jeudi 12 décembre 2024

Les fées ne meurent jamais

 


 


Il était une fois une très vieille fée qui perdait un à un tous ses pouvoirs. Toutes ses amies avaient disparu, happées dans la spirale du temps.

Elle seule avait survécu, prenant l’apparence d’une dame âgée, peu mobile, avec un cabas de plus en plus léger. Finie l’époque joyeuse où de jeunes hommes empressés se battaient pour porter ses cartons à l’effigie d’une grande maison. Comme toutes les vieilles dames de son âge, elle était vêtue à la décrochez-moi ça, de manière indéfinissable, mêmes tenues vieillottes aux couleurs passées et n’achetait que des légumes pour agrémenter un pot de plus en plus maigre.

Dans son deux pièces meublé Arts Déco, dernier vestige de sa splendeur d’antan, elle songeait à sa gloire passée, se remémorant l’époque faste où elle dirigeait la destinée de la petite princesse, exigeant la mort de l’âne aux pièces d’or, affublant la pauvrette de sa dépouille pour éloigner un père adorateur, oublieux des repères moraux. Dans sa malle des indes, elle gardait les trois robes fabuleuses qu’elle faisait apparaître ou disparaître selon les opportunités, la baguette magique et la recette du gâteau qui avait conquis le prince.

Hélas ! Sa baguette n’avait plus aucun pouvoir et elle n’était  plus en mesure de se livrer à la pâtisserie tant elle était nouée de rhumatismes. Cependant, il lui restait un grain d’espoir car, elle en avait la certitude, une fée ne pouvait pas mourir sans avoir jeté ses derniers feux et elle se sentait toujours aussi jeune et entreprenante en son cœur. Il suffirait d’une étincelle pour qu’elle retrouve sa prestance et ses pouvoirs.

Pleine d’espérance, en dépit du caractère de désolation qui régnait en son foyer, la fée Eglantine s’endormit. Bercée par des rêves où s’entrecroisaient des cerisiers en fleurs et des fêtes champêtres à l’honneur de la nature, elle crut entendre un léger bruit à l’entrée de son pauvre domicile ; décidée, malgré sa langueur, à approfondir ce mystère, elle se dirigea à petits pas vers la porte, l’ouvrit et découvrit sur le paillasson un petit gâteau de semoule assorti d’un bol d’où s’échappaient les effluves odorants d’une soupe roborative. La gentillesse du don l’émut beaucoup. De plus, elle n’avait presque plus de force et renonçait à préparer ses repas, se contentant de grignoter des biscuits et des fruits secs la plupart du temps. Ce repas frugal lui sembla un véritable festin et elle se désola, une fois de plus, de la perte de ses dons. Elle aurait tant aimé récompenser la donatrice. Elle souleva, à défaut, le coffre de sa malle, déplia la magnifique robe couleur de lune et prit le parti de s’en défaire pour récompenser ses voisines de leur offrande. Elle ajouta un éventail qui lui appartenait.

La ventilation ne fonctionnait plus dans l’immeuble. En cas de canicule, cet instrument de parade devenait utile. Elle emballa soigneusement le tout et alla déposer son présent sur le seuil voisin, après avoir frappé discrètement à la porte. Elle ne fut pas assez rapide : une jeune beauté se trouva face à elle et elle faillit perdre de sa superbe habituelle en pareil cas. Elle tendit presque timidement son offrande. Avant même d’ouvrir le paquet, la jeune fille, qui avait un accent méditerranéen prononcé lui proposa de venir prendre le thé en leur domicile dans l’après-midi. Elles convinrent d’une heure précise. Eglantine se réfugia chez elle, toute pensive. Cette jeune fille, aussi belle que les princesses d’antan était assurément un cadeau du ciel, un clin d’œil qui lui était adressé. Elle choisit une tenue mauve et argent et se livra à une ébauche de maquillage car elle tenait à relever le défi avec les armes qui étaient autrefois les siennes, charme et douceur. Aujourd’hui pensa-t-elle, il faudrait ajouter mélancolie et vieilles dentelles. Néanmoins, elle se présenta à l’heure dite avec beaucoup d’espérance.

