la fraîcheur de son offrande. Il faut vite mettre les roses dans un vase d’eau fraîche pour que leur parfum ne se fane pas avec les pétales. Je m’active. Il y a précisément un vase sur ma table de nuit. Le prince a bien fait de venir un dimanche. Tout est prévu pour les visites, même les plus improbables. Le vase fait partie de la panoplie Maison de Retraite chic. En semaine, cet accessoire précieux disparaît. Je constate avec horreur que je me détache de l’illusion pour me concentrer sur le réel. Le prince ne va-t-il pas me quitter, réalisant son erreur ? Il ne va pas disparaître dans l’immédiat car il s’est endormi dans le fauteuil réservé aux hôtes de marque. J’effleure sa main de mes longs doigts fuselés et je m’endors à mon tour, sans rêve, puisqu’il est là, prisonnier en mon pauvre domaine.

Clinc, clinc, clinc, tchac, toc

Véronique a ouvert la porte, haussé le volet, posé le bol de café chaud avec ses tartines de pain frais, décongelé of course, et disparaît dans un bruit d’enfer. Le prince n’est plus là. N’était-ce pas le fruit de mon imagination ? Non puisque les roses parfument la pièce et lui donnent enfin une raison d’exister. Après avoir englouti le petit déjeuner, je le déplore mais c’est ma façon de traiter la nourriture, je me concentre sur ce parfum de roses et laisse mon imagination s’emballer.

Le prince est revenu. Il s’assied sans façon dans le grand fauteuil et me parle. Il me dit mille riens qui sont autant de pépites ou de pierres précieuses. La chambre s’illumine. Je n’ai pas le temps de répondre tant ce flot de paroles déferle comme le torrent après la fonte des glaces, pur et majestueux. D’ailleurs que pourrais-je dire qui ait de l’importance ? Je suis une sorte de cloporte qui traîne son ennui. Mais pardon, je m’échappe. Revenons au prince qui me fait l’amabilité de me rendre visite, moi qui suis si insignifiante. Le prince se tait brusquement et s’endort. Je le regarde à la dérobée. Il est beau certes mais quelques rides sillonnent son visage. Sans doute s’est-il laissé rouler dans le torrent à la manière d’une pierre qui s’érode. Ses mains s’ouvrent et laissent échapper une fleur de lotus en quartz rose. Il parait que dans un pays lointain, la Birmanie, on a tué ou escamoté quatre mille bonzes qui étaient venus, pieds nus, à la rencontre d’impitoyables soldats pour demander simplement le droit à l’existence d’une population exploitée et maltraitée. Lorsque le prince se réveillera, je lui dirai qu’il doit reprendre la route. Il n’a plus une minute à perdre avec une vieille dame qui a passé l’âge d’attendre son prince. Il fallait qu’il vienne à point nommé au moment où la vieille dame était une vigoureuse jeune fille au bleu regard. A présent, il est trop tard. Le prince doit être forcément un guerrier et il doit protéger la veuve et l’orphelin comme dans les chansons chrétiennes. Par conséquent, sa place est au milieu du peuple Birman pour contrer la force brute qui s’en prend aux moines, dévastant les monastères sacrés, laissant derrière elle du sang et des larmes. Je me lève doucement et pose la fleur de lotus près des roses. Forte de cette décision, je m’allonge et ferme les yeux. Les bonzes marchent triomphalement. Les femmes leur jettent des fleurs. Un homme du peuple a été arrêté juste pour avoir tendu une coupe d’eau à un bonze assoiffé. Cet homme marche en avant avec le drapeau Birman. Les soldats ont un genou en terre et baissent honteusement la tête. La désapprobation du peuple consiste en un silence glacé. Fermant la marche du cortège, le prince brandit son étendard. Une colombe tenant un brin d’olivier se détache sur un fond pourpre où se fondent les roses d’Orient. Les ascendants du prince ont participé aux croisades et leurs héritiers se sont endormis, faute d’une Jérusalem à délivrer. Il faut que je parle au prince, que je lui révèle l’intérêt de sa mission, ce pour quoi il est venu au monde mais je suis arrêtée une fois de plus par une interpellation saugrenue :

« Quiche lorraine ou tarte aux légumes Madame Lemarchand ? »

Je ne veux pas être désagréable alors je feins de m’intéresser à ce choix ridicule et réponds « tarte aux légumes » alors que j’aurais préféré la quiche lorraine. Mais je sais qu’ici tout est noté. La diététicienne approuvera mon choix, contraire à mes préférences. Véronique est satisfaite. Je deviens raisonnable et elle me complimente. Son regard se pose sur les roses et elle me dit aimablement : « Vous voyez bien, il est venu. » Je m’affole : a-t-elle vu le prince ? Je regarde le fauteuil pour constater qu’il n’y a personne. Véronique enchaîne « C’est votre fils qui vous a apporté ce beau bouquet, n’est-ce pas ? »  Alors, stupéfaite, j’ai tout de même eu la présence d’esprit d’acquiescer.

A partir de cet instant, le prince n’est plus jamais revenu. Je suppose qu’il a perçu le message que j’ai pensé fortement. Il est sans doute en route pour la Birmanie et j’en suis heureuse car personne, en occident, ne se mouille pour délivrer ce peuple asservi. De belles paroles, des condamnations péremptoires, bref des tigres de papier pour employer la métaphore chinoise. Bien sûr, j’en suis consciente, le prince ne peut à lui seul pourfendre une armée mais sa présence est symbolique, il peut cristalliser en sa personne la foi de l’occident pour la liberté et attirer les amateurs de causes perdues.

A présent, faute d’un prince en mon boudoir, je me concentre pour créer ce fils imaginaire qui vient rendre visite à sa mère vieillissante. Il se prénomme Jean-Philippe et fait le tour du monde, pour ses affaires. Il réside souvent au Japon et aux USA, à New-York, ce qui explique qu’il ne puisse pas venir me voir.

« Il devrait au moins vous envoyer des cartes postales » me dit sentencieusement Elise alors que je lui expliquais par le menu l’itinéraire de mon globe trotter. « Il craint peut-être de m’attrister en m’adressant des panoramas ou des sites que je pourrais plus jamais voir » ai-je répondu pour lui donner raison mais j’ai réalisé que mon Indiana Jones de fils n’a pas beaucoup de circonstances atténuantes à m’abandonner ainsi. Elise s’est livrée à une véritable enquête pour entretenir la conversation, je le suppose car je ne saisis pas très bien son intérêt. Elle a voulu connaître le lieu de provenance des roses. Elles ont été envoyées par Interflora, en provenance d’Irlande. Elise m’a fait cette annonce triomphalement, attendant une explication mais elle a été déçue face à ma surprise et mon ignorance manifeste. Que vient faire l’Irlande dans mon parcours poétique, mon unique raison d’exister, d’accepter la vie insipide qui m’est servie sous forme de plateaux toujours munis de mets décevants ?

Je ne suis jamais allée en Irlande et je ne connais personne qui puisse m’envoyer des roses. Grâce à ce détail cependant, j’ai gagné un surcroît de considération. Elise m’a enfin procuré ce que je lui demandais en vain depuis longtemps : un cahier à spirales Clairefontaine, la marque fétiche, à grands carreaux et quelques stylos à pointe fine. A présent, je ne suis plus tout à fait seule. Je transcris les rêves qui envahissent mes journées. J’ai également demandé à Elise qu’elle m’achète une valisette qui ferme à clé. Chaque soir, j’y enferme mon cahier et je porte autour du cou, comme un bijou, la petite clef qui me rend dépositaire de ma propre destinée.

Honneur et Bravoure ! Mon prince galope éperdument vers sa destinée, son oriflamme flottant au vent. Je l’accompagne par la pensée, heureuse de me sentir utile. Il ne peut pas faillir à sa mission car il a entre ses mains la vie de milliers d’innocents. La bannière des preux chevaliers qui forment sa lignée est faite de soie et de larmes. Tant de femmes ont vu partir leur seigneur pour des causes dites justes et ne l’ont pas vu revenir, si ce n’est par le biais d’un cœur enchâssé dans un reliquaire, porté par un écuyer resté fidèle et surtout vivant ! Mon prince ne pense ni à l’échec ni à la mort. Il doit assumer sa destinée et il fait entièrement sienne la devise de sa famille. « Vent et sable » signifiant que l’homme vient sur terre comme une brise de printemps et se métamorphose selon les circonstances, devenant orage ou tempête si sa demeure qui peut être le monde est menacée d’une inéluctable destruction, le sable du néant. Pour me donner raison, le ciel se strie d’éclairs, la pluie tombe à grands fracas et mon prince disparaît dans un nuage noir.

« Avez-vous des nouvelles de votre fils, Madame Lemarchand ? Il pleut beaucoup en Irlande en ce moment. J’espère que ses affaires l’ont conduit en des cieux plus cléments !

Je n’ai pas reçu de bouquet mais je suis sûre que mon fils pense à moi. Vous savez, il a tant à faire ! »

Ce fils imaginaire prénommé Jean-Philippe ne me pèse guère. Il m’est très utile par ailleurs. Les filles redoutent sa venue. Il critiquera peut-être le service minimum réservé à leur mère. Il y a beaucoup de pensionnaires délaissés par leur famille et ceux-là ne se voient presque plus adresser la parole. Pas de temps à perdre ! Grâce à Jean-Philippe, les filles s’attardent dans ma chambre, proposant une décoration qui la personnaliserait, garnissant le vase du dimanche de fleurs de saison et discourant sur les événements du jour ou le temps de saison. Elise m’a offert un CD du ténor que j’aime par-dessus tout. Parfois, je me laisse aller au gré de la musique et de la voix d’or. J’oublie mon prince et ce fils créé de toutes pièces pour avoir la paix. Cependant, il m’arrive de trahir le prince au bénéfice de ce fils imaginaire. Ma pensée erre sur les collines d’Irlande, ses lacs, ses moutons, ses habitants si accueillants. C’est vrai, je m’en souviens à présent, j’y suis allée une fois. J’avais pris le bateau avec mon mari, Monsieur Lemarchand ?, et nous avions roulé, une fois à terre, vers le sud-ouest de l’île, traversant de jolis villages colorés en utilisant une route bordée de fuchsias en fleurs. Notre fils nous y attendait.

Le prince a résisté à la forte tempête qui s’est amoncelée à son passage. Son cheval cependant y a laissé son âme et il a dû parcourir des kilomètres à pied, son oriflamme à la main. Il a enfin réussi à trouver une habitation où il a recouvré petit à petit ses forces, aidé par des pâtres qui ont su reconnaître en lui un ami. Après avoir reçu une monture digne des exploits qu’il s’apprête à accomplir, il quitte les braves gens qui l’ont hébergé et restauré, ignorant que ses ennemis invisibles à cette heure mettront le feu à leur demeure hospitalière après les avoir tous passés au fil de l’épée. L’orient lui apparaît sous le signe de l’or et de l’azur et il sourit à son destin, sûr de sa force et de son courage.

Il va au trot, soucieux de ménager sa monture. Il regrette tant d’avoir perdu en son cheval son meilleur ami. Il souhaite qu’il soit parti au paradis des chevaux et qu’il galope en compagnie des étoiles. Au fur et à mesure de sa progression, il aperçoit les méfaits de ceux qu’il doit qualifier d’ennemis. Un bonze lacéré de rouge gît dans une rivière, la face s’enfonçant dans les replis du courant. Il a été tué sauvagement, bien qu’il soit le fils du prince Siddhârta qui a toujours prôné la paix et la lumière. Les protégés du prince prêtre dont le lotus est le symbole sont massacrés, sans aucun égard pour le caractère sacré de leur spiritualité. S’ils se sont mis en marche, une fleur à la main, c’est pour le peuple qui a faim. Lors de sa dernière halte, le prince a préféré renoncer pour l’instant à tout ce qui peut concourir à le désigner comme une cible vivante. Il offre des pièces d’or pour qu’on lui garde son cheval et ses armes. Il revêt une tenue paysanne couleur bleu nuit, n’emporte pour toute arme qu’un simple bâton de bambou et part chaussé de sandales de cuir. Il se fond dans les foules et s’échappe dès qu’on lui adresse la parole. Il ne veut révéler ni son nom ni le but de son voyage. Il va, enveloppé de mystère et de brume.

« Gâteau de semoule ou poire au vin, Madame Lemarchand ? »

Choix difficile : j’aime les deux. De plus, je suis surprise par tant de magnificence. Je réponds « un gâteau de semoule, s’il vous plaît » avec une certaine assurance. Depuis que nos rapports se sont améliorés, suite au bouquet de roses, je fais l’effort de me conduire comme une personne policée. Je ne montre plus jamais que toutes ces intrusions suivies de bavardages futiles puisqu’ils me coupent du prince cher à mon cœur, me fatiguent et m’ennuient. Alors je mange docilement mon gâteau de semoule. Ce gâteau a un parfum d’enfance et me projette dans une petite ville. Zoom sur un jardin. Je suis jeune et je regarde en souriant un petit garçon, un tout petit lutin qui joue avec les papillons. Je tente de l’emmener à la cuisine pour lui faire goûter un beau gâteau de semoule parfumé à la rose mais ce petit bonhomme fait de la résistance. Alors je me résigne à déposer une part sur le banc de pierre et je m’éloigne un peu pour couper les roses fanées. Cet enfant est sûrement le mien mais j’ai beau solliciter ma mémoire, je n’obtiens aucun renseignement, pas même son prénom.

Le prince a trouvé un abri pour la nuit. C’est un temple désert. Il repère une niche de pierre et s’y blottit. Au préalable, il s’est nourri d’un gâteau de riz laissé par un fidèle en offrande. Il somnole plus qu’il ne dort, attentif aux bruits ambiants. C’est un prince guerrier. Par conséquent, il est habitué aux traquenards tendus par l’ennemi invisible. Rien de fâcheux ne se passe et après quelques ablutions matinales, il reprend sa route, remerciant de tout cœur le dieu oriental qui l’a protégé. Il a l’impression de mettre ses pas dans ceux de ses ancêtres. Sans bannière et sans armes, vêtu comme un émissaire de la nuit, il a cependant la nette sensation d’être en phase avec les problèmes de son temps. Ce n’est pas seulement la veuve et l’orphelin qu’il doit défendre. Il s’agit ici d’un peuple entier opprimé. Comment se fait-il qu’il soit seul et démuni ? Un poème de Victor Hugo lui revient en mémoire, Aymery de Narbonne. Alors que tous les barons de Charlemagne renonçaient à vouloir s’emparer de Narbonne, un tout jeune homme s’était présenté, fort de son courage « Tout le grand ciel bleu n’emplirait pas mon cœur » et avait relevé le défi. Le champion de l’empereur avait fait tomber les murailles de la ville. Certes, le merveilleux chrétien était à l’œuvre relayé par l’immense talent du poète. Néanmoins le prince se sentait une âme de jeune homme. Sans empereur, avec son unique croyance en l’âme humaine, il partait au combat pour sauver des innocents.

« Encore un bouquet, Madame Lemarchand, et cette fois, il est signé puisqu’une lettre l’accompagne ! » Véronique est entrée triomphalement dans ma chambre, propulsant le prince dans un nirvana bleu nuit où il se ressource jusqu’à ma prochaine intervention médiumnique. Ce ne sont pas des roses mais une magnifique composition florale où les marguerites d’automne et les chrysanthèmes multicolores abondent. A l’œil, ce bouquet d’inspiration quasi japonaise, enchante et conduit à la rêverie poétique. Je n’écoute pas ces sirènes fleuries et me concentre sur la lettre. « Chère Pauline », tiens, j’ai un prénom. Je vais tout de suite à la fin pour découvrir le nom de l’émissaire, « ton amie de toujours, Manon » Comme c’est étrange ! Je ne me souviens pas d’avoir été prénommée Pauline. Aucune image de cette Manon qui se prétend mon amie. Lisons, j’en saurai plus, nécessairement.

