dimanche 29 novembre 2020

Mon amie Laurence

 



L’aspect aléatoire de ma vie courante, provoqué par un état de santé à éclipses, me sembla néanmoins préférable à la situation familiale de mon amie Laurence dont je compris bientôt et excusai la dureté apparente de sa personnalité.

Elle avait perdu sa mère à l’âge de quatre ans. Elle était née avec une légère infirmité, des doigts de la main gauche en croisillons et elle souffrait de tachycardie et de  rhinites prolongées.

Lors de la longue maladie de sa femme, son père convolait déjà avec celle qui devint sa deuxième épouse très rapidement.

Manette, appellation officielle de la maîtresse de maison déjà occupée par les quatre enfants du premier lit, Gino, Françoise, Thérèse et Laurence se montra sous un jour voisin de Folcoche, l’héroïne de Vipère au poing d’Hervé Bazin.

Elle fit des jolis vêtements de bébé de Laurence, cousus avec amour par sa mère, des chiffons !

Ce fait revenait souvent dans les doléances de Laurence : elle s’en entretenait avec sa sœur Françoise, devenue surveillante lors des études du matin, les nôtres !

Selon moi, il y avait pire : Laurence portait les vêtements que ses deux sœurs avaient déjà portés.

Son manteau, difforme et délavé, lui donnait une allure grotesque, ce qui rebutait de nombreuses camarades de classe.

Lorsqu’elle se mouchait, je n’osais pas la regarder car Manette estimait qu’un mouchoir en tissu par mois était nécessaire, ce qui faisait de son « tire-jus » une véritable monstruosité.

Sa sœur Thérèse avait été interne durant l’une des grossesses de Manette, Françoise demeurant à la maison pour les basses besognes.

La surveillante générale de l’internat avait montré la petite culotte de Thérèse dans les dortoirs pour lui faire honte. Or, si elle était tachée c’est que Manette avait appliqué pour la lingerie intime le même principe «  un par mois ».

Le résultat catastrophique de cette doctrine éclata au grand jour, ce qui eut pour conséquence le renvoi de Thérèse de l’internat, ce qu’elle ne regretta pas.

Le père indigne restait sur son Aventin, se réfugiant derrière sa position de notable.

Il était médecin, il était riche et possédait une résidence secondaire au Touquet- Paris Plage qui était baptisée «  le château » et qui figurait sur une carte postale.

Laurence que je revis, à l’aube de nos cinquante ans, m’apprit que la maison dont elle était si fière avait été vendue à la mort de son père.

Dans la foulée, je lui demandai ce qu’étaient devenus ses louis d’or, ceux qu’elle recevait de ses grands-parents pour les étrennes et qu’on lui subtilisait à son retour au domicile familial, sous prétexte d’un placement.

Elle eut alors son rire sarcastique pour me dire qu’elle n’en avait jamais vu la couleur, ni à sa majorité, ni à la mort de son père.

Le placement avait sans doute consisté en participation active des achats de tenues élégantes de Manette qui ne se refusait rien. Ses trois enfants étaient toujours bien mis également, ce qui établissait un énorme contraste entre les fratries.

J’avais eu l’occasion d’apercevoir Manette chez elle. Après avoir marché durant huit kilomètres, je fus introduite, non sans une certaine méfiance, dans une arrière-cuisine et alors que Laurence suggérait de m’offrir une boisson, Manette lui fit remarquer avec sévérité qu’il était grand temps pour elle de mettre de l’ordre dans sa chambre et de nettoyer à fond son lavabo.

Je la suivis sous le regard courroucé de Manette puis, ces tâches terminées d’autant plus rapidement que la chambre de Laurence était nette, on me fit comprendre que ma présence n’était pas souhaitable.

Je repris donc ma route sans avoir bu et avec l’impression désagréable que je n’étais pas fréquentable.

Quant aux louis d’or, Laurence me les faisait miroiter à titre de caution lorsque, les premières chaleurs venues, j’achetais une glace à la sortie du lycée. Ne pouvant pas décemment déguster une glace à côté de Laurence, démunie de la moindre piécette, je puisais dans mes réserves pour lui en offrir une.

Elle avait alors cette phrase magnifique : «  Tu la mettras sur mon compte » !

Mes parents s’en gaussaient et lorsque je mentionnais les fameux louis d’or, mon père tenait des propos sarcastiques, déplorant que je joue le rôle du Terre-Neuve jamais récompensé.

Cependant, lorsque notre médecin de famille m’interdit de retourner au lycée l’année du BAC, je fus heureuse de recevoir les cours polycopiés par Laurence.

Ils m’aidaient à ne pas rompre le fil totalement.

Une camarade m’envoya sa mère, marchande de fromages. Elle me remit une lettre réconfortante écrite par sa fille, Michelle et un petit cadeau qui me laissa perplexe : c’était un disque des Chaussettes Noires car Michelle était persuadée que mes troubles provenaient d’un excès de travail.

Torturer ainsi ses méninges pour prétendre aux premières places était sans doute, à ses yeux, la cause première de cette maladie dont les effets spectaculaires me valaient la pitié ou la répulsion des élèves du lycée.

Laurence et moi nous livrions une guerre sans merci pour être la première lorsque j’étais en état de lutter.

Un jour, alors que j’avais momentanément perdu la mémoire et que je m’apprêtais à rendre une copie blanche en Sciences Naturelles, Laurence poussa sa feuille vers moi en m’intimant l’ordre suivant : «  Copie » ! Elle voulait me battre à la loyale et ne supportait pas d’avoir une amie diminuée, réduite à néant !

Je refusai son offre et cherchai ce que je pourrais dire pour éviter le zéro.

Ce sont pourtant les Sciences Naturelles qui m’aidèrent à obtenir le baccalauréat. Interrogée sur les lois de Mendel, je me baladai somptueusement et obtins la note 18.

Je travaillais beaucoup les matières scientifiques pour prétendre aux fameuses Félicitations et je charmai un professeur de Physique-Chimie en décrochant un premier prix de chimie.

En lisant des textes balzaciens, j’ai trouvé une courte phrase du grand romancier qui était le reflet de son état : «  Mon cerveau s’est couché comme un cheval fourbu ».

Je me l’appropriai, pensant que toutes les années de mon adolescence avaient été vécues en dehors du réel, provoquant ces crises significatives qui disparurent lorsque j’arrivai à maturité.

Laurence avait ses jardins secrets. Elle était tombée amoureuse de Boris, l’un des trois fils du médecin de la commune voisine de la sienne, un jeune homme blond qui s’exprimait en langage Schtroumpf.

Elle m’avait fait cette confidence mais tenait un journal intime en langage codé et je ne compris sa fuite en avant que lorsque ses résultats scolaires chutèrent.

Simple Tableau d’ Honneur au lieu des Félicitations : son père s’alarma, mena son enquête et trouva le fameux journal.

Laurence fut obligée de donner son code et la sanction tomba : Interdiction de me fréquenter car ces délires ne pouvaient venir que de mon influence.

Laurence jura, m’évita et nos longues années amicales tombèrent dans le déni !

Elle fit des études en Droit tandis que je restais fidèle aux Lettres Classiques. Elle obtint sa licence avec facilité, fut diplômée de Sciences Politiques et devint avocat-conseil dans le cercle fermé des dirigeants de la SNCF après avoir participé au Ministère des Droits de la Femme aux côtés d’ Yvette Roudy, sous le premier septennat de François Mitterrand !

 

 

 

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