Malika, un bien joli prénom aux prédestinées royales, l’accueillit avec charme et déférence. Elle la guida vers un salon meublé de divans et orné d’une magnifique table en argent où reposaient théière ainsi que verres et accessoires du même métal en or filé. De petites coupes étaient emplies de gâteaux appétissants, pâtisseries au miel et cornes de gazelles, le fleuron du savoir-faire oriental de même que d’autres merveilles dont Eglantine avait oublié le nom. Invitée à s’asseoir, elle se cala confortablement contre un coussin et attendit l’arrivée des maîtresses de maison, ce qui ne tarda guère. Des femmes à l’allure discrète, les yeux à peine soulignés de Kohl apparurent et lui souhaitèrent la bienvenue avec un beau sourire. Et le service commença, rituel et charmant. Pendant qu’Eglantine savourait toutes les gourmandises qui avaient requis attention et compétence, Malika s’éclipsa pour revenir bientôt vêtue de la robe couleur de lune. Eglantine retint à peine un cri d’admiration tant elle était belle dans ces nouveaux atours. Elle déplora simplement l’absence de bijoux. Un collier de perles aurait si bien mis une touche finale à la toilette ! Je vous en apporterai un, promit-elle mais toutes se récrièrent en protestant qu’il ne fallait pas qu’elle se dépouille ainsi.

La robe était extraordinaire et ne valait pas leur pauvre cuisine. A son tour, Eglantine protesta. Qu’aurait-elle fait de cette robe, à son âge ? De plus, elle allait si bien à Malika, mettant en valeur sa peau dorée qu’elle lui seyait presque mieux qu’à la jeune beauté pour qui elle avait été faite. Si seulement mes employeurs pouvaient vous entendre soupira Malika. Je suis brevetée en Esthétique et personne ne veut me faire confiance dans les salons où je présente ma candidature. Il paraît que l’incarnat de ma peau ferait fuir les clients. Quelle stupidité ! s’indigna Eglantine. Puisqu’il en est ainsi, je vous emmènerai dans un endroit où tout le monde vous aimera. Coupant court aux remerciements de la mère et des tantes de Malika, Eglantine regagna son foyer, décidée à lutter et à reconquérir ses pouvoirs pour une juste cause.

Pour commencer, elle prépara un onguent à base de fleurs de lotus, de roses et de beurre de karité afin de retrouver un peu de cette vivacité qui l’avaient jadis rendue célèbre. Elle passa de longs moments face à la psyché, baigna ses paupières d’eau de bleuet, peigna longuement ses cheveux gris et les enduisit d’une pommade qui, au réveil, les lustrerait d’une couleur argentée.

Le lendemain, satisfaite de sa métamorphose, se donnant vingt ans de moins, elle s’empara de sa baguette avec une telle autorité que des serviteurs entendirent son appel. A sa demande, ils transformèrent l’appartement vieillot en un logis digne d’une fée de grande classe. Les balcons s’ornèrent d’orangers en pots, de clématites et de rosiers. Le salon resplendit de cuivre, d’argent et d’or ciselé. Des nappes de dentelles recouvrirent de petites tables rondes qui attendaient des convives raffinées, à en croire l’éclat du vaisselier qui contenait de la porcelaine de Chine et de Limoges ainsi que de la vaisselle en faïences bleutées fleurant bon les campagnes profondes. Les verres étincelaient dans l’argentier profond.

Un chef étoilé, et non des moindres, dirigea l’équipe chargée de concevoir une cuisine fonctionnelle et agréable. Eglantine ne put retenir un cri d’admiration lorsqu’elle découvrit ce lieu où naîtraient de belles assiettes gourmandes. Elle en eut rapidement la primeur et goûta des mets absolument inédits. Quant à la chambre, préparée par des décorateurs de talent, elle était digne d’une reine. Son unique reproche releva de la malice. Avec une telle chambre, elle serait tentée de ne plus faire un pas.

Une brigade restreinte composée d’un chef, de son assistant, d’un commis et d’un officier de plonge en vaisselle fine resta à sa disposition ; ils occuperaient un appartement proche du sien afin de pouvoir répondre à ses appels.

Eglantine leur fit part d’un projet, celui d’inviter trois amies et de les recevoir comme il se devait. Ils travaillèrent au menu qui s’inscrivait à la fois dans la simplicité et dans le raffinement. Un secrétaire doué en calligraphie fut convoqué. On lui demanda de préparer des menus élégants et enluminés.

Lorsque tout fut prêt, Eglantine remercia tout le monde et se retira, fourbue, dans sa chambre de princesse. Elle y dormit trois jours d’affilée car, en dépit de son apparente jeunesse recouvrée, elle était tout de même une très vieille dame. A son réveil, elle sonna le personnel si gentiment mis à sa disposition et prépara des invitations en bonne et due forme pour ses voisines.

A leur arrivée, ces dames n’en crurent pas leurs yeux et se confondirent en remerciements ; soupe, gâteau de semoule et pâtisseries orientales faisaient piètre figure face à toutes ces splendeurs. Détrompez-vous leur dit Eglantine, vous m’avez sauvée d’une mort inévitable en m’apportant ces cadeaux à point nommé, et elle coupa court à toutes les formules de politesse en proposant à Malika de demeurer quelque temps en sa compagnie, de manière à établir une stratégie destinée à lui ouvrir le chemin de la réussite. Pour faire honneur à sa marraine, tel était le titre que la jeune fille décernait à la fée, ignorant que c’était le sien lorsqu’elle portait secours à une princesse ou une paysanne dans le besoin, elle avait revêtu la robe couleur de lune. Chaussée de babouches ivoire ornées de croissants de lune dorés, elle arborait les bijoux que sa mère portait le jour de son mariage, en argent ciselé décorés de cabochons grenat. Ainsi vêtue, elle était si belle que l’on ne pouvait pas imaginer que l’on éprouve de la répulsion à son contact. Ne cherchons pas à comprendre les raisons de ce dysfonctionnement dit Eglantine avec énergie mais attachons nous à renverser cette tendance. Foi d’Eglantine, je me fais fort d’y parvenir.

C’est sur ces paroles porteuses d’espérance que la mère de l’infortunée jeune fille et ses sœurs quittèrent l’appartement somptueux de leur étrange voisine. Elle a réussi à transformer un vieil appartement en suite royale dit l’une des sœurs ; je lui fais confiance pour propulser notre Malika dans le monde de la beauté. Elle y a sa place, c’est certain.

De son côté, Malika était beaucoup moins optimiste. Lorsque sa marraine lui dévoila triomphalement son plan, elle se demanda si cette pauvre vieille dame n’avait pas l’esprit dérangé. Néanmoins, elle décida de faire semblant de la croire. Après tout, ses tentatives personnelles avaient échoué. Pourquoi pas une ultime ? Elle n’aurait ainsi rien à regretter. De plus, si la chère Eglantine avait un peu perdu la tête, il était de son devoir de la secourir. Elle avait été si gentille à leur égard ! Eglantine percevait les doutes de sa filleule et lui savait gré de passer outre tout raisonnement. Cette petite mérite bien que je l’aide pensa-t-elle avec ferveur et d’ailleurs, je l’aime déjà. Le lendemain l’opération Droit au Travail commença. Eglantine sortit sa baguette sertie de diamants, chaque pierre représentant une victoire contre les forces d’opposition rencontrées par ses filleules successives.

Elle fit venir un diamantaire, lui confia le précieux objet lui demandant d’extraire les pierres. Après quoi, elle les vendrait à un amoureux de la joaillerie. Ainsi fut fait. Ensuite elle reçut un couturier connu pour la sobriété et l’élégance de ses créations. Elle commanda une garde robe complète pour la jeune fille, insistant sur la nécessité de toujours paraître à son avantage. Les jours suivants, ce fut un va et vient de fournisseurs ; chaussures, tenues de maison et ensembles sportifs furent choisis avec soin par une Eglantine soucieuse du moindre détail.

La lingerie tenait une place éminente dans cette sélection visant l’élégance. Les derniers achats furent des sacs de voyage et une tenue passe-partout pour Eglantine.

 Nous prendrons le train, ma chérie, dit-elle à Malika. Autrefois dans une chanson de grand-mère on entendait ces paroles : quand on veut se marier, il faut savoir voyager. C’était au temps des diligences. Eh bien nous, ce sera le train, et il ne s’agit pas de te marier, il faut te rendre prête à assumer un travail délicat. Rassure-toi, nous n’irons pas loin et durant notre courte absence, je veillerai à ce que ta mère et tes tantes ne manquent de rien.

Ainsi fut fait. Pour ménager l’amour propre des trois femmes, Eglantine les persuada de s’installer en son appartement. Leur aide serait précieuse car il y avait tant de beaux objets qu’il était nécessaire de les confier à des personnes sûres. Elle les présenta à ses équipes afin qu’elles puissent goûter de bons plats. Elles avaient tant cuisiné durant leur vie que c’était bien à leur tour de profiter un peu des joies de l’existence.

Après leur avoir juré que Malika ne courrait aucun danger et qu’elle reviendrait pour trouver un bon emploi, elle prit la route en direction du RER avec un simple bagage pour chacune d’elles.

Ensuite elles prirent le train en direction de la Touraine. Malika n’était presque jamais sortie de sa cité, à l’exception de voyages organisés par des professeurs pleins d’idéal. Pour la première fois, elle éprouvait une sensation de liberté mêlée à une vague peur de l’inconnu. Elle regardait parfois Eglantine à la dérobée. Cette vieille dame était vraiment une énigme. Où l’emmenait-elle ?

Semblant répondre à cette question intérieure, Eglantine passa doucement sa jolie main ridée sur le dos de sa main et lui glissa : « N’aie pas peur, chère enfant. Notre voyage s’inscrit dans une heureuse destinée. Du reste, nous voici déjà arrivées ». Elles s’empressèrent, au sortir de la gare, de trouver un taxi. Le chauffeur se fit un peu tirer l’oreille car cette course dans la campagne ne lui disait rien qui vaille mais Eglantine sortit une liasse de billets de son sac à main, ce qui mit fin à la discussion. Eglantine observait par les vitres les méandres du paysage où alternaient vignes et pâturages. Elle trouva son point de repère et fit signe au chauffeur d’arrêter. Ce dernier était honnête et, en dépit de la liasse de billets donnée par Eglantine, il dissuada sa cliente de s’aventurer ainsi à la tombée du soir. Eglantine le rassura et accepta de signer une décharge, reconnaissant qu’elle avait été avertie des dangers qu’elle pouvait encourir avec la jeune personne qui l’accompagnait. Les deux femmes marchèrent en empruntant un sentier odorant.

Etonnamment tranquille, Malika mettait ses pas dans ceux de sa marraine, confiante en leur étoile. Le sentier menait à une grille de fer forgé envahie par le liseron. Eglantine jeta un peu de poudre d’or et les lianes nuisibles disparurent. Elle offrit à Malika un mouchoir parfumé à la bergamote, lui recommandant de se le passer sur le visage et ouvrit la porte avec une clef d’argent. Au moment précis où la porte s’ouvrit, les deux voyageuses entrèrent dans un magnifique domaine inondé de soleil. Le mouchoir parfumé rendit à Malika toute sa vigueur, effaçant les fatigues du voyage.

Elles avancèrent dans le domaine enrichi de cerisiers en fleurs. Un vieux serviteur vint à leur rencontre, heureux de voir à nouveau une jolie jeune fille dans leur cerisaie. Mademoiselle aimait tellement la pièce de Tchékhov dit-il avec un sanglot étouffé dans la voix qu’elle a voulu cette plantation avec une telle obstination qu’elle est parvenue à ses fins. Et moi, aujourd’hui, bien involontairement, je joue le rôle du vieux serviteur que l’on a oublié après la vente du domaine.

Eglantine lui adressa son plus beau sourire, lui toucha l’épaule et le serviteur rajeunit. Après avoir accompli ce prodige, elle entraîna sa filleule vers une jolie pièce d’eau. Malika eut un flash : n’était-ce pas le décor du Peau d’Ane de Jacques Demy qu’elle avait tant aimé ? La barque où chantait la belle Catherine Deneuve était amarrée dans les roseaux à l’abandon. Une fois de plus, la fée métamorphosa les lieux. Elle conseilla à sa filleule de se pencher dans l’eau claire pour s’y contempler. Ô surprise ! Malika avait perdu sa beauté orientale. Une jolie blonde à la peau claire lui renvoyait un beau sourire. Et voilà le travail ! claironna Eglantine. Tu auras une carte d’identité au nom de Louise Dulac, Louise pour ses consonances royales et Dulac pour que tu n’oublies pas l’origine de l’opération miracle. A présent, tu n’auras que l’embarras du choix pour ton embauche. Puis elle sortit de son sac un miroir incrusté de turquoises. Il te suffira de te regarder dans le miroir et d’en formuler le souhait pour que tu retrouves ton apparence initiale. Il le faudra du reste pour que ta mère et tes tantes revoient la jeune fille qu’elles ont appris à aimer depuis sa naissance. Je doute que cette transformation, hélas nécessaire, étant donné les circonstances, leur plaise. Il vaudra mieux ne pas leur en souffler mot. Je serai à leurs côtés pour les rassurer et attendre ta venue. Elles seront si heureuses d’apprendre que tu travailles dans une grande maison qu’il ne faudrait pas ternir leur joie.

Malika serra le précieux miroir dans ses bagages et fit le serment de ne renier ni ses origines ni sa famille. « A présent ajouta-t-elle à l’adresse de la fée, tu fais partie de ma famille. Tu es pour moi une seconde mère. Je n’ai aucun pouvoir mais je m’efforcerai de tout faire pour que tu sois fière de moi ». En guise de réponse, Eglantine lui pressa affectueusement le bras. Elles firent le tour du domaine et visitèrent le château. Eglantine notait sur un petit carnet toutes les imperfections qu’elle apercevait çà et là. « Je n’userai pas de mes pouvoirs dit-elle à Malika. Il va y avoir du travail pour tous les jeunes de ta cité et des environs sinistrés. Je vais recruter des maîtres d’œuvre qui auront pour consigne d’accueillir tous les jeunes gens diplômés et même ceux qui n’ont pas de solide bagage. On leur trouvera une occasion de se former au contact des autres. Ce sera une véritable ruche ici. Jardiniers, tapissiers, couturières, maçons, carreleurs, électriciens, entreprendront des travaux d’embellissements et de restauration. Quand tout aura été remis en état, il faudra transformer le château en structure d’accueil pour des hôtes à la recherche du rêve. Je ferai donner des fêtes. On embauchera du personnel. Pour tous ces vaillants serveurs, cuisiniers et sommeliers sans oublier les officiers de plonge en vaisselle fine, nous ferons construire de jolis appartements confortables qui leur permettront de se ressourcer après leur service. Quant à toi, ma chère princesse, tu disposeras d’un pavillon consacré à la beauté où tu dispenseras des soins esthétiques en compagnie de coiffeurs, masseurs et manucures. Le spa ne sera pas oublié et chassera par ses bénéfiques bouillonnements les chagrins en tous genres accumulés au long d’une vie, parfois même au cœur de la richesse. Bien entendu, là encore, il faudra recruter du personnel. Nous le paierons bien et obtiendrons ainsi un service princier. Comme tu le vois, tous les désespérés de la cité trouveront un lieu où ils se sentiront utiles et appréciés. C’est ainsi qu’autrefois on gérait les domaines royaux. Les princesses s’épanouissaient dans un écrin d’amour. C’est là que résidait le secret de leur ineffable beauté. Grâce à ton entourage, tu as pu  obtenir cette beauté à  couper le souffle mais ensuite tu as vécu comme une belle fleur coupée qui se meurt dans un vase de bohême.