Ma chère Pauline,

J’ai dû remuer ciel et terre pour retrouver ta trace. Une maison de retraite ! Je n’y crois pas. Toi, toujours si active ! J’ai de la peine à me figurer que tu restes claquemurée. Ta famille t’a-t-elle abandonnée ? Tu aimais tant ton fils ! Comment a-t-il pu te délaisser à ce point ? Pardon si je réveille des blessures. As-tu besoin de quelque chose ? Je peux te proposer des livres, des produits de toilette, du parfum. Tu peux me demander ce que tu veux. Je suis très riche. Si tu veux sortir de ta geôle, rien de plus facile. Tu logerais chez moi ou si tu préfères ton indépendance, je louerais une maison confortable équipée et recruterais du personnel pour le ménage et les soins. Ne me remercie pas. C’est tout naturel. Nous avons été si proches. Deux sœurs sans les rivalités habituelles.

            Ton amie de toujours, Manon.

Cette lettre m’a évidemment bouleversée et j’ai appris quelques éléments intéressants : mon prénom, le fait avéré que j’aie un fils. Ce  petit garçon qui préfère le jeu au goûter a donc bien existé. Je me pose la même question que Manon : m’a-t-il abandonnée ? En ce cas, pourquoi ? Manon me propose de partir. Mais si mon fils m’a placée dans cette maison, il compte peut-être venir me voir un jour. Il ne serait pas prudent de quitter cet endroit où il me croit en sécurité. Pas un mot de mon mari présumé, ce mystérieux Monsieur Lemarchand si j’en crois les interpellations quotidiennes des auxiliaires de vie. Quand bien même j’aurais voulu m’enfuir, cela me serait difficile car Manon a oublié de noter son adresse sur l’enveloppe. Bien sûr, je pourrais demander à Véronique de faire des recherches. Les coordonnées de Manon figurent peut-être sur les registres de l’accueil. A quoi bon ? J’attendrai la prochaine lettre car si Manon est bien mon amie, elle m’écrira à nouveau pour connaître les raisons de mon silence. Soulagée, je peux revenir à ces rêveries qui constituent l’essentiel de ma vie à présent. Cependant le fil est rompu et je ne parviens pas à entrer en contact avec le prince qui doit, à présent, être arrivé aux abords de Rangoon. Je ne connais de cette ville que cette immense avenue qui mène à une gigantesque pagode dorée et des petites rues adjacentes, étroites, où se réfugient les manifestants pacifistes chargés par des militaires sans pitié. Dans La Légende des Siècles, Victor Hugo offrait un pouvoir surhumain à Aymery de Narbonne. Pour unique preuve, je citerai ce vers lapidaire, extraordinaire de simplicité : « Le lendemain, Aymery prit la ville. » Incroyable ! Narbonne était une ville fortifiée. Ses hautes murailles la rendaient imprenable. Nous n’avons aucun détail concernant la prise de la ville. Victor Hugo en poète confirmé et croyant a fait usage du merveilleux chrétien. J’aimerais tant pouvoir dire, en le copiant « Le lendemain, le prince pacifia Rangoon » mais premièrement, je ne suis pas Victor Hugo, deuxièmement personne ne croit aujourd’hui au merveilleux chrétien et enfin, pour avoir vu ces militaires à l’œuvre, frappant et blessant sans état d’âme ce qui était à la portée de leurs matraques, tuant même à bout portant de pauvres êtres désarmés, j’ai peine à croire que mon prince, aussi courageux soit-il, puisse les éliminer avec son bâton de bambou. Me voici désespérée. Le prince est en sursis. Au moment où je pense à lui, il est peut-être blessé et se traîne, mourant, vers un asile secret où il rendra l’âme. Dieu soit loué ! Le pire lui sera peut-être épargné. Le pire, c’est la fin réservée à Che Guevara capturé dans un état misérable et criblé de balles au nom de la sécurité. Je me pelotonne dans mes draps et refuse de regarder le jour. C’est la nuit dans mon âme.

