Lorsque le carrosse d’or fit son
entrée dans le parc du palais de Cendrillon, traîné par six chevaux pommelés,
les laquais eurent le souffle coupé : qui allait descendre de cet attelage
princier ? Aspirés par un tourbillon ocre et bleu, ils furent emportés
dans une autre dimension et ne surent jamais qu’un Ibis royal avait descendu le
marchepied déployé par des tourterelles.
L’oiseau fit une entrée
triomphale dans la salle de bal où les couples valsaient à la lueur des
flambeaux. Avisant une cigogne qui faisait tapisserie, le prince, car c’en
était sûrement un, s’inclina auprès de la cavalière et ils dansèrent avec tant
de grâce qu’il se forma spontanément une ronde pour les admirer.
L’arrière-petite fille de
Cendrillon pour qui cette soirée était donnée fut heureuse de cet intermède qui
lui permit de s’éclipser dans le parc. Amoureuse de la poésie et des belles
lettres, elle n’était pas d’humeur à subir le marivaudage des nobles de la
contrée qui songeaient surtout à faire main basse sur son bel héritage.
Brillant au clair de lune, une
énorme citrouille évidée et transformée en habitacle lui donna le goût du
voyage. Elle s’installa et ne fut pas surprise de constater qu’un mouvement
était impulsé. Elle ferma les yeux et se laissa entraîner au gré des vents et
de l’allure des chevaux qui tenaient à la fois du griffon et de la licorne.
Lorsque la sensation de
balancelle prit fin, elle regarda autour d’elle et découvrit un paysage marin.
Une barque était amarrée sur le rivage. Elle s’y assit et attendit que le marin
pilote hisse la voile et prenne le large, ce qu’il fit après s’être délesté de
la grande cape qui l’enveloppait, lui donnant la silhouette de Corto Maltese.
Soraya, la jolie princesse amoureuse des poètes, observa les étoiles, soulagée
à la pensée d’être libre. Mentalement elle écrivit de nombreuses pages qui se
dispersèrent au gré des vents, s’incrustant dans la nacre des coquillages.
Pendant ce temps, la fête achevée, les couples
appelèrent leurs domestiques, exigeant que les attelages soient préparés au
plus vite. Chacun s’étonna en voyant une énorme patache en forme de citrouille
s’étaler dans la cour. On leur avait parlé d’un carrosse d’or et chacun
déplorait de ne pas avoir vu la merveille qu’on leur avait décrite.
Le magnifique couple formé par l’Ibis
et la cigogne prit place dans la citrouille qui s’étira pour devenir carrosse
sous les yeux ébahis de la cour. Il s’agissait assurément d’or pur car sous les
éclats de la lune, l’étrange véhicule étincelait, envoyant à la ronde des feux
flamboyant comme autant de fusées.
Les six chevaux pommelés et leurs
cochers se détachèrent dans un halo argenté et l’attelage partit en majesté.
Alors que tous étaient sous
l’effet de l’enchantement, la nourrice sortit, les cheveux dénoués et les mains
tremblantes : la princesse, leur belle Soraya, la jeune fille pour qui on
avait donné ce bal avait disparu et il ne restait rien d’elle, pas même une
pantoufle de verre.
Maudits soient ce carrosse et ce
couple d’oiseaux venus d’ailleurs ! La curiosité les avait tous
aveuglés ! Personne n’avait signalé la disparition de la princesse, ce qui
relevait de la faute diplomatique. Occupée à régler le protocole du coucher de
la princesse, elle-même participait de la coupable négligence et elle n’aurait
pas le moindre répit jusqu’au retour du joyau du royaume.
Son honneur mis en cause, le
sénéchal, garant de la sécurité du palais dépêcha une escouade de voltigeurs à
la poursuite du carrosse suspect. Un carrosse d’or ! Ce seul élément
aurait dû leur paraître étrange. De plus, le sénéchal constitua plusieurs
escadrons afin qu’ils fouillent méthodiquement les moindres recoins du royaume
pour retrouver la princesse héritière.
Un jeune homme modeste, de petite
noblesse, qui avait été invité au bal pour ne pas afficher de mépris envers ses
ancêtres insista pour participer aux recherches. Il n’avait pas dansé de toute
la soirée, attendant patiemment que la princesse accepte de lui accorder sa
main pour un quadrille mais elle avait mystérieusement disparu et chacun avait
tenté sa chance auprès d’une belle ou s’était contenté d’observer le couple
fabuleux formé par l’ibis royal et la cigogne.
Lorenzo, tel était le nom du
jeune homme, fut accepté par une escouade de cavaliers, heureux de se voir
adjoindre une personne motivée. On lui offrit un cheval et tous partirent sans
tarder.
Pendant ce temps, bercée par le
roulis des vagues, la princesse poursuivait son rêve. Elle fut un instant
distraite par l’apparition, à l’horizon, d’énormes rochers. Il y en avait un
qui avait la forme d’une lyre et l’autre ressemblait, à s’y méprendre, à un
énorme parchemin. Le courant entraînait la barque inexorablement vers ce chenal
improvisé en pleine mer, rendu dangereux par son étroitesse. Sans se retourner,
le marin jeta par-dessus son épaule une étoffe fine qui couvrit sa passagère,
lui ôtant ainsi momentanément la vue. Dans ce flou où orchestraient le fracas
des vagues se brisant contre les récifs et les cris des oiseaux que l’on
pouvait interpréter comme des sauve-qui-peut, Corto Maltese ou son avatar
déploya avec infiniment de force et d’adresse tout son talent et bientôt les
énormes rochers ne furent qu’un lointain souvenir. Le murmure des flots refit
surface. Soraya se débarrassa de la fine étoffe qui l’avait protégée et renoua
avec la poésie de ses pensées.
Elle se promit de broder une cape
pour l’étrange jeune homme dont elle ne voyait que le dos, une fois revenue au
palais. À cette évocation, elle réalisa soudain que sa nourrice devait être au
désespoir. Le remords la submergea, créant en son cœur une rose vivace et
pourprée. Cette fleur explosa dans sa poitrine, la propulsant dans un autre
monde, terrestre cette fois. Elle marcha avec beaucoup de précaution sur un sol
parsemé de minuscules cratères qui contenaient des joyaux à l’état brut, rubis,
émeraudes, topazes, saphirs et surtout de magnifiques diamants. Craignant de se
blesser car elle portait toujours des chaussures de bal, Soraya fixait le sol,
déçue également d’avoir perdu le navigateur qui avait fait battre son cœur
jusqu’à l’extrême.
Lorsque les cratères laissèrent
la place à une allée de sable fin, elle leva enfin les yeux et découvrit à
l’horizon une gigantesque citrouille d’or pur parsemée de motifs cristallins
qui semblait faire office de palais. De fait, en s’approchant, au terme d’une
longue marche adoucie par un sol meuble propice à la promenade, elle fut
accueillie de belle manière par une escorte de jeunes femmes qui se mirent
spontanément à son service.
Elle pénétra dans le palais et
admira la décoration automnale de chaque pièce. Tables en forme de feuille
morte aux blancheurs flamboyantes, chaises et poufs épousant les contours de
potirons, potimarrons et courges. Des lueurs orangées se réunissaient en
faisceaux et balayaient les contours des salles organisées en rotondes. Soraya
fut entraînée dans une suite royale qui lui était destinée. Un tableau où elle
apparaissait en un costume féerique ne laissait pas le moindre doute.
Elle se déchaussa et se rendit
dans la salle de bains où un jacuzzi la délivra de toute la fatigue accumulée
lors de cet incroyable voyage. Des serviettes orangées au sortir du bain
parfumé épongèrent son corps qui avait retrouvé toute son élasticité. Deux
jeunes filles l’aidèrent à porter un joli costume dont les broderies avaient la
finesse et l’éclat de la lune rousse. Ainsi vêtue, Soraya avait la beauté des
princesses orientales et resplendissait comme l’astre du rêve poétique. Guidée
par un majordome, la jeune aventurière s’assit dans un fauteuil profond et
goûta avec plaisir les bouchées gourmandes qu’un cuisinier inventif et
talentueux avait créées, feuilletés délicats à la mousse de marron, fondants
chocolatés, fruits de saison déguisés, sirops colorés et pétillants, bref un
vrai bonheur d’enfance.
Alors qu’elle se restaurait,
Soraya ne s’était pas rendu compte que la pièce avait curieusement rétréci. Les
murs se rapprochèrent, formant une sphère qui pulvérisa l’ensemble de la
structure. La jeune fille fut propulsée dans les airs, à l’intérieur d’une
nacelle qui s’éleva à la hauteur des nuages. Pendant ce temps, les cavaliers
avaient l’impression de tourner en rond dans un univers étrange où les
sortilèges tenaient lieu de repères géographiques. Tel buisson rencontré au
détour d’un chemin explosait en myriades d’oiseaux qui obscurcissaient les
nuées, telle rivière serpentant sur les pierres au soleil s’asséchait
brusquement, ouvrant sur un cratère où le feu menaçait de brûler les sabots des
juments intrépides. Fleurs et prairies devenaient tout à coup rocs et crevasses
dont les angles friables piégeaient les jambes des alezans. Lorenzo descendit
de cheval et prit la tête de l'escorte, à pied, volant littéralement de roche
en roche, son poignard lui servant de parade pour éviter des oiseaux agressifs
qui cherchaient à l’aveugler. Il concentrait ainsi sur sa personne toutes les
nuisances fomentées par un redoutable magicien.
Ils finirent par arriver dans une
plaine et virent miroiter à l’horizon l’or pur serti de pierreries du fameux
carrosse qui semblait lié à la disparition de la princesse.
Ils arrivèrent à sa hauteur après
une petite heure de marche et juste au moment où Lorenzo s’apprêtait à ouvrir
la porte du carrosse, les cavaliers ayant tous mis pied à terre par mesure de
prudence, le carrosse explosa en un jaillissement de pépites et de joyaux.
Chacun attrapa au vol de quoi vivre de façon confortable le reste de ses jours,
à l’exception de Lorenzo, désespéré de perdre le relais qui allait le conduire
à sa bien aimée. Mais c’est alors que la
situation semblait tragique qu’il se produisit un incroyable scénario.
Un ballon balaya l’horizon bleu
et atterrit aux pieds du jeune homme et de son escorte. Soraya en descendit,
les joues roses, vêtue d’une longue robe couleur d’orient.
Elle accepta la fougueuse
étreinte du beau Lorenzo, regrettant néanmoins son navigateur de rêve. Un
oiseau bleu se percha sur son épaule et lui murmura : « C’est le sort
de toutes les jeunes filles. Elles rêvent d’un bel inconnu mais finissent
toujours par épouser un proche ami, le seul amour véritable ».
L’oiseau s’envola sur l’épaule de
Lorenzo, effleura sa joue de ses plumes soyeuses et rejoignit enfin ses compagnes dans le beau
ciel d’automne, bleu et or.
L’escorte victorieuse revint au
palais, enrichie de la présence lumineuse de la princesse et de son amant.
On ne sut jamais quel rôle l’Ibis
royal avait joué dans cette pièce charmante. Certains oiseaux prétendirent
qu’il avait servi de révélateur et d’initiateur mystérieux aux joies de
l’aventure sans laquelle les jeunes filles, princesses ou non, ne s’engagent
pas dans la voie amoureuse.
Soraya épousa Lorenzo, mit des
enfants au monde mais ne quitta jamais totalement une pièce qu’elle avait fait
aménager où abondaient livres, parchemins, secrétaires précieux aux multiples
tiroirs. Un jour, elle se décida à raconter l’histoire de celui dont elle ne
savait rien, le navigateur qui avait la silhouette de Corto Maltese et à dater
de ce jour, elle fut véritablement apaisée et consciente de son bonheur auprès
de son époux.