Nous changerons le mouvement négatif qui s’est emparé du pays, foi d’Eglantine !

A présent, ma chère enfant, je dois te faire une confidence. Les fées ne meurent jamais mais il leur arrive parfois de s’endormir, faute d’une tâche exaltante. C’est ce qui m’est arrivé. Je perdais un à un tous mes pouvoirs et j’ai failli disparaître dans la spirale noire du temps. C’est alors que, grâce au gâteau de semoule et au bouillon préparés par vos soins, je suis revenue à moi. Ne me remercie donc pas, nous sommes quittes.

Je dois d’ailleurs te montrer la cachette d’un trésor qui nous permettra de financer ce projet. »

Eglantine entraîna la jeune fille sous les combles, pénétra dans une petite chambre modestement meublée et fit pivoter un miroir en actionnant un minuscule poussoir. Le mur s’ouvrit. Devant la jeune fille émerveillée apparurent des coffres aux ferrures argentées.

Eglantine composa un code et l’un des coffres s’ouvrit regorgeant de pièces d’or. La fée en prit à pleines poignées et servit Malika malgré ses protestations. « Tu auras besoin d’argent. Ton installation à Paris coûtera cher. Nous irons toutes les deux à la banque. Je jouerai le rôle d’une tante à héritage et je te cautionnerai avec conviction. Tu ne pourras pas vivre tout de suite du fruit de ton travail car tu seras rémunérée chichement malgré ton talent. C’est le siècle de la ceinture serrée pour des ventres affamés. Je ne veux plus supporter ces injustices et c’est pourquoi je suis revenue du presque néant. Allons prendre congé du maître des lieux à qui je confie le domaine en attendant sa résurrection. Ensuite nous prendrons le chemin du retour ».

Ainsi fut fait. Eglantine toucha le cœur du fidèle serviteur en lui promettant de redonner vie et beauté au domaine. « Quant à l’amour que tu portes à la gentille demoiselle qui donnait des fêtes au château, je ferai construire un pavillon destiné au théâtre. Il y aura des cours, des répétitions et l’on montera La Cerisaie. Jouer la pièce dans un décor naturel, n’est-ce pas une chance inouïe ? » Pour couper court à l’émotion qui gagnait le serviteur à qui elle décerna le titre de gérant du domaine, plus actuel et respectueux du monde du travail, elle lui demanda si elle pouvait disposer d’une calèche pour aller à la gare. Il était temps pour elle et sa filleule de partir justifia-t-elle. Elle sortit de son sac une belle liasse de billets que le gérant dut empocher à son corps défendant. Ne te prive de rien surtout et commence à faire le plan d’une remise à jour du domaine. J’enverrai bientôt les renforts nécessaires.

Fort heureusement, Léon avait conservé soigneusement et entretenu la calèche du mariage de Mademoiselle et il y avait encore un cheval à l’écurie. Il put donc atteler et conduire ces dames à la gare où elles prendraient le train pour la capitale. Il remercia sa bienfaitrice avec beaucoup de chaleur et s’inclina devant la demoiselle qui lui rappelait tant le joyau du château.

Le voyage se déroula sans incident. Sitôt arrivées, elles se livrèrent à des démarches administratives, dépôt des pièces d’or à la banque, retrait d’espèces, recherche d’un emploi et d’un logement. « Au gentil minois » accueillit favorablement Louise Dulac. La directrice lui proposa un studio dans un immeuble cossu qui lui appartenait. La caution d’Eglantine valut le Sésame à la belle enfant, heureuse de disposer à un juste prix d’un logement qui lui permettrait de donner la pleine mesure de son talent, sans les fatigues de trajets interminables et peu sécurisés.

Les deux inséparables firent une halte dans un salon de thé pour savourer cette entrée tant désirée dans le monde du travail.

Peu habituée aux pâtisseries françaises, Louise-Malika choisit un mille feuilles et une religieuse. Eglantine grignota quelques palets de dame qui lui rappelaient des souvenirs d’une époque révolue. Elles burent à petites gorgées du thé noir avec un nuage de lait, expression qui amusa beaucoup Malika puisqu’elle ne connaissait que le thé vert parfumé à la menthe ou à la verveine. Elle remercia une nouvelle fois sa marraine à qui elle devait tant mais ce fut, avec une certaine hésitation au début, qu’elle lui fit part d’un tourment secret. Elle avait l’impression d’usurper une identité et de transgresser l’interdit de ses origines. Sa situation lui rappelait celle d’un héros de roman, un noir à la peau si blanche qu’il pouvait vivre au milieu des blancs dans une Amérique où sévissait le Kukuxclan. J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian était un roman où régnaient la désespérance et la haine.

« Ne crains rien, ma chère enfant lui dit Eglantine avec son beau sourire confiant. Je ne connais ni ce livre ni son auteur mais je peux t’assurer que ta destinée sera tout à fait différente de celle de ce  héros malheureux.

Lorsque tu auras appris le métier de façon concrète, tu ne resteras pas au service d’autrui sous l’apparence de Louise Dulac. Redevenue Malika Ben Soussan, tu achèteras ton propre institut. Les pièces d’or t’y aideront. De plus, tu pourras parfaire ton talent au pavillon du domaine. Tu assureras une formation aux plus jeunes et tu choisiras, à ton gré, l’apparence qui te convient, jusqu’à retenir définitivement si tu le souhaites, la version orientale ou occidentale de ton être qui, de toute manière, au fond de ton cœur, restera immuable. En ce qui me concerne, j’ai souvent changé d’apparence. Tantôt jeune et sémillante, tantôt âgée et proche de mes semblables, je suis toujours la même Eglantine. Les apparences ne sont qu’illusion.

Tu le découvriras de façon certaine lorsque j’aurai disparu de ton champ de vision. Je te lèguerai ma baguette et tous mes pouvoirs car dans le monde où je me rendrai après avoir vu de mes yeux ta réussite éclatante, je n’en aurai plus besoin.

A présent, cessons de philosopher et rendons-nous auprès de ta famille car les chères femmes doivent être mortes d’inquiétude. Nous allons emporter des pâtisseries qu’elles ne connaissent pas, tout un assortiment qui leur fera oublier les heures noires qu’elles ont vécues loin de leur étoile ». Ainsi fut fait. L’accueil fut si chaleureux qu’Eglantine versa quelques larmes qui se transformèrent instantanément en perles. Elle les recueillit à la dérobée et les réserva dans un mouchoir brodé. Malika aurait les plus belles boucles d’oreilles du monde.

Les jours passèrent, les mois et les années aussi.

En Europe, on parlait beaucoup d’un domaine rebaptisé La Cerisaie planté de cerisiers comme dans la pièce de Tchékhov. L’acteur principal muet attirait les foules. Une jeune comédienne se fit un nom.

Le pavillon de l’esthétique complétait la donnée charme du château où l’accueil valait celui des Relais Châteaux les plus célèbres avec une touche supplémentaire qui fut qualifiée par certains journalistes de féerique. « En voilà qui connaissent bien leur métier » triompha Eglantine.

A Paris, on parlait beaucoup d’un institut de beauté au nom de Chez Louise et Malika, deux associées, l’une blonde et l’autre brune, comme dans les contes de fée où les princes hésitent devant deux jolies personnes aussi belles l’une que l’autre. On ne pouvait pas les départager par le talent car toutes deux avaient le même doigté, à croire qu’elles avaient étudié dans la même école. Malika avait finalement opté pour la forme Janus de son être, côté occidental, côté oriental, ce qui faisait d’elle une parfaite parisienne.

Heureuse de cet épilogue, Églantine s’en fut comme elle était venue, profitant du rayonnement d’une étoile filante.

Nul doute que, dans le firmament, une étoile éternelle s’est allumée, attendant que viennent jusqu’à elle les cris désespérés d’une princesse en proie aux noirs tourments.

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