« Poire ou crème à la fleur d’oranger ? » Cette interrogation me rend momentanément à la vie. Je sais, c’est ridicule. Je me comporte comme un enfant. J’en demande pardon à celui qui me lira. Mais qu’y puis-je ? Dois-je ressasser mon taux de cholestérol ou de glucides ? Dois-je aussi penser que je souffre de la maladie du siècle puisque ma mémoire est à l’image de ces icebergs qui fondent peu à peu pour disparaître totalement dans un futur proche ? Pour éviter cette probabilité, je murmure : « Pauline, je me nomme Pauline et j’ai un fils ». Je sursaute. Ciel, je n’ai pas répondu à la question existentielle « Poire ou crème ». Je ris comme une folle et dis « Poire », un peu comme si j’avais dit le premier mot d’une comptine. Véronique me scrute avec intensité et je prends peur. Les antidépresseurs ! Il faut que je lutte alors je rassemble toutes mes forces pour articuler « Pardonnez-moi, Véronique, je m’étais égarée dans un rêve. Comment va votre fille ? » Et tandis que Véronique, soulagée, me raconte les derniers exploits de son enfant chérie, je me gourmande d’avoir été aussi insouciante. Je suis en territoire ennemi ici. Il y a tant de personnes qui sont sur une liste d’attente et qui guettent le moment où l’on m’expulsera de mon dernier royaume, le lieu magique où viennent un prince et bientôt mon fils unique, la lumière de mes yeux, mon seul amour. Tant pis si Monsieur Lemarchand est sorti de mon champ de vision. Je peux me passer de lui puisqu’apparemment il m’a laissée à mon triste sort.

A peine avais-je fini de formuler ces phrases sacrilèges qu’il s’est arraché à la nuit où il vit désormais pour me reprocher de l’avoir oublié. Il est là, mon beau Gaby, si doux, si tendre, il est assis dans le fauteuil où le prince a laissé une marque. Il me prend la main et me regarde de ses beaux yeux verts pailletés d’or. Comment ai-je pu croire que je n’avais jamais été aimée ? « Mais parce que tu as toujours poursuivi des chimères au lieu de regarder autour de toi » me dit en souriant mon seul et unique amour, mon mari. Il poursuit ainsi : « Je ne t’ai pas abandonnée. La mort est venue me chercher sans que je puisse lui résister. Cela t’arrivera aussi et nous serons à nouveau réunis. »

Après ces paroles, puis-je dire de réconfort ?, mon Gaby s’est évanoui.

C’est une manie, ils s’en vont tous en me laissant à ma pauvre destinée et à toutes ces absurdes questions « Poire ou Crème ? ». A peine sortie de cette méditation, j’ai vu avec surprise, la porte s’ouvrir. J’ai les horaires habituels chevillés au corps et celui-là ne correspond à rien. Un homme mûr vient s’asseoir auprès de moi et me demande si je vais bien. Il ajoute un peu marri qu’il n’a pas pu s’arracher à son travail avant. Penaud, il parle de tout et de rien ou plus exactement, j’ai de la peine à le suivre. Il a des projets professionnels importants. Comme je suis polie, je réfrène mon désir de lui dire que cela ne me regarde en rien mais tout à coup, ô surprise ! Il m’appelle Maman. Ainsi, j’ai bien un fils et je l’ai devant moi ! Coupant court à ses protestations, il ne pouvait pas agir autrement etc., je m’exclame, un peu stupidement je l’avoue : « Tu aurais dû venir dimanche ; j’aurais mis une belle robe. » Ensuite tout devient flou, je flotte dans la chambre et suis une étoile. Dans une sorte de brume bleue, j’entends la voix de Véronique « Vite, Madame Lemarchand s’en va ! » Quelques secondes plus tard « La pauvre dame ! Elle attendait le retour de son fils pour mourir ! ».

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