jeudi 2 mai 2024

Ancrage romanesque

 




Le masque de romancier adopté par Philippe de Cassel pour donner le change s’avéra correspondre à sa personnalité.

Chaque matin, confortablement installé face à son secrétaire, il noircissait des pages de sa belle écriture.

Puis, comme le cuisinier qui laisse reposer sa pâte avant de la garnir de crème, de fruits ou de légumes ou d’en foncer un moule suffisamment haut pour que des strates de viande, de fromage et de plantes potagères saisies au préalable,  forment une tourte, il laissait mariner les phrases pour les ciseler l’après-midi.

De son côté, Emile rattrapait le temps perdu en étudiant des cours par correspondance puis il lisait et se livrait également à des travaux d’écriture car il avait fait de Philippe son modèle.

Il illustrait les scènes de rue qui jaillissaient de sa plume comme des ruisseaux pleins de méandres, d’îlots peuplés d’oiseaux et de silhouettes sombres évocatrices de son vécu.

Il termina un livre et l’intitula Les errances d’un garçon des rues.

Quelle imagination ! dit l’éditeur à qui Philippe soumit l’ouvrage.

Soucieux du bien -être d’Emile, le jeune homme demanda que le livre paraisse sous un nom imaginaire.

Emmanuel de Hauterive convint aux deux hommes.

Philippe confia à l’éditeur que l’ouvrage avait été conçu par un jeune garçon qui souhaitait rester dans l’ombre pour poursuivre ses études dans le calme.

Il lui ouvrit un compte bancaire au nom d’Emmanuel de Hauterive et l’on attendit à la pension que l’œuvre produise ses fruits.

L’éditeur se faisait fort de calmer les impatiences : un nouvel Emile Ajar, ce n’était pas donné à un éditeur ! Il croyait en effet que Philippe de Cassel était le véritable auteur du roman mais qu’il ne souhaitait pas entrer en lice dans le monde cruel des médias.

Le nom d’Emmanuel de Hauterive fut bientôt sur toutes les lèvres, son roman Les errances d’un garçon des rues obtenant un succès inouï .

L’œuvre fut sélectionnée pour figurer dans la liste des prétendants au Prix Goncourt.

L’éditeur dut faire face aux assauts médiatiques de ceux qui voulaient avoir la primeur de l’interview du moment.

Il dut capituler et donna pour tout indice le nom de Philippe de Cassel.

Imaginez la surprise de Dame Flore lorsqu’elle apprit, en ouvrant sa porte au premier journaliste venu, que le livre de tous les records de vente avait sans doute été écrit par l’un de ses pensionnaires !

Philippe de Cassel jura qu’il n’était pas l’auteur de ce bestseller et , pour preuve de ses dires, il lut une page de ses écrits personnels. Le journaliste convint que le style du livre plébiscité était différent.

Cependant, pour ne pas rentrer bredouille à la rédaction, il sollicita l’autorisation de publier cette page et de parler de son auteur.

Enchanté par la proposition, Philippe donna son accord et attendit, le cœur battant, que l’on jette un regard bienveillant sur ses romances.

Il n’en fut rien. Quelques lignes saluèrent la qualité de cette écriture apparentée à celle des auteurs du siècle passé.

Il ne pouvait s’agir, à l’évidence, de l’auteur du livre qui avait emballé et embrasé le pays tout entier.

Le roman fut retiré de la sélection Goncourt, faute d’un nom d’auteur identifié ce qui profita à un écrivain qui se félicita de ce coup du sort.

Dame Flore s’indigna du peu de cas accordé aux écrits de son pensionnaire.

«  Quoi qu’il en soit je resterai votre fidèle lectrice et je m’engage à trouver les fonds nécessaires pour la parution de votre roman » dit-elle, une main sur le cœur !

Philippe remercia chaleureusement celle qu’il considérait à présent comme une amie et l’assura qu’il ne courait nullement après le succès.

Le plaisir d’écrire était son unique motivation !

Pour fêter la réussite d’Emile, Philippe acheta un smoking et un costume de velours noir pour le talentueux écrivain et retint une table à La Tour d’Argent.

La soirée fut merveilleuse.

Emile remercia celui qu’il considérait comme son père spirituel avec beaucoup d’émotion.

Au dessert, Philippe offrit à son filleul une édition rare des Misérables et une chevalière dont le blason était celui de sa ville natale de Wattrelos.

«  Nous devrons rechercher vos parents, cher Emile et mettre un terme à leur douleur d’avoir perdu leur enfant ».

Emile convint que ses parents lui manquaient et il approuva le projet de son bienfaiteur.

Ils reprirent le chemin de la pension où ils se sentaient à l’abri et libres d’agir et de penser.

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