samedi 29 octobre 2022

La reine des gitans

 


L’hirondelle m’a frôlée pour rejoindre le chêne voisin et ma pensée te suit dans cet univers parallèle où tu es mon roi. Un roi désincarné, un roi stylisé, du jade dans les yeux pour immortaliser ton âme, un vrai roi sans dame. Mon royaume est une terre brûlée où les chevaux se meurent. La reine des gitans a volé ma vie en échange d’une dentelle de bohème sans défaut. Depuis je suis à l’ouvrage. Pauvre Arachné dénuée de talent, j’ai promis une robe à Notre-Dame, de cette même matière de rêve acquise au détriment de mon âme ; je couds sans relâche mais cet ouvrage n’a pas la forme que je lui souhaite, forme de la pensée, forme du rêve, forme de l’Amour. Je voudrais capter la perfection d’une arabesque de l’hirondelle mais jamais je ne pourrai infliger à mon poignet ce mouvement courbe et moiré d’infini ; je regarde mes mains ; dans l’entrelacs de leurs lignes de vie, je vois se dessiner, sec et pur, le visage de cette femme.

C’était jour de liesse et je préparais pour ceux que je croyais aimer des plats à la mesure de ma peine. Elle est arrivée, son panier à la main, l’a ouvert à ma curiosité … « De la jolie dentelle de Bohème, non, vous n’en voulez pas ? » et elle est partie, hautaine, dans toute la splendeur de sa pauvreté outragée. J’ai crié : « O ma reine, ne partez pas ainsi … C’est moi qui suis la véritable bohémienne ; je suis celle qui ne possèderai jamais un grand navire qui sombre au plus profond d’une eau lisse lourde de peine » mais, n’est-ce-pas, la Tzigane savait déjà … et j’ai refermé la porte avec, au cœur, le bruit sourd de la désespérance. Depuis, j’ai cette dentelle dans les mains, de la pure dentelle de bohème mais je n’en fais jamais rien. La reine des gitans a emporté mon âme dans un panier d’osier tressé dans les ajoncs d’une eau où rêve mon amant. C’est ainsi qu’il me cherche sur les berges d’un pâle étang aux nymphéas ourlés de nacre tandis que j’erre, flûte et crapaud, et qu’il ne me voit pas.

La reine des gitans a emporté mon âme et l’a cousue dans un curieux petit cœur de taffetas rose qu’elle ceint autour de ses reins, bayadère, magicienne, avec ses yeux secs, ardents comme la flamme. Vas-tu lui demander la bonne aventure ? Elle te dira que je t’aime mais avec des tournures grammaticales inusitées, et toi, poète à la lyre courtoise, tu ne comprendras pas ses noirs malentendus.

            La Tzigane savait d’avance

            Nos deux vies barrées par les nuits

            Nous lui dîmes adieu et puis

            De ce puits sortit l’espérance.

Je chante et psalmodie mille et une fois la strophe bénie des amoureux mais chaque fois avec l’impression que c’est peine perdue et que l’espérance accourt sur mon chemin avec sa bannière étincelante de nuit.

Foin de toutes ces images de bazar, tu surgis dans ma mémoire, intact ; tu me prends la taille, nous sommes d’éternels amoureux au regard de flamme condamnés à marcher jusqu’à la fin des temps, toi pour avoir trop aimé, moi pour avoir ouvert mes paumes dans un réflexe de pauvreté et de noir dénuement. Nos tourments forment un très joli dessin finement poudré d’ocre ; nous plongeons dans les eaux lourdes juste le temps de mourir une éternité d’hirondelle. Ton regard s’éteint curieusement, ton cri m’inquiète ; je m’éveille au jour avec, sur les lèvres, l’empreinte de ta peine. Je décide de t’aimer résolument, éternellement, mais tous ces mots sonnent comme autant de cailloux qui hantent les rives de l’oubli. La reine des gitans ne m’a rien pris. C’est un joli mensonge dont j’aime à orner le vide de mes jours ; la reine des gitans erre sur les routes de désespérance avec, dans son panier, misère et pauvreté. Ses pieds nus sont blessés par les cailloux des grands chemins. Ses yeux versent des larmes sans poésie. Elles enlaidissent sa beauté de reine en pauvreté. Elle songe à la petite tzigane qui l’attend au bout de cette route qu’elle a tant de peine à parcourir, poudreuse et blessante à souhait ; elle songe à la petite reine qui attendait avec tant d’espoir une poupée et un gâteau des rois fourré d’amandes avec, en son cœur, une fève d’amour … Elle verra s’éteindre ce clair regard ; elle prendra la petite main de la pauvrette aux haillons colorés ; elle lui tressera ses lourds cheveux en comprimant parfois son vieux cœur de grand-mère …

La reine des tziganes ne m’a rien pris et demain, ses fils traîneront son corps usé par le jeûne et la peine jusqu’à l’hôpital. Ils voudront l’y laisser, mais elle ne pourra pas, leur reine, être soignée comme tout un chacun. Son matricule a pour chiffre le zéro de la route et lui interdit de recevoir les soins des médecins alors ils l’emmèneront avec des prières à la madone, ils la serreront dans son châle des beaux jours et elle mourra dans sa roulotte, la vieille reine, pauvre et déclassée, avec pour seul trésor un caillou blanc sculpté par la petite reine qui danse déjà si joliment. On lui jouera Nuages du grand Django Reinhardt et elle sentira son cœur se briser au moment où je raconte sur cette même musique de rêve l’histoire folle d’un amour mensonger. Mais tandis qu’agonise la reine des gitans, tu surgis, magnifique, hors d’un miroir d’argent, tu me souris … l’argent de tes cheveux s’épand sur mon visage et je recueille avec le dernier souffle de la reine des tziganes l’avoine de tes pensées. O mon roi, jade et argent, parchemin d’amour, je suis à l’écoute de ton âme, j’attends que tu te révèles à moi, musique et danse, sur un tambourin aux blanches sonnailles.

Le rythme se précipite, devient fou, et je rêve et je trébuche ; ma taille s’assouplit, mon corps s’amincit, mes pieds deviennent hideux ; tu me souris, je deviens brume, je tourne comme les derviches ; je suis la reine des tziganes, elle est ressuscitée, gloire à Saint Michel, j’ai de la dentelle dans mon panier d’osier, je cours sur les routes, misère et pauvreté. Je pars pour le pèlerinage de la Vierge Noire. Ma dentelle s’enroule sur mes doigts minces ; je travaille et je peine …

La reine des gitans avait bien pris mon cœur.


 

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