vendredi 19 juillet 2024

La poupée aux yeux de gitane

 

  

 

Salomé s’enfonça dans le dédale d’une brocante, rêvant de trouver un objet qui meublerait son appartement en lui apportant une touche enfantine.

Soudain elle tomba en arrêt devant une extraordinaire poupée de porcelaine. Son visage lui rappelait celui des poupées Bella de son enfance mais alors qu’il était la référence européenne des canons de la beauté de l’époque, ses yeux noirs étaient ceux des gitanes qui faisaient rêver les frères Karamazov.

La vendeuse était d’ailleurs une belle gitane alternativement vêtue de laine et de dentelles qui mettaient en valeur sa sensualité rayonnante. Elle emballa habilement la poupée dans une pochette cadeau scintillante et ajouta une jolie paire de gants de tulle brodé. « Pour vous porter chance » ajouta-t-elle et elle mit un doigt sur ses lèvres de manière énigmatique. Troublée, Salomé s’en fut, le cœur tremblant, serrant son trésor comme s’il était le cadeau d’un prince Inca.

De retour chez elle, la jeune femme choisit un emplacement de choix pour sa poupée. C’était un petit fauteuil d’enfant très ancien au cannage minutieux. Une fois installée, la poupée sembla y être parfaitement à sa place. Salomé ajouta la paire de gants et se mit en condition pour passer une bonne soirée, près d’un feu de bois avec un bon livre.

Elle somnola un instant et ne fut tirée de sa torpeur que par un flamboiement et un tourbillonnement d’étincelles dorées.

Elle crut à un feu de cheminée mais il n’en était rien. Par contre elle eut la surprise de voir que la poupée avait à présent une taille humaine. Un groupe de guitaristes fit irruption dans la pièce et joua des airs traditionnels qui incitèrent la créature aux allures de gitane à danser. Heureuse de ce spectacle, Salomé crut vivre un beau rêve éveillé mais le groupe et la danseuse quittèrent brusquement la pièce et l’appartement après une ultime envolée.

Tout lui sembla à cet instant gigantesque. Chose étrange, elle n’était plus assise dans son fauteuil mais dans celui où elle avait placé la poupée. Elle avait à présent la taille de la poupée ! Les gants reposaient sur ses genoux. Elle les enfila et aussitôt ils rétrécirent pour qu’elle puisse les porter et une nappe dorée envahit son appartement.

Un carrosse d’or miniature et des chevaux pommelés l’invitaient au voyage. Un laquais de petite taille lui ouvrit la précieuse portière et elle s’installa dans le réceptacle de velours. L’attelage s’échappa par une sorte de chatière ouverte dans la porte d’entrée et elle s’amusa follement lorsqu’il partit à fond de train sur le trottoir, dans un espace féerique aménagé pour cette promenade inédite. Ils croisèrent en chemin la gitane et son groupe de guitaristes qui récoltèrent des pièces des badauds attroupés.

Apparemment Salomé était devenue invisible car personne ne les arrêta. Ils arrivèrent enfin dans un petit bois et c’est au détour d’une allée, par un beau clair de lune, que Salomé devenue poupée aperçut le miroitement d’un étang. Le cocher stoppa la course, le laquais l’aida à descendre et une nuée de petites fées l’entoura.

Une jolie barque était amarrée. Tout ce petit monde prit place, des rameurs conduisirent l’embarcation aux abords d’une île où brillait un feu de joie. Près d’une roulotte, le monde des gitans s’affairait dans une joyeuse bousculade puis les chants fusèrent à l’unisson des guitares. La poupée devenue femme fut la star de la soirée. Elle dansa prodigieusement bien et entraîna Salomé dans un duo inouï. Salomé avait enfin retrouvé sa taille, le carrosse d’or était accolé à la roulotte tandis que le cocher et le laquais avaient également la fière allure d’hommes de belle prestance.

Un silence se fit : le roi des gitans venait de faire une entrée triomphale. Il serra Salomé sur son cœur, la remerciant d’avoir mis fin à l’enchantement qui avait frappé sa fille. Seule, une jeune fille au cœur pur pouvait rompre le fil de sa destinée en achetant sans condition la poupée aux yeux de gitane.

La transition avait été nécessaire pour ne pas mécontenter le mauvais génie. C’est ainsi que le passage à l’état de poupée était incontournable.

Le roi imprima une étoile dorée sur le front de la jeune fille et elle se retrouva dans son appartement. Un sosie de la poupée reposait dans le fauteuil d’enfant et elle crut discerner un clin d’œil familier avant de sombrer dans un sommeil réparateur où caracolait un superbe carrosse d’or, signe de majesté et de beauté.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire