samedi 1 juillet 2023

Au Roi Lear

  


Caroline hésita avant de gravir les imposantes marches du château Au Roi Lear, étape de rêve dans une Bretagne légendaire.

Sa mise était-elle suffisamment soignée ? Elle chercha fiévreusement la caméra pour l’éviter. Une légère pression sur le bouton réservé au personnel et le réceptionniste de nuit apparut. Il finissait son travail, c’est pourquoi il arborait un sourire lumineux. Caroline fila à l’office. Le plateau réservé à Mrs et Mr Evans, un jeune couple newyorkais était déjà prêt. Elle ajouta un bouquet de roses, quelques confitures, du miel, vérifia la température de la théière et du pot à lait, réclama deux parts de kouign-amann puis, totalement réveillée, prit l’ascenseur de service.

A six heures trente précises, selon le souhait du couple, elle frappa discrètement à la porte. Personne ne répondit. La porte était entrouverte. Les Evans avaient tout prévu pour ne pas perdre de temps. Elle entra, souriante, le plateau à la main et resta interdite : sur le lit qui n’avait pas été défait, une jeune fille en robe longue, entourée de lys, reposait.

Caroline posa le plateau sur une desserte, et s’approcha de l’intruse pour constater avec horreur qu’elle ne respirait plus. Réprimant un cri pour préserver le sommeil des clients, elle téléphona au réceptionniste le priant d’alerter le manager de toute urgence. Après un bref entretien téléphonique avec son employée, Philippe Béryl se rendit sur le champ à la chambre Ophélie pour y découvrir une jolie soubrette tétanisée par la peur.

Le médecin arrive dit calmement le boss.

Allez à l’office et prenez une pause. Ne parlez à personne de ce que vous avez vu ici. Prétextez un malaise !

Au chevet de l’inconnue, Philippe Béryl nota sur un carnet qui ne le quittait jamais les questions qu’il convenait de se poser : Que faisait cette jeune fille dans la chambre des Evans ? Où étaient ces derniers ? Inspectant le lit, il constata que les draps n’avaient pas été froissés et que, vraisemblablement, personne n’y avait dormi.

Enfin, il se demanda pourquoi des lys blancs avaient été déposés presque artistement autour de la jeune fille. Un souvenir d’adolescent lui revint et il murmura :

« Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles, la blanche Ophélia flotte comme un grand lys. » Ophélie de Rimbaud en hommage à l’héroïne Shakespearienne de Hamlet ! Quelle étrange coïncidence !

Il accueillit le médecin avec soulagement. Après un bref examen, ce dernier conclut à la mort et au crime. La jeune fille portait des marques de strangulation qui ne laissaient aucun doute sur l’origine criminelle du décès. L’heure de la mort se situait entre quatre et six heures ; l’autopsie du corps pourrait en dire plus.

Ce fut un étrange ballet Au Roi Lear, des consignes d’extrême discrétion ayant été données. De son côté, le commissaire Marc Dubost enrageait. Une occasion rare de se distinguer, et voilà qu’une chute de cheval l’empêchait de voler vers une promotion inespérée.

Il dépêcha au château avec un pli justifiant son absence le jeune inspecteur Erwan Le Dantec ; pour le seconder, les agents Bobosse, ainsi nommé en raison d’un tour du monde à bicyclette effectué dans sa jeunesse et Le Bihan connu pour le sérieux de son travail.

Nanti des multiples recommandations du chef, n’oubliez pas qu’il s’agit d’un Relais-Château et que des notables y descendent, Erwan le Dantec s’apprêtait à gravir les marches de l’escaler principal, ses deux acolytes sur les talons, lorsqu’un jeune homme se précipita à leur rencontre.

Portant élégamment une chemise fleurdelisée or et bleu nuit sur un pantalon de soie noire, il volait plus qu’il ne marchait. Il inclina légèrement la tête et tout en leur souhaitant de réaliser une enquête diligente, les entraîna dans un sentier bordé d’hibiscus en fleurs.

- Pardonnez-moi de vous faire entrer par la porte de service, dit-il avec beaucoup de courtoisie, mais notre devoir consiste à préserver le repos de nos clients tout en vous facilitant la tâche dans la mesure de nos possibilités.

