vendredi 11 septembre 2020

La brodeuse des anges



Au cœur de son village provençal, Marjorie était admirée pour son talent de brodeuse.

On disait sous le manteau qu’elle était la brodeuse des anges tant ses ouvrages relevaient de la féerie. On avait l’impression que sa matière première était la soie des nuages qui filaient et s’étiraient au-dessus des rivières.

Le fil d’or et l’écheveau du coton à broder respectant toute la palette de l’arc-en-ciel avec mille et une nuances couraient sur la soie initiale pour révéler un univers paradisiaque où des initiales enluminées s’harmonisaient avec des représentations stylisées, allant du portrait aux symboles tels que l’ Arbre de Vie ou le jardin d’Eden.

Les commandes allaient bon train et les louis d’or remplissaient l’escarcelle de la jeune fille, faisant d’elle un excellent parti.

Cependant Marjorie n’était pas pressée de se marier car elle se doutait que des obligations matrimoniales freineraient l’avancée de ses travaux.

Il lui arrivait d’oublier l’heure lorsque la passion s’emparait d’elle et qu’elle tenait, à tout prix, à terminer un motif quand elle se sentait inspirée.

A moins d’épouser un artiste aussi passionné qu’elle l’était dans son domaine, le célibat s’imposait à elle de manière incontournable.

Il lui semblait cependant qu’une fenêtre de sa spiritualité restait aussi close que la porte secrète de Barbe Bleue et parfois, elle s’interrogeait sur cet ailleurs qui lui échappait.

La réponse lui vint du ciel ou plutôt d’une femme suffisamment désespérée pour laisser son enfant, un bébé, sur le parvis de l’église, enveloppé dans un lange de laine.

Bouleversée par cet abandon, Marjorie demanda et obtint l’autorisation d’élever cet enfant le temps qu’on lui trouve une famille ou que sa mère revienne des frontières de la folie où elle se débattait sans espoir.

L’enfant était un beau petit garçon, robuste, aux yeux clairs.

La mère n’ayant pas laissé de prénom pour son nouveau-né, Marjorie lui en trouva un qui semblait adapté à son type de beauté céleste, Gabriel.

Elle commanda au menuisier du village un berceau reposant sur un astucieux système mécanique permettant une oscillation propice au sommeil.

Ainsi équipée, elle fit appel à une nourrice à qui elle offrit le gîte et le couvert et des rémunérations intéressantes.

Doriane, la nourrice, accepta d’autant plus volontiers cette place inespérée qu’elle lui permettait d’élever sa petite fille Amandine, orpheline de père depuis peu.

Doriane, par sa gentillesse et son efficacité, devint indispensable pour la tenue de la maison et lorsque le temps du sevrage fut venu, Marjorie lui demanda comme un service d’amie de rester à ses côtés.

Un autre bébé abandonné sur le parvis de l’église vint compléter le cadre familial de ces deux jeunes femmes.

Myosotis fut ainsi prénommée car elle avait de jolis yeux bleus que sa mère ne semblait pas avoir remarqués tant ils brillaient par leur éclat.

Les maîtresses de maison achetèrent une vache afin de se procurer du lait et Marjorie fit appel à un jeune homme du village pour s’occuper de la vache et faire mille travaux que les deux dames ne pouvaient faire.

Marjorie brodait avec une passion renouvelée et sa collection de portraits s’enrichit des visages d’anges qui vivaient sous son toit.

Or, il arriva que le châtelain qui administrait le village aux mille champs de lavande souhaitât améliorer la décoration de salles d’apparat qui enjolivaient son intérieur.

Il commanda à Marjorie des dessus de chaises brodés et lui demanda, en outre, de lui présenter des esquisses  pour la composition d’un tableau qui serait la pièce maîtresse de l’ornementation de son salon principal.

Décidée à ne pas décevoir le châtelain, Marjorie s’inspira de son histoire personnelle, la transfigurant par le recours à la période raphaélienne qui avait connu une grande vogue à la Renaissance. Elle dessina des esquisses  dont le motif central était un chérubin veillé par des anges, reposant sur les genoux de la Sainte Vierge, assise sur le parvis de l’église du village.

Le châtelain, Léonard de Sisteron, fut saisi par la beauté de l’esquisse et il proposa à la jeune fille de vivre au château tout le temps que nécessiterait l’exécution de la commande.

Marjorie accepta l’offre avec enthousiasme car elle pensait pouvoir s’en remettre à Doriane pour la tenue de la maison et l’éducation des enfants.

Chaque soir, Marjorie siégeait à la table du seigneur et c’était, à chaque fois, une déclinaison de mets savoureux et délicats.

Alouettes sans tête, tourtons ou beignets farcis de légumes et de fromage de chèvre frais, agneau de Sisteron et sa farandole de produits locaux tels que cannellonis d’épinards étaient les produits-phare de la table toujours surprenante et festive avec des desserts où les pâtes briochées et feuilletées, les fruits confits, le miel et la lavande étaient présents de toutes les façons.

Marjorie appréciait ces repas auxquels elle n’était pas accoutumée.

De plus, Léonard de Sisteron avait l’art de la mettre à l’aise en abordant des sujets qu’elle maîtrisait, notamment l’art de la broderie.

Il s’intéressait à la prodigieuse créativité de la jeune fille et cette dernière lui apparut indispensable à l’harmonie de sa vie.

Brodant sans relâche, Marjorie eut l’idée, pour remercier son hôte, de concevoir un portrait à son image.

Pour le décor c’était le suivant : le château se détachait sur un azur fleurdelisé où volaient de petits anges.

C’était sa manière d’exprimer sa reconnaissance envers le châtelain.

Grâce à sa généreuse rétribution pour ses travaux, elle faisait parvenir des sommes substantielles à Doriane pour tenir le train de maison et nourrir tout le petit monde qui gravitait autour d’elle.

Quant au portrait de Léonard, il était si lumineux qu’il semblait avoir été conçu  par les hôtes des cieux pour faire régner un ordre harmonieux sur terre.

Lorsque tous les travaux furent terminés, le comte Léonard fit servir un repas si extraordinaire que la jeune fille en fut éblouie.

Le dessert, une pyramide de choux à la crème caramélisés, ornée de dragées et de cerises confites, accompagnée par une coupe de champagne et une coupelle de crème anglaise réservait une surprise : un réticule de velours posé sur la table contenait une parure de perles et une originale demande en mariage ainsi libellée

«  Lumineuse beauté aux prunelles irradiant l’amour, aux mains délicates et expertes, exerçant un art sublimé qui rend la broderie indispensable et céleste, je ne peux plus me passer de vous voir.

J’espère ardemment que vous accepterez de devenir mon épouse.

Mon adorée, j’attends de vos lèvres qu’elles prononcent le mot qui me permettra de joindre les miennes pour vous donner d’ardents baisers passionnés. »

Marjorie succomba aux charmes de cet homme attachant et demanda, en réponse, que l’on apporte le tableau qu’elle cachait dans sa chambre.

Ebloui par ce fabuleux cadeau, le comte fit accrocher le portrait  à la place centrale de la pièce et il enlaça sa promise, le cœur débordant d’amour, de reconnaissance et de désir.

Marjorie, la brodeuse des anges, ne broda plus que pour son époux et ses enfants.

Quant aux petits anges qui avaient été déposés  sur le parