vendredi 28 juin 2024

La petite danseuse de Guédra


 

Comme dans un rêve. Clélia foule le sol de sa ville tant ainée, celle qu’elle a bien cru ne jamais revoir

Tout avait commencé par une histoire d’amour lamentable et classique ; le vif séducteur s’empare d’une âme naïve par l’entremise de son corps molletonné. Il l’entraîne dans une ville de conte de fées où grouillent entrelacées la laideur et la beauté et dans cette ville étape du désert, cette oasis merveilleuse qu’on appelle Marrakech, la ville rouge, il lui fait vivre d’une façon hors du commun ce qu’elle a certainement vécu dans une vie antérieure pour l’accepter. Tout était abject et grand, à commencer par l’ambiance d’un tripot semblable à un coupe-gorge où mendiants et aventuriers refaisaient le monde à l’aide d’un jeu de cartes.

A la mort du joueur de cartes, Clélia fuit la ville, elle repart dans son pays natal où elle se tisse une foule d’obligations pour ne plus rêver. Mais la ville est toujours en elle, à ce point que parfois elle entend le bruit des calèches qui emmènent les touristes sur la place Djemàa El Fna, elle croit même sentir les parfums des arbres qui bordent les avenues du quartier européen, des orangers et surtout d’admirables arbres aux fleurs mauves dont elle n’a jamais su le nom, elle perçoit également la rumeur d’une foule tranquille qui déambule.... les uns sont à la recherche de l’amour, les autres, plus nombreux, en quête d’argent, certains autres marchent sans savoir où ils vont, peut-être dans l’espoir d’empêcher la mort de les rejoindre.

Clélia travaille et ne sent guère passer les années… Elle croit être toujours jeune. Pourtant un ressort est cassé, c’est une pièce maîtresse, celle qui la relie à la ville aimée sans doute à la vraie vie. Elle relit Rimbaud sans conviction. Sa liberté est dans la ville rouge, c’est une certitude. Un jour, elle tente un concours et gagne un séjour de 4 jours dans sa ville de rêve. Clélia parcourt les magasins, palpe les étoffes, les repose sur l’étal ; non décidément rien n’est à la mesure de son rêve, elle part donc avec ses robes toutes simples de cotonnade. La beauté est là-bas. Point n’est besoin d’entasser des robes dans une valise, elle trouvera sur place ce qui convient… A présent elle marche sur le boulevard de Gueliz et ne discerne rien tant son désir d’intensifier le temps compté dont elle dispose est grand.

Elle marche comme les aveugles de la place Djemââ El Fna, elle laisse monter en elle une masse énorme de souvenirs qui tentent de s’actualiser par l’intermédiaire de la foule identique en apparence dix ans après. Elle arrête une calèche et part vers le palais de la Ménara. Elle trébuche sur les vieilles pierres et s’arrête, indécise. A-t-elle oublié que c’est le refuge des amoureux ? Que vient-elle y faire seule ? « Seule, Mademoiselle ? », Ça y est, la chasse à l’européenne commence, pense-t-elle agacée …

Elle se retourne et n’en croit pas ses yeux … C’est bel et bien lui, celui qu’elle n’aime guère appeler son mari, bien que leur union fût formelle, c’est le joueur de cartes, et il sourit de ses dents immaculées.

Il est là, devant elle, avec ses cheveux noirs bouclés, son teint sombre et ses yeux rieurs. Une chemise blanche palpite au vent léger. Non, voyons, c’est impossible, elle se souvient de ses obsèques. Elle lui a enfilé elle-même sa chemise funéraire … n’était-elle pas blanche précisément ? Clélia frissonne. «Clélia » dit l’homme à l’accent chantant « ne t’avais-je pas dit que Marrakech était la ville des sortilèges ? Ainsi, tu ne veux pas me reconnaître. Je suis pourtant réel, je peux te l’assurer. Mais je ne te prendrai pas dans mes bras, tu as tellement vieilli. Tu connais le code des hommes de notre ville. Il te faudrait beaucoup d’argent, des robes de soie, des bijoux, des parfums pour qu’un homme désire s’approcher de toi. Je vois à ta pauvre mise que tu rêves toujours autant. Quand cesseras-tu de te conduire comme un enfant ? » Clélia ne peut retenir ses larmes. Ce n’est pas ce qu’elle attendait de son voyage. Elle revenait aux sources de sa jeunesse. Pourquoi ces reproches ? Que vient faire ce mort dans le décor majestueux du palais ?

« Je t’attends dans mon repaire » reprend l’homme de l’au-delà » Tu n’as pas oublié mon cercle, je suppose, à tout à l’heure, Clélia » et l’homme disparaît.

Clélia s’assoit sur une marche et tente de se ressaisir. Il faut à tout prix renouer avec le présent, se constituer un emploi du temps solide afin d’empêcher toute incursion de phantasme. Demain elle se lèvera tard, portera une toilette élégante qu’elle va acquérir tout de suite, assistera à une fantasia puis se préparera à admirer le festival de la danse en soirée. Elle attend surtout de ce moment paradisiaque la vision inoubliable de la danse du désert, la guédra. Rassurée à l’évocation de ce programme temporel, Clélia part en accélérant le pas et exécute les diverses phases de son emploi du temps jusqu’au moment où elle passe, acquisition faite d’une fastueuse robe de brocart, devant un immeuble en démolition aux marches chancelantes : le cercle des joueurs de cartes. Comme une somnambule, elle gravit les marches usées. Elle ne trouve en haut sur un vieux tapis chichaoua qu’un vieillard aux cheveux blancs. Il caresse de sa main ridée une jolie femme au teint frais et aux yeux bleus. Soudain elle tressaille : cette femme, c’est elle, du moins telle qu’elle était il y a dix ans. Elle reconnaît son caftan à grands ramages bleu et son collier d’émeraudes ; ce vieil homme, c’est le joueur de cartes, démesurément vieilli.

Railleur, il se trouve vers elle : « Tu vois, Clélia, tu n’avais pas besoin de revenir, je ne veux pas de ton image européenne, j’ai gardé la petite Clélia qui m’aimait ». La voix du vieil homme se fait dure : « Va-t-en, tu es laide ». De plus, tu n’as jamais su jouer aux cartes ». –« « Pardon » répond Clélia d’une voix ferme » nous jouons au tarot en ce moment même et je t’annonce que si je n’ai ni roi ni cavalier, ni atout, j’ai gardé dans ma manche, en trichant il est vrai, l’excuse, et je vais la jouer à l’instant contre toi ». A peine a-t-elle sorti la carte que le sinistre décor disparaît et qu’elle retrouve la rue animée. Elle jette la carte qui ne lui servira plus désormais : elle a joué, elle en est convaincue, avec la mort, et celle-ci a perdu une marche. La carte est piétinée mais au même instant une petite main souillée tente d’emprisonner la sienne. Elle se penche vers l’enfant et reconnaît avec surprise la petite danseuse de Guédra, l’unique enfant choisie par la danseuse en titre pour lui succéder plus tard. « Emmène-moi en France » dit la petite voix  « je t’en prie ».

Clélia ne sait que dire. Elle guide l’enfant dans un salon public et tandis qu’elles boivent à petites gorgées le thé brûlant, Clélia compose un merveilleux discours. Elle explique à l’enfant que la danse est sacrée, qu’elle porte sur ses fragiles épaules le secret de millénaires. Elle lui explique qu’il serait sacrilège de l’arracher à son peuple. Mais la petite danseuse de guédra pleure. Elle voudrait des poupées. Elle aimerait aussi manger à sa faim, porter des vêtements chauds quand il fait froid. Elle ne veut plus être prêtresse s’il faut, pour cela, tout sacrifier. Emue par tant de détresse, Clélia caresse les boucles de l’enfant et promet de lui venir en aide bien qu’elle sache pertinemment qu’elle ne peut lui être d’aucune utilité. Les jours se sont envolés et elle ne parviendra pas à obtenir un passeport pour la petite, même si les autorités autorisaient son départ et elle sait très bien qu’ici les moindres démarches administratives sont interminables.

Faute de mieux, elle achète pour l’enfant des pâtisseries au miel et lui offre des vêtements brodés. La petite danseuse bat des mains et improvise le ballet du bonheur. Elle adresse à Clélia un regard si lumineux, si confiant qu’elle se sent rougir jusqu’à l’âme. Pourquoi mentir à cette enfant ? Le réveil sera plus brutal encore. Clélia n’a pas le temps de s’attrister davantage.

Le joueur de cartes réapparaît avec, cette fois, une lueur de triomphe dans les yeux. « Clélia, tu n’aurais pas dû jeter ta dernière carte. C’est moi qui t’ai envoyé la petite danseuse de guédra. Je savais que tu te laisserais prendre à son charme. J’ai voulu me venger de toi, comprends-tu ? L’image de ma jeunesse et de ma sénilité ne t’ont arraché aucune larme de tendresse. J’ai eu la révélation de ta sécheresse de cœur à mon égard. J’ai menti en te disant que je te trouvais laide. Tu es la seule femme que j’ai aimée et tu vas me suivre au royaume des ombres. Oh Clélia, tu es vraiment si belle … ». –  « Ne l’écoute pas » il t’a toujours menti criait la petite danseuse de guédra. « Tu n’as pas perdu la partie, je suis un peu de ta vie, un peu de ce que tu aimes, ne t’éloigne pas de moi ».

Clélia voulut crier à l’aide tandis que le joueur la saisissait aux épaules et ce qu’elle vit l’étonna. Elle marchait sur des flots de brume. Au loin, tout au loin, une petite voix douce comme un appel de flûte psalmodiait sa croyance en la vie éternelle. C’était cela la mort ? Puis le paysage se mit à rétrécir et elle se trouva soudain dans une pièce blanche. « Elle est réveillée » dit-on doucement autour d’elle et elle eut alors la vision d’un homme en blouse blanche qui lui souriait. « Ne vous agitez pas » lui conseilla-t-il. « Vous allez beaucoup mieux ». Clélia voulut sourire mais elle se sentit grimacer malgré elle. « On vous a retrouvée à l’aube allongée sur les dalles du palais de la Ménara » poursuivit la voix douce. Vous vous êtes sans doute assoupie, accablée par la fatigue du voyage et le froid de la nuit vous a saisie. Vous avez longtemps déliré. A présent vous êtes sauvée et bientôt cela ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Dormez. C’est le meilleur remède que je puisse vous offrir ».

Une silhouette menue fit irruption dans la chambre. L’apparition posa une main fraîche sur le front de la maladie. Clélia ouvrit les yeux pour reconnaître avec stupéfaction la petite danseuse de guédra.

 

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