dimanche 5 février 2023

Eugène, le dernier seigneur d'Audencourt Suite 2

 


Dans la famille de ma mère, on était très circonspect vis-à-vis du futur époux de Marguerite, si fragile et naïve  qu’en dépit de sa beauté et de ses aptitudes en couture, personne ne l’avait demandée en mariage. Certains pensaient qu’elle se mésalliait : des ouvriers, fi donc ! Mon grand-père maternel décédé avant ma naissance était menuisier et apiculteur : il avait créé des ruches en s’inspirant des temples d’Angkor Vat qu’il avait vus lors de l’exposition coloniale à Paris. Ma grand-mère maternelle, orpheline et riche avait été dépouillée par les personnes qui avaient géré sa fortune, vendant les terres une à une de sorte que son beau patrimoine s’était réduit à une peau de chagrin à sa majorité. Je ne l’ai pas connue mais on m’a souvent évoqué sa mémoire, soit de manière effrontée par mon père qui ne lui pardonnait pas ses incartades et sa manie de s’immiscer dans son ménage, soit par une attitude mélancolique du fait de ma mère qui se reprochait un manque de tendresse à son égard.

On s’interrogeait surtout côté Herlem, la famille de ma mère, sur l’incroyable physique de mon grand-père. Il se murmurait qu’une ancêtre avait commis une faute avec un étranger.

L’expression patoisante «  Mo Lia d’larab » que je traduirais par « ascendance sarrasine » circulait sous le manteau.

Mon père ressemblait à sa mère. Bien proportionné et n’ayant qu’un centimètre de moins que mon grand-père, il tenait cependant plus de Tino Rossi dont il aimait chanter le répertoire que d’un cosaque.

Lorsque la seconde guerre mondiale se profila et que Papa fut appelé sous les drapeaux après le service militaire obligatoire, son père tint un conseil de guerre avec ses deux frères, Lucien et Jérémie. Ils délibérèrent en patois et décrétèrent que mon père ne saurait pas tenir son rang dans l’infanterie.

Ils eurent l’idée un peu folle de le faire incorporer dans l’aérostation, ce qui fut enclenché et acté.

Papa partit sur le plateau de Valensole avec le grade de caporal.

Certes, s’il avait dû participer à des combats en ballon dirigeable, il y a fort à parier qu’il ne serait pas revenu vivant.

Par chance, sa compagnie ne fut jamais appelée à combattre et son éloignement du Nord lui permit d’échapper à l’incarcération comme ses beaux-frères.

Après l’armistice, il voulut revenir dans le Nord, zone largement occupée par les Allemands.

Il se devait à sa famille, ses parents et son épouse, mère de mon frère Daniel.

Ne sachant plus quel train prendre tant le désordre régnait sur le monde du rail accaparé par l’occupant, il se dirigea, par réflexe, vers la mairie d’une ville déjà investie par l’ennemi et se trouva face à un allemand qui l’interrogea suite à sa demande : «  Vous êtes prisonnier ? ce à quoi mon père répondit Je suis démobilisé » Cet Allemand lui rétorqua : «  C’est la même chose » !

Fort heureusement il n’enclencha aucune procédure pour une hypothétique incarcération.

Mon père se le tint pour dit, prit congé poliment et s’en remit au hasard pour trouver le train adéquat.

Il a maintes fois fait le récit de ce voyage épique. Le salut lui vint d’un train affrété pour les Allemands permissionnaires.

La locomotive fonctionnait au charbon. Le chef mécanicien avait dû se passer des services d’un ouvrier malade et il prit sur lui d’engager mon père pour enfourner le charbon dans la chaudière.

Par chance, mon père portait un pull-over noir à col roulé tricoté par ma tante Marie, ce qui lui donnait un profil de circonstance.

Interrogé par l’officier allemand, chef du convoi, au sujet de l’identité de mon père, le chef mécanicien répondit avec aplomb que c’était un ouvrier appartenant à la compagnie de chemin de fer, ce qui passa d’autant plus aisément que mon père s’activait avec ardeur et conviction.

Quelques allemands venaient le voir en lui demandant avec le sourire d’aller plus vite tant ils étaient pressés de rentrer au pays pour quelques semaines.

De retour au foyer, mon père prit possession de son poste de secrétaire de mairie à Maretz, petite commune installée près de la chaussée Brunehaut. Je naquis dans cette commune le 22 Avril 1945 en dépit des privations imposées par l’occupant.

Mon père recevait souvent à la mairie la visite d’un officier allemand qui ne manquait pas de lui faire sentir sa subordination. Sur un mot malheureux de ma mère, fière de faire sonner le statut de son mari à un allemand en visite chez elle, on leur imposa le logement et l’entretien d’un soldat allemand «  Pour bien vous montrer, Madame, qu’ici votre mari n’est rien » lui asséna-t-on.

Sous l’occupation allemande, mes parents durent affronter maintes difficultés, ce qui empêcha mon père de prêter secours à ses parents et à sa sœur Victoire dont le mari avait été fait prisonnier.

Tante Victoire parcourait près de deux cents kilomètres à bicyclette pour se procurer des victuailles au marché noir : les bons d’alimentation qu’elle percevait n’étaient pas suffisants pour la nourrir avec sa petite fille Marie-Thérèse.

Des bons de ravitaillement étaient octroyés par les services municipaux dans le respect de normes strictes.

Mon père regretta par la suite d’avoir été fidèle à ces normes, parfois contestables.

Il conservait les précieux documents chez lui de crainte qu’ils ne soient subtilisés par les autorités allemandes : elles avaient fait de la mairie une annexe de leur QG.

Un habitant de la commune s’était vanté de savoir les bons en sécurité vu qu’ils étaient chez le secrétaire de mairie.

C’est ainsi qu’un groupe de résistants masqués pénétra un soir, arme au poing, chez mes parents et se fit remettre, sous la menace, les bons d’alimentation et de chaussures.

Fidèle à son implantation mérovingienne, Maretz était au cœur d’un réseau ferroviaire et les rails étaient régulièrement sabotés par les résistants pour empêcher les trains convoyant les richesses du territoire de parvenir en Allemagne.

Excédé par la fréquence des sabotages, un officier allemand pénétra un beau matin dans le bureau de mon père et le somma de lui passer le téléphone.

Bien imprudemment, mon père dit : «  La ligne est coupée ! Comment le savez-vous explosa l’officier et sur ce, il intima à mon père de lui fournir les noms des saboteurs le lendemain, faute de quoi il nommerait vingt otages qui seraient fusillés et naturellement ajouta-t-il, vous serez le premier sur la liste » avant de tourner rageusement les talons.

Avertis, tous les hommes de la commune de Maretz partirent se cacher dans les environs pendant la nuit.

Le lendemain, trois hommes, mon père, le maire et son adjoint attendaient la venue des Allemands.

Occupés par un autre attentat, les allemands ne vinrent pas et j’eus ainsi la chance de venir au monde après une grossesse placée sous le signe du stress de ma mère.

 

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