- Certes, remarqua le jeune inspecteur quelque peu froissé d’être ainsi jaugé ; apparemment, l’une de vos clientes a trouvé un repos définitif.

- Cette personne n’est pas une cliente, rétorqua le jeune homme piqué au vif. Elle ne figure pas sur notre registre. Oserais-je la qualifier d’intruse ? Certes non car sa fin tragique m’interdit des propos outranciers.

Néanmoins sa présence au château est inexplicable.

Elle occupe la chambre Ophélie dont nous avions donné la clef, la semaine dernière, à un couple newyorkais. Il devait nous quitter ce matin après le petit déjeuner. Le réceptionniste de nuit consulté n’a constaté aucun mouvement. Or, les Evans ont disparu pour faire place à cette jeune inconnue, hélas décédée !

Pardon, je vous précède, ajouta cérémonieusement le jeune homme. Je préfère vous tenir lieu d’écran l’espace d’un instant entre vous qui êtes pourtant habitués à la mort et cette malheureuse.

Puis, avec infiniment de discrétion, le jeune homme les quitta, leur demandant d’appeler Florian, votre serviteur précisa-t-il, la main sur le cœur, s’ils avaient besoin du moindre service.

- Ça nous change du commissariat, chef ! dit Le Bihan sentencieusement. Quel luxe ! Le volume de la chambre est considérable. Un lit à baldaquin ! Ma femme aimerait tant en avoir un ! Mais y finir comme cette pauvre jeune fille, quelle misère !

Le Dantec approuva d’un signe de tête. Ne pas se disperser et noter le moindre détail utile à l’enquête.

- Bobosse, c’est le moment de faire des clichés, ordonna-t-il sobrement. Le Bihan, note les propos du jeune homme, chambre Ophélie, intruse  etc. … nous vérifierons, il va sans dire.

Il s’approcha de la jeune fille et écrivit à la volée ce qu’il remarquait à voix haute.

- Joli visage, yeux clos, qui les lui a fermés ? corps somptueux moulé dans une sorte de sari blanc, nous demanderons une analyse du tissu, lin en apparence, les chevilles sont jointes, attitude presque sacrificielle, bras le long du corps, mains fines d’oisive, ongles peints en mauve, je veux un moulage du visage. Bobosse, Le Bihan, voyez-vous quelque chose d’autre ?

- Les lys, chef ! dirent-ils en chœur.

- Bien sûr, les lys, je vais y venir. Mais en ce qui concerne le corps ?

- Les marques de strangulation sont peu profondes, un peu comme si on n’avait pas réellement voulu lui faire mal. Elle semble reposer en paix et n’avoir pas souffert, remarqua Bobosse. Puis il ajouta pensivement : les lys sont frais ; ils sont blancs, ce qui est rare, presque démodé ; ça me rappelle les messes de mon enfance ; j’étais enfant de chœur.

L’autel de la Vierge était toujours orné de ces fleurs en saison. C’est un emblème royal. En Bretagne, on ne l’aime pas, on lui préfère l’hermine. Le lys, c’était la fleur de l’ennemi, du Roi de France. Ils semblent avoir été posés sur le lit avec délicatesse. Est-ce l’assassin ou une personne qui pleure la mort de la jeune fille qui a organisé cette mise en scène ?

De plus, ils n’ont pas été mis au hasard ; ils épousent les courbes de la belle morte, un peu comme si on avait voulu composer un tableau.

Vous demandez un moulage, chef, c’est une bonne idée mais je ferais plus, je demanderais à un artiste de réaliser une esquisse du tableau mortuaire avant qu’on n’enlève le corps. Il faut agir vite.

Appeler ce jeune homme efficace, Florian ?

- Soit ! dit Le Dantec partagé entre la reconnaissance envers son subordonné et son dépit de ne pas avoir eu cette judicieuse réflexion.

Beau joueur, il remercia Bobosse et appela la réception pour qu’on lui envoie Florian. Le jeune homme apparut très vite comme s’il était doté des ailes de Mercure. Mis au fait, il n’eut aucune hésitation pour disparaître et revenir en compagnie d’un homme jeune et élégant muni d’un chevalet, de pinceaux et de crayons.

Florian sourit et expliqua :

- Nous avons la chance de compter parmi nous Jean de Casteljaloux dont le loisir majeur est la peinture. Permettez-moi de me retirer à présent et de veiller au confort de nos hôtes.

Il s’éclipsa, laissant en pleine lumière son compagnon qui prit aussitôt la parole, après avoir observé attentivement la morte.

- Je loge sur le même palier que cette jeune fille, chambre Au Roi Arthur et je peux vous assurer que je ne l’ai jamais vue. Il y a quinze jours que j’ai pris pension. Je peins surtout des paysages.

- Pardonnez-moi de troubler votre quiétude dit Le Dantec mais voyez-vous, dois-je dire Monsieur le Comte ? Oui ? je vous félicite en ce cas de vouloir aider le roturier que je suis, voyez-vous, disais-je, nous avons l’impression que la clef du mystère réside dans la présentation morbide et artistique du corps.

Nous vous serions infiniment reconnaissants de réaliser plusieurs esquisses.

J’aimerais que vous puissiez nous restituer une image vivante si j’ose dire. Un détail qui nous a échappé dans l’investigation classique nous frappera peut-être lorsque nous contemplerons le résultat de votre interprétation de la scène.

- Fascinant ! dit le Comte. Vous avez de la chance puisque je suis un peintre figuratif. Ce qui m’intrigue, en premier lieu, c’est que cette magnifique jeune fille ne porte aucun bijou. Le légiste pourra sans doute déceler, en examinant son épiderme, si on lui a retiré des bijoux post mortem ou si, effectivement, elle n’en portait pas. La disposition des lys est intéressante. Je crois y lire le dessin d’un sarcophage, à la manière égyptienne. Sa main gauche est posée sur quelque chose.

- Un caillou rose, dit Bobosse, et il le fit glisser de ses mains gantées dans un sachet qu’il étiqueta.

- De plus en plus étrange, concéda le Comte et il ajouta : on trouve ces cailloux sur les sentiers de randonnée qui mènent aux sites de Brocéliande.

- Merci infiniment de votre collaboration, insista l’inspecteur et, se tournant vers Bobosse, il lui signifia, à mots couverts, l’ordre de ne pas quitter du regard le dessinateur et de l’accompagner à sa chambre, la tâche accomplie.

Il poursuivit à voix haute :

- mon adjoint Le Bihan et moi-même allons à la rencontre du légiste et de son équipe. Toutes les empreintes seront relevées. Veillez donc à ne pas les multiplier.

Après un clin d’œil complice à Bobosse, Erwan Le Dantec et Le Bihan sortirent de la chambre Ophélie où reposait un angoissant mystère.

- Vous avez bien un prénom, Le Bihan ?

- Oui, chef, mais je ne tiens pas à ce qu’il soit utilisé, surtout au commissariat. Josselin ! Vous rendez-vous compte chef ? Josselin ! Une tare pour un policier ! Ma pauvre mère a rendu l’âme en me mettant au monde, de père inconnu.

C’est la voisine qui m’a déclaré à l’état civil. Comme ma mère n’avait dit à personne quel prénom elle me destinait, en passant près du château de Josselin, la voisine eut cette idée lumineuse.

Le prénom de Rohan ! Moi qui n’aime ni les ducs ni les princes, je suis gâté !

- Je respecte votre point de vue, Le Bihan ; cependant, je pense que tous les nobles ne sont pas nécessairement des monstres. Le Comte de Casteljaloux s’est plié de bonne grâce à ma requête.

- Sauf votre respect, chef, il y allait de son intérêt. Il figure, comme tous les clients et les membres du personnel sur la liste des criminels potentiels.

- Certes - D’ailleurs, dès que nous aurons croisé l’équipe du légiste, nous interrogerons les responsables de la réception et insisterons pour que personne ne prenne le départ avant de signer une déposition. Mais voilà l’équipe ! Prenez les devants. J’ai deux mots à dire au légiste au sujet du moulage.

Le Bihan se dirigea vers la réception avec soulagement.

Enfin de l’action !

Au détour d’un couloir dallé de faïence ancienne d’une telle beauté qu’on hésitait à y faire résonner ses pas, il aperçut l’inévitable Florian.

Debout, près d’une desserte, il composait des bouquets. Pas de lys nota-t-il machinalement. Il sourit au jeune homme tout en lui faisant part de son étonnement :

- Quelle est votre affectation exacte ?

- Je suis réceptionniste, mais comme vous le voyez, je suis polyvalent. Je compose les bouquets, je chasse les papillons près de la piscine, je porte les bagages, je réponds au téléphone en plusieurs langues car je suis polyglotte : je parle l’anglais, l’allemand, l’italien, le russe, le portugais et je possède des rudiments en arabe classique ; j’assure les saisies à l’ordinateur, j’expédie les factures, je suis aussi convoyeur de fonds. Lorsque le château reçoit les hôtes de marque, on me les confie.

Le couple Ewans n’était donc pas considéré comme tels, je présume ?

- Exact - Par hôtes de marque, nous entendons de grands noms de France et d’ailleurs. S’y adjoignent les célébrités.

- Etes-vous actuellement en mission spéciale ?

- Oui, auprès du prince Youssef de Jordanie. Il occupe la chambre Othello. Si je suis aussi peu stressé ce matin, c’est qu’il n’a pas passé la nuit dernière au château. Il se rendait dans un haras pour négocier l’achat d’un pur-sang qu’il convoite depuis longtemps. Il a quitté le château hier vers dix-huit heures et ne rentrera que demain matin Inch ! Allah !

Ne vous donnez pas de peine pour moi ; je ne suis que l’agent Le Bihan. Mais, dites-moi, comment se fait-il que vous deviez assumer tant de responsabilités ?

- De la même manière que vous obéissez à votre chef répondit laconiquement le jeune homme.

Ses bouquets terminés, il devait à présent en fleurir les chambres.

Le Bihan le quitta à regret. Il avait la nette impression que ce jeune homme surprenant aurait pu lui donner des renseignements précieux.

A la réception, deux femmes s’affairaient. Elles avaient le nez rivé sur des documents. Le Bihan les aborda de façon policée, au double sens du terme.

Impressionnées par la carte officielle de l’agent, elles se plièrent de bonne grâce à ses multiples demandes et lui remirent la liste du personnel et des hôtes du château. Elles promirent de ne laisser personne quitter Au Roi Lear.

Le réceptionniste de nuit, Alan Ma, d’origine Sino américaine, s’était retiré pour se reposer. Le Bihan demanda à consulter son bloc-notes personnel.

Les jeunes femmes lui avaient révélé qu’il avait l’habitude de noter tous les détails qui lui semblaient intéressants. Elles lui remirent un classeur. Sur la page consacrée à la nuit du crime le 25 mai, il lut ceci :

22h – 1ère ronde R.A.S.

22h30 Du bruit du côté de la piscine. J’y cours – Rien Il m’avait semblé cependant que quelqu’un se baignait.

23h – 2ème ronde R.A.S.

23h30 La romancière Lydie Herlem, chambre Blue Devil, me commande un sorbet au gingembre. Elle exige que je le lui monte sur un plateau d’argent avec un soliflore garni d’une orchidée. Elle demande aussi un jus d’oranges et des gâteaux. Elle est en panne d’inspiration et souhaite fouetter son imaginaire.

J’appelle Sophie à l’office qui m’apporte le tout. Pas d’orchidée, une rose fera l’affaire, m’assure-t-elle. Voire ! Je monte et la sers prestement. Visiblement de bonne humeur, elle pardonne l’absence d’orchidée et me souhaite une bonne nuit. « Ouvrez bien l’œil, jeune homme ! dit-elle avec malice. Les deux, Madame, il le faut ! » Je me retire.

Minuit quinze 3ème  ronde.

J’aperçois une chauve-souris à la piscine. Est-ce le bruit que j’ai entendu précédemment ?

1 heure 4ème ronde R.A.S.

1h30 La romancière m’appelle à nouveau. Elle a entendu du bruit dans le couloir. J’y cours – Rien  Je la rassure sans ouvrir la porte.

2h – 5ème ronde Des éclats de voix à l’office. Ceci ne me concerne pas. Le chef redoute constamment de perdre son étoile et devient nerveux.

3h Sylviane, cette peste, habituellement acharnée à me nuire, m’apporte un plateau chargé de yaourts bulgares, spécialité du chef pâtissier, mes préférés, et des tranches d’un cake aux arômes orientaux.

Je ne sais comment la remercier car je luttais contre le sommeil. Une carafe de sirop à la rose pour couronner le tout.

 

 à suivre ...

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