vendredi 3 février 2023

Eugène, le dernier seigneur d'Audencourt ( à suivre)

 

Lorsque mon grand-père paternel, Eugène Denimal, vint s’établir à Audencourt, petit village et dernière seigneurie du Cambrésis à conduire une guerre victorieuse, ce fut pour convoler et faire le bonheur d’une épouse, Marie Haury, orpheline et soumise par la tradition à la volonté de son frère François.

Après des études brillantes à l’orphelinat, ma grand-mère se vit contrainte d’accepter une place de femme de chambre à Paris chez une bourgeoise qui la traita fort bien en récompense de son travail soigné.

La dernière année d’étude de Grand-mère se termina par un fait d’une injustice notoire. Alors que Grand-mère avait obtenu tous les premiers prix, le jour de la distribution des prix, ce fut une élève médiocre mais fille d’un riche agriculteur qui offrait au couvent outre une somme substantielle, des œufs, du beurre, du lait, des volailles et autres victuailles, qui récolta les jolis livres à tranche dorée remis aux lauréates pour la circonstance.

Peu de jours avant sa mort, Grand-mère évoqua ce souvenir douloureux, le pire de sa vie qui ne lui avait cependant pas déroulé un chemin de roses.

Mon père qui adorait sa mère garda une dent contre les religieuses et la religion de manière générale, ce qui m’obligea à déployer des trésors d’éloquence pour obtenir du curé de sa paroisse une messe solennelle lors de ses funérailles.

Mais revenons aux premiers beaux jours du mariage de ma grand-mère.

Son frère craignait qu’elle ne se perde à Paris et ne déshonore leur nom c’est pourquoi il la contraignit à un mariage arrangé.

Grand-mère était fine, délicate, intelligente, cultivée, elle écrivait sans faute et de jolie manière, elle savait compter et plus tard lorsque son mari s’installa à son compte, elle tint les registres de main de maître.

Eugène, son mari, avait fière allure et il en imposait à tous par sa prestance et son autorité naturelle.

Il n’était pas éloquent mais plaçait ses phrases au moment où il le fallait et compensait ses lacunes par une série de proverbes et de maximes incontestables.

Je le soupçonne d’avoir éprouvé une violente passion pour sa femme, sans démonstration, à la manière des rudes paysans dont il était le descendant.

Il obligea Grand-mère à se défaire de colifichets et de chemisiers brodés qui figuraient à son trousseau.

D’un naturel jaloux, il n’hésitait pas à infliger une correction à sa femme si un homme lui avait adressé, à son corps défendant, un regard appuyé.

Il encouragea son épouse à se défaire de son Français élégant et lui suggéra fortement d’opter pour le patois du village qu’il maniait avec aisance.

Mes souvenirs d’enfant m’ont laissé l’image d’un grand-père qui se voulait débonnaire mais qui me procurait un sentiment mitigé de peur et d’attrait.

Après avoir franchi le rocher de Gibraltar que représentait Grand-père, assis pour se raser au « coupe-chou », un rasoir qui nécessitait de la dextérité, je me précipitais vers ma grand-mère, ma bonne fée.

Elle me tendait des louis d’or, en l’occurrence des centimes couleur or qu’elle me réservait, jouant le jeu des contes de fée.

J’étais ravie et j’empochais mes louis d’or, certaine d’être une héroïne de conte.

Grand-mère rassemblait ses cheveux argentés en un chignon et ses joues rosies par la couperose lui donnaient un air de pomme d’Api.

Elle souriait naturellement et répondait à mes babillages sur le même ton.

Loin d’être simple, sa vie avait été semée d’embuches et son courage lui avait permis de résoudre maints problèmes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire