mardi 7 février 2023

Eugène, le dernier seigneur d' Audencourt épilogue

 


Malgré son handicap, Grand-père restait maître à bord et nous recevions parfois d’étranges courriers. Tante Marie demandait à mon père d’écrire une phrase telle que : «  C’est un temps favorable à l’arrachage des pommes de terre » sur sa carte postale de vacances.

Trouvant que sa fille lésait mon père au bénéfice de sa nièce préférée Marie-Thérèse, mère de six enfants, Grand-père voulait stopper l’évasion des fruits et des légumes du jardin et interdisait l’arrachage ou la récolte des fruits si Eugène, son fils, n’était pas présent.

Mon père jouait le jeu de sa sœur à son détriment et je me souviens amèrement d’une journée où ma mère et moi avions récolté des prunes reines-claudes, triant les fruits pour en distinguer les plus beaux.

Seule, ma mère avait compris que les plus belles prunes étaient destinées à Marie-Thérèse !

Un jour, mon père dut se rendre à Audencourt parce que Tante Marie s’était vu refuser le baiser du soir (sur le front) .

D’autres qu’elle s’en seraient moqué mais nous l’avions trouvée désespérée et les yeux rougis par les larmes.

Mon père tança Grand-père et l’obligea à embrasser sa fille, ce qu’il fit à contrecœur.

Il vécut sept ans après la mort de son épouse en luttant constamment contre le déclin qu’il subissait inexorablement.

Nous venions le voir de plus en plus souvent le dimanche et il nous arrivait de le croiser sur la route, marchant avec détermination.

Papa s’arrêtait mais immanquablement, il nous faisait signe de poursuivre notre chemin.

Il finissait par arriver, buvait le café en émettant des sons que l’on parvenait à traduire avec l’habitude.

Un après-midi, Tante Marie attendit vainement son retour. Clouée à la maison avec son flot de dentelles à raccommoder, elle pria un voisin de parcourir le trajet qu’il avait coutume d’effectuer. Le voisin l’aperçut sortant tant bien que mal d’un fossé dans lequel il était tombé. Il n’était pas question qu’il lui porte secours, l’orgueil de Grand-père étant connu de tous.

Il vint donc rassurer Tante Marie et passa le mot à tous les habitants du village. «  Eugène allait rentrer à la tombée du soir car il ne voulait pas qu’on le voie couvert de boue. Que chacun reste chez soi sinon il attendrait la nuit pour rejoindre son foyer ».

Ainsi fut fait. L’honneur étant sauf, il rentra et en fut quitte pour un bon bain avant de se coucher.

Au fil du temps, son pas devenait plus hésitant, il tourmentait sa fille pour maints sujets futiles.

Enfin alors que Tante Marie maigrissait dangereusement, sa vie quotidienne devenant de plus en plus difficile, un triste matin, elle le trouva mort dans son lit. Il avait dû s’éteindre pendant son sommeil, sans un cri et sans quelque signe annonciateur de son départ.

Le dernier seigneur d’Audencourt avait rendu son dernier soupir !

Je quittai l’université de Lille pour assister à ses obsèques.

Tante Marie s’était démenée pour que son enterrement soit à la hauteur de son personnage.

Je découvris des cousins que je n’avais jamais vus. Mon père ne pouvait pas les supporter et pour ne pas attiser des conflits, Tante Marie ne les voyait qu’en privé.

Cette fois, elle était seule maîtresse à bord et le fit sentir à son frère.

La fameuse formule patoisante «  Mo Lia d’larab »à savoir une ascendance sarrasine me revint à la mémoire lorsque je vis le cousin de mon père, Adonis, qui portait fièrement son uniforme de capitaine de gendarmerie.

Le teint mat, presque noir, les cheveux bruns bouclés, le visage qui semblait taillé à coups de serpe, il se déplaçait avec une certaine morgue et semblait toiser tout le monde.

Je constatai avec un certain soulagement que s’il en imposait par sa taille, sa carrure et son air assuré, il lui manquait le supplément d’âme de mon grand-père, grand seigneur du quotidien en toutes circonstances.

Pour le repas des funérailles, Tante Marie avait loué l’unique café du village, un estaminet comme on les nomme dans le Nord et avait commandé un repas qui me parut le plus délicieux que j’aie jamais mangé.

Les vins avaient été choisis avec discernement et ce jour-là, Tante Marie mérita plus que jamais la mention de bras droit que lui accordait mon grand-père.

Cette page tournée, je revins à Lille, retrouvai mes livres de grec ancien et je ne pus que déplorer tous les malentendus qui nous avaient éloignés progressivement les uns des autres.

Tante Marie ne voulut pas entendre parler d’argent, elle régla tout sans sourciller puis elle n’eut de cesse de vendre la petite maison de ses parents pour se rapprocher de sa sœur Victoire à Caudry.

Mon mari craignit un jour que je ne meure de douleur alors que nous étions passés à Audencourt lors de nos vacances d’été.

Appuyée contre le mur soufflé jadis par une bombe de la petite maison, je pleurais tant que mon cher mari, toujours si prévenant, m’arracha au crépi pour me faire rentrer dans la voiture.

Je revoyais ma grand-mère faisant tiédir ses plats sur un petit muret où fleurissaient les myosotis «  bleus comme les yeux de Marguerite-Marie » disait Grand-mère.

Je croyais entendre le pas ferme et lourd de mon grand-père et en réalisant que ce monde avait bel et bien disparu, je sentais mon cœur battre follement et se déchirer.

Eugène, le dernier seigneur d’Audencourt ne reviendrait plus hanter son village : pour clore définitivement sa page héroïque, des administratifs firent disparaître la commune d’ Audencourt en l’intégrant à la ville de Caudry.

Néanmoins le dernier seigneur d’ Audencourt, mon grand-père demeurera dans ma mémoire jusqu’à mon dernier jour.

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