lundi 22 février 2021

Gueule d' Amour

 




Loin de se douter que les mailles du filet se resserraient autour de lui, Léo se dirigeait gaiement vers la bonbonnière d’amour qu’il avait créée pour sa princesse.

Les bras chargés de cadeaux, il dut effectuer plusieurs voyages, ce qui n’échappa pas à Florian qui s’était muni d’une paire de jumelles. Pour donner le change, le peintre braquait ses jumelles sur les hauteurs dentelées du beffroi, jouant le jeu jusqu’au bout, ce qui lui permettait, du reste, de peindre un tableau tout à fait remarquable.

Léo fit réchauffer un plat royal qu’il avait acheté à Lille « Chez Myriam ».

C’était une pastilla, feuilletage monumental fourré de pigeonneaux et d’amandes, le tout saupoudré de sucre glace.

Astrid lui en fut reconnaissante.

Elle apprécia également le dessert, une pastilla à la crème de rose, surmontée de pralines et de bonbons fondants.

Léo l’aida ensuite à déballer ses cadeaux, une chemise de nuit d’inspiration victorienne, de la belle lingerie, un tailleur de ville commandé chez un grand couturier grâce à des mensurations si précises que le tombé était remarquable, une jolie robe d’intérieur qu’il avait fait faire en s’inspirant de la robe de Cendrillon.

Le conte de fée présenté sous la forme d’une comédie musicale avait fait fureur au théâtre et Léo, songeant à sa princesse d’amour, avait photographié la robe de bal de l’héroïne sous toutes les coutures afin d’en faire coudre une réplique.

Les couturières de la maison Dior avaient d’ailleurs apporté des améliorations au modèle et c’est réellement une robe de rêve qu’Astrid contemplait avec un ravissement qui n’était pas feint.

Un collier à trois rangs de perles fines complétait cette toilette divine, ainsi qu’un bracelet sous forme de gourmette, en or, portant en sa plaque centrale, son prénom gravé en lettres agrémentées de diamants.

« Mais c’est trop beau s’exclama-t-elle !

Rien n’est trop beau pour ma princesse, ma belle d’amour au cœur d’or » répliqua Léo qui s’empressa de préparer du thé au jasmin.

Dans le bol destiné à sa reine, il glissa quelques gouttes d’un puissant narcotique et lorsqu’elle sombra dans un sommeil rempli de rêves fabuleux, il dénuda ce beau corps qu’il ne se lassait pas de caresser, l’enduisit d’un onguent hydratant parfumé à la rose, poudra son corps de paillettes d’or fin, le couvrit de la jolie chemise de nuit garnie de dentelles puis l’installa dans le lit capitonné et moelleux.

Il quitta ensuite la bonbonnière d’amour sans fermer la porte à clef car il pensait qu’il serait de retour dès potron-minet pour préparer le petit-déjeuner et faire sa demande en mariage.

Léo repartit pour Lille et sa résidence habituelle, une très belle maison que lui avait léguée sa mère dans une période qu’il préférait oublier, celle où on le connaissait sous le nom de Gueule d’Amour.

Sa mère, Lydia, qui était d’une fascinante beauté était tombée sous la coupe d’un malfrat de la pègre, connu sous l’appellation de Johann.

Il était grand, il avait une beauté slave et il faisait marcher des femmes à la baguette, les frappant si elles ne rapportaient pas suffisamment de billets de leurs rencontres imposées par le maître.

Lydia était sa meilleure « gagneuse » et il la récompensait en lui offrant des soirées en boites de nuit où les clients le gratifiaient de billets de banque pour avoir le meilleur numéro.

Parfois, il terminait la soirée en feu d’artifice, croyant que ses étreintes étaient appréciées par la femme qu’il tenait sous sa coupe, tantôt charmeur mais le plus souvent menaçant, faisant des moulinets avec sa canne qui contenait une lame fine destinée aux combats, le plus souvent des règlements de compte entre rivaux.

Un jour, Lydia dut annoncer, en tremblant, à son seigneur et maître, qu’elle attendait un enfant.

Oscillant entre la fureur et le contentement de soi, Johann accepta finalement cette grossesse.

Entre deux rudoiements suivis de caresses brutales, il confia à Lydia que cette paternité lui conférerait le respect de ses partenaires et rivaux, et que cet enfant, en l’occurrence le sien, serait le pain béni de ses vieux jours.

«  Ma gueule d’ange ne durera pas toujours, chérie, et cette petite gueule d’amour prendra ma suite et assurera nos vieux jours ».

Peu emballée par ce destin tracé d’avance, Lydia céda aux pressions de son maître et amant et lorsque Léo naquit, sa petite tête d’ange ravit tout le personnel de la maternité qui ignorait le terrible métier de sa mère.

Elle s’était inscrite sous l’identité de Lydia Durut, danseuse au théâtre Sébastopol, ce qui lui conféra une certaine notoriété.

Ce n’était pas entièrement faux du reste car Lydia appartenait au monde des figurants et elle avait des activités parallèles, ouvreuse, vendeuse de bouquets de violette. Il lui arrivait également de remplacer au pied levé une actrice défaillante car elle connaissait le répertoire sur le bout des doigts.

Léo, Gueule d’Amour grandit dans cet univers interlope, forcé d’aller jouer lorsque maman « travaillait ».

Les amants de passage le gâtaient, félicitant la maman d’avoir mis au monde un si bel enfant et ils proposaient plaisamment de lui donner un petit frère ou une petite sœur qui aurait le charme de sa mère.

A la fois passionné et jaloux, Johann qui craignait par-dessus tout, de voir sa « gagneuse » lui échapper, se battit un soir contre l’un de ses principaux rivaux et une méchante boutonnière mit fin à ses velléités marchandes.

Son rêve de tenir le haut du pavé comme il le proclamait souvent s’effondra et il se laissa cueillir par les policiers, lors d’un cambriolage.

Condamné à des années de prison ferme, il disparut de la vie de Lydia qui bénéficia des sommes rondelettes mises de côté par son amant.

Elle put enfin vivre librement et profita du confort d’une belle maison où elle avait toutes ses aises et des habitudes de luxe.

Léo qui ne voulait plus jamais être appelé Gueule d’Amour, profita des relations maternelles au théâtre Sébastopol pour assurer des places de figurant et il suivit une formation pour devenir machiniste.

Ce rôle de l’ombre lui plaisait et lorsque sa mère mourut d’une embolie pulmonaire, il coupa les ponts avec le monde qui était le sien, à part celui du théâtre et accepta sa beauté physique comme une sorte de legs funeste qu’il convenait d’esquiver.

C’est pourquoi il avait longtemps porté un masque auprès d’ Astrid car il ne voulait, à aucun prix, voir revenir le temps funeste de Gueule d’ Amour.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire