samedi 24 juin 2023

L'oncle d 'Amérique


La photo de Victor dans sa poche, Max établit son quartier général, carnet de notes à l’appui, dans l’unique café du village «  Chez Marius ».

Le patron siégeait dans la salle principale, les deux autres étant séparées par des rideaux de perles.

De nombreux jeux étaient ainsi à la disposition des clients, jeux de fléchettes, juke-box, table de poker, babyfoot sans oublier dans l’arrière fond une piste de danse pour les grands jours. C’est alors que le plancher faisait résonner les pas des danseurs de claquettes ou aidait à la glisse des valseurs et des danseurs de tango et autres danses latines.

Marius, le patron, avait investi dans la composition d’un orchestre : de multiples instruments de musique nécessaires à mettre une ambiance de feu transformaient alors le café en guinguette.

Le patron apporta à Max le petit cadeau de bienvenue qu’il réservait à ses hôtes nouveaux, une assiette de palets de dames et de spéculoos avec  une chocolatière mousseuse et délicate.

Max remercia chaleureusement le généreux tenancier.

Il fit honneur à l’offre gourmande tout en observant les lieux.

Des photos en noir et blanc, très esthétiques, alternaient avec des tableaux représentant la célèbre mer de Fleur-Lez-Lys, la bien nommée.

Sur l’un de ces tableaux, un œil averti pouvait déceler la présence d’une poupée à la robe de dentelle, adossée à un bloc de pierre, une tache rouge sur son corsage immaculé.

L’allusion à la mort d’Elisabeth était évidente. De plus, l’une des photos qui semblait sortir de l’atelier d’un maître photographe était digne de rivaliser avec la toile d’un peintre.

Elisabeth avait manifestement posé chez le photographe en robe de communiante. Elle avait la douceur des anges de Raphael et Max se sentit bouleversé face à cette réalisation qui semblait venir d’un au-delà paradisiaque.

Marius suivit son regard, remarqua l’émotion de son client et comme il n’y avait pas foule dans le café, il prit la liberté de s’asseoir à sa table en prétextant d’apporter un supplément à son offre préliminaire.

Des macarons de belle facture, aux parfums variés, pistache, vanille, fraise, framboise, chocolat, caramel et café cachaient les étages d’un magnifique drageoir sorti des fours de Saint Amand, au beffroi de rêve.

Théière, pot au lait et tasses de porcelaine fine furent prestement disposés sur la table marbrée par un patron qui commença par respecter le silence de Max.

Ils burent le thé à petites gorgées et se mirent en devoir de mettre au jour les motifs délicats du drageoir en mangeant les macarons.

Jugeant le moment propice, Max sortit de sa poche la photo où apparaissait Victor, l’oncle d’Amérique et la présenta à Marius sans mot dire.

« Ah celui-là ! il a apporté le malheur chez nous » soupira le tenancier. Il marqua un temps d’arrêt puis il poursuivit avec gravité et tristesse «  Il est arrivé un beau jour, venu de l’Amérique et il a charmé les notables du village par son élégance, la qualité de son phrasé et son aptitude à la danse. Les femmes, surtout, en sont devenues folles, notamment la mère d’Elisabeth, si orgueilleuse et arrogante.

Elle s’est entichée de lui au point de lui commander un portrait de sa fille en robe de communiante car il avait ouvert un atelier de photographie qui attirait les personnes fortunées, tant ses prix étaient élevés.

On ne fut pas sans remarquer que les séances de pose de la petite Elisabeth se multipliaient et que l’enfant en sortait bouleversée.

Elle jetait des regards apeurés autour d’elle au sortir des heures passées dans l’atelier, sans témoin, parce que Victor avait interdit à quiconque d’assister à ce qu’il appelait ses créations ».

Un silence s’installa entre les deux hommes. Marius resservit Max en thé et ce dernier en profita pour lui poser la question qui lui brûlait les lèvres : «  En avez-vous parlé à la gendarmerie au moment de l’enquête » ?

« Si l’on était venu me voir, je n’aurais pas manqué de faire ces révélations qui semblaient pouvoir éclairer les motifs du drame mais l’enquête a été menée rondement et personne n’a osé briser le mur du silence ».

Moi-même, pensa Max, je n’ai pas été à la hauteur. Certes j’étais jeune mais au lieu de rester rivé sur la beauté d’Elisabeth, j’aurais dû m’inquiéter de ses airs de biche aux abois, de sa peur du confesseur et de sa fébrilité qui l’avait conduite à laisser plusieurs objets que je m’empressais de ramasser comme un benêt. Il s’agissait peut-être d’un appel au secours et moi, Max au grand cœur, en chevalier servant, je me contentais de lui rendre les objets sans mot dire.

Comme s’il avait suivi le cheminement de la pensée de Max, Marius reprit : «  en ce temps-là, on parlait peu de pédophilie. C’est un sujet qui nous était pratiquement inconnu. La pauvre petite aura subi le martyre, jusqu’à la mort sans que personne ne se soit douté de l’horrible vérité, y compris ses parents, notamment sa mère qui, par orgueil, avait littéralement jeté sa fille dans la gueule du loup. Ensuite, le crime perpétré, sorte de point d’orgue du jeu tauromachique, le village s’était réveillé, sonné et honteux et chacun se drapa habilement dans le silence.

J’ai néanmoins voulu honorer la mémoire de la victime en arborant la photo témoin de l’enfant.

Un incendie s’était déclaré dans l’atelier et le photographe disparut, laissant derrière lui des photos que personne n’avait réclamées. C’est ainsi que j’ai tiré d’un fatras de photos glacées ce magnifique portrait de celle qui restera, dans notre cœur, comme l’ange de l’église Saint Michel.

J’ai d’ailleurs commandé un vitrail à son effigie à un maître verrier de la commune.

Je compte sur vous, cher Max Lambert car je vous ai reconnu, pour rendre justice à la pauvre enfant en arrêtant le coupable.

Vous êtes, en quelque sorte, le commissaire Maigret de Fleur-Lez-Lys et notre village, malgré la lâcheté et la torpeur de ses habitants, mérite quand même de trouver le repos.

Max serra la main de Marius, lui assura qu’il ferait de son mieux pour que la déesse de la justice soit apaisée et il regagna son domicile, l’esprit et le cœur chargés d’émotions.

 

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