vendredi 9 juillet 2021

Jardins intérieurs

 



Henri Beyle dit Stendhal, dans ses récits de voyages empreints de poésie et d’amour de l’art, fut pris d’un malaise à la vue de beautés admirées dans un musée.

On prit l’habitude, à dater de cette page, de parler de syndrome de Stendhal, bien qu’en réalité il n’y ait aucune donnée scientifique qui étaye cette pseudo-découverte.

Je crois néanmoins que ce syndrome existe bel et bien puisque je me souviens d’avoir éprouvé une sorte d’électrochoc en écoutant l’ouverture de Dom Juan de Mozart.

Mon père éteignit le poste d’autorité, ce qui était certes un geste raisonnable mais qui me condamnait à fuir les émotions.

Je pris l’habitude d’éviter tout ce qui pouvait générer un emballement excessif et dommageable et me priva donc des plaisirs de mon âge.

Le théâtre aurait peut-être pu m’apporter un utile subterfuge puisque, en jouant, on devient un autre mais je manquais de maturité lorsque je m’inscrivis au conservatoire et totalement dépourvue de repères, je n’avais aucune chance de trouver une ombre de confiance dans ce milieu singulier.

Le commerce des livres me parut l’unique moyen de frayer avec le monde.

L’univers des bibliothèques était, à mes yeux, le seul qui pût me permettre une évasion salutaire.

Comme la tante de Marcel Proust qui ne quittait jamais son lit, placé de telle sorte qu’elle puisse observer les moindres mouvements de la rue, un chien inconnu provoquant en elle une agitation singulière que même une madeleine trempée dans une tasse de thé ne pouvait calmer, je vécus par le prisme des livres, m’en remettant aux émotions éprouvées par autrui.

C’est un peu comme si j’avais vécu par procuration, observant le monde par le prisme de la jalousie d’un moucharabieh.

Comme les princesses orientales, j’ai passé des heures à peindre le bonheur avec les couleurs des habits chamarrés de princes imaginaires qui m’attendaient près d’un jet d’eau, auprès d’une fontaine, à l’ombre d’un oranger.

Je suis passée du livre à l’écriture, exutoire du trop-plein de mon âme car je ne trouvais pas nécessairement dans les livres les émotions qui m’agitaient.

C’est dans ces jardins intérieurs que j’ai vécu, trouvant tout de même la force nécessaire pour avoir une vie professionnelle, me marier et avoir des enfants.

Le métier de professeur est difficile et si j’ai réussi à garder le cap, c’est que je n’ai jamais perdu le contact avec le réel.

J’aimais profondément mes élèves, ayant même une tendresse particulière envers ceux qui ne réussissaient pas dans ma discipline.

Je tentais de les ramener vers les chemins de la littérature, trouvant parfois des formules qui s’apparentaient au monde théâtral qui me servait de révélateur.

Des professeurs de vente, dans une salle près de la mienne, m’écoutaient lire et interpréter des scènes de Molière, me félicitant de la qualité de mes prestations : à leurs yeux, j’étais une véritable professionnelle et ils n’étaient pas loin de penser que j’avais raté une carrière d’actrice.

Mais ce sont toujours les élèves qui gagnent grâce à leur jeunesse conquérante.

Je revois une élève enjambant une chaise pour interpréter la scène dite du balcon de Roméo et Juliette. Elle était incroyablement douée. Elle rêvait d’être Maître-Chien et j’espère qu’elle a atteint son objectif.

Le théâtre, c’était ce qui restait lorsque tout était perdu et j’en ai souvent usé sans perdre naturellement les objectifs pédagogiques de ma tâche.

« Côté cour, côté jardin » : si le monde est un théâtre, il fut le mien.

Point n’était besoin d’embrasser la profession, il me suffisait d’évoluer dans un jardin intérieur en cheminant à petits pas pour faire une échappée dans l’univers à la fois réel et factice du lycée pour revenir chez moi et y jouer modestement le rôle de maîtresse de maison, d’épouse et de mère avec toute l’énergie qui me restait.

J’ai orné de roses le moucharabieh de mon palais intérieur et j’ai écouté inlassablement le bruit léger et musical de la fontaine ; près des orangers où m’attendent les princes qui veulent conquérir et délivrer une princesse du rêve.

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