samedi 4 février 2023

Eugène, le dernier seigneur d' Audencourt Suite 1


Il avait d’abord fallu que Grand-mère s’accommode du caractère ombrageux de son mari et qu’elle mette sous cloche le savoir qu’elle avait engrangé à l’école.

Pour plaire à son époux, elle avait appris le patois et l’un de ses faits d’armes consista à remporter le prix d’un concours singulier, la dégustation d’un café brûlant que l’on devait boire à petites gorgées en défiant une concurrente sur fond de bavardage à la mode du pays.

Il fallait faire durer le plaisir pour séduire les spectateurs, parler avec mesure tout en observant celle qui avait relevé le défi.

Cette fois, Grand-mère obtint le premier prix et personne ne le lui subtilisa.

Elle mit au monde trois enfants, Victoire, Marie et Eugène, mon père qui , en sa qualité de fils et de petit dernier fut dorloté par sa mère et ses sœurs.

En dépit de sa charge familiale, Grand-père dut participer à la Grande Guerre, laissant sa famille avec de maigres économies.

Face à l’adversité, Grand-mère retrouva son courage habituel.

Elle prit le train avec ses enfants et partit à Auxerre où résidaient les marraines de guerre de son époux.

Grand-père fut fait prisonnier au fort de Maubeuge et emmené en Allemagne, au fin fond d’une lande marécageuse.

Il dut conduire la ferme d’un allemand, détesté par ses concitoyens : infirme, il n’avait pas pu participer à la guerre, ce qui lui était injustement reproché.

Grand-père oublia qu’il avait affaire à un ennemi et mena les travaux comme si sa propre fortune en dépendait.

Le médecin militaire allemand qui l’avait examiné après sa capture lui avait dit qu’il avait une constitution pouvant faire de lui un centenaire, « sans çà » dit-il en appuyant son index sur sa poitrine.

Grand-père fumait et le médecin l’avait mis en garde contre une faiblesse poitrinaire possible.

Cela n’empêcha pas le médecin de l’envoyer dans une zone insalubre mais chacun sait que la guerre engendre des réactions parfois contradictoires.

De son côté, Grand-mère trouva un petit logement grâce aux marraines de guerre et pour payer le loyer et l’entretien de sa famille, elle s’engagea dans une usine d’armement, dite camouflage comme ouvrière.

Impressionné par ses connaissances et ses aptitudes intellectuelles, le recruteur avait soupiré «  Madame, votre place serait plutôt dans un bureau » mais Grand-mère avait rétorqué qu’elle avait besoin d’argent et que ce statut d’ouvrière lui convenait fort bien.

Mon père a gardé de cette période un souvenir idyllique. 

« On ne manquait de rien me dit-il, on mangeait des fruits ».

Un seul point noir : il eut affaire à une institutrice sadique qui se faisait une joie de mettre le bonnet d’âne à un élève juste pour le plaisir.

Papa, voyant le coup venir, mettait la tête dans son casier au moment où elle se glissait furtivement derrière lui pour le coiffer.

Grand-mère se déplaça à l’école et parla à l’institutrice de telle façon qu’elle renonça à son exercice favori vis-à-vis de mon père.

Par contre, elle força un pauvre enfant, orphelin de mère, à participer à une sortie scolaire, coiffé du bonnet de la honte pour que son père, militaire, le voie lors de son défilé.

La guerre terminée, il fallut rentrer à Audencourt et l’on attendit fébrilement le retour de Grand-père.

Ce dernier imprima d’emblée sa marque autoritaire, infligeant une correction à la moindre broutille et répartissant des tâches entre les enfants.

Mon père se chargea de la nourriture des lapins.

Sa recherche de trèfle, de luzerne et d’herbes de qualité lui laissa un souvenir amer.

Marié, il mangeait de tout, sauf du lapin et du riz.

Le lapin, en raison de ses cueillettes quotidiennes et le riz pour ses combats afin de défendre l’honneur de sa mère. Son nom  Haury prêtait aux quolibets et Papa fonçait tête baissée contre celui qui psalmodiait «  Marie Au Riz » avec insolence.

Les fabriques de tulle de Caudry fermées pendant la guerre ouvrirent leurs portes après une remise en état des métiers Jacquard où s’affairaient les ouvriers surnommés «  les noiroufs de Caudry » car le plomb utilisé laissait des traces noires sur leur visage et leur corps.

Grand-père retrouva son statut d’ouvrier qualifié. Il connaissait tous les motifs de dentelle et lançait la navette avec une rare dextérité.

Par la suite, ses filles le rejoignirent à l’atelier.

Victoire avait hérité de son père une robustesse et une précision sans égale.

Lorsque le patron faisait des essais dans l’atelier des femmes pour accélérer les cadences, il se servait de Victoire comme étalon.

Elle était chronométrée et le directeur descendait un peu ce temps idéal pour que chacune puisse réaliser le travail sans dommage.

Mon père échappa à l’atelier car ma grand-mère nourrissait des ambitions pour son avenir.

Confiante en ses capacités intellectuelles, elle voulait sa réussite dans un domaine administratif, ce qui lui avait été refusé du fait de son statut d’orpheline et c’est ainsi qu’il devint secrétaire de mairie après avoir obtenu un rang honorable dans les concours qu’il passa à Paris.

Il travailla le tulle néanmoins car il ne pouvait pas abandonner son père lorsque ce dernier, fort de sa compétence, avait décidé de s’installer à son compte.

Aidé par ses trois enfants, il fabriquait de la dentelle de qualité et avait une bonne clientèle.

Grand-mère tenait les comptes.

Tout allait si bien qu’elle envisageait même d’acheter une voiture pour son fils.

Cependant la bonne étoile n’était décidément pas de leur côté.

Survint la dépression économique et plus personne ne voulut acheter de la dentelle.

Grand-père vendit le beau métier Jacquard au prix de la ferraille et trop fier pour se déclarer chômeur, travailla selon la demande.

Il devint, au besoin, journalier agricole, palefrenier, ramasseur de légumes.

Il travailla pour une entreprise lors de l’arrachage de la betterave sucrière, l’or mauve du Nord.

Mon père à ses côtés, il se démenait comme un beau diable, ne voulant pas se faire doubler par un groupe d’ouvriers belges, recrutés pour l’occasion.

Il fit passer le mot aux ouvriers français et imprima une cadence infernale en dépit de son âge avancé.

Lorsque Maman croisa le regard de mon père après une rencontre dans un bosquet, elle sentit le poids moral de mon grand-père s’appesantir sur ses épaules.

Mon père et lui travaillaient de concert dans un champ et il n’était pas question de se relever ou simplement de réduire la cadence pour échanger quelques mots ou un sourire.

Un soir, alors que mon père avait déclaré forfait pour raison de santé, Grand-père ôta son couvert d’un geste net avec ces mots «  Ici on mange quand on travaille ».

Ma tante Marie fit parvenir à son frère une sardine dont elle s’était privée pour qu’il ne dorme pas, le ventre vide.

Le temps des vaches maigres finit par s’estomper. Les usines fonctionnèrent à nouveau et Grand-père fut embauché comme ouvrier qualifié dans une entreprise qu’il ne quitta plus, échaudé par sa précédente déconfiture.

On venait parfois le chercher dans un atelier voisin pour défendre « les vieux ». Or, il était bien souvent plus âgé que les personnes qu’il devait soutenir.

Un froncement de sourcils et une posture combative avaient raison des belligérants et tout rentrait rapidement dans l’ordre.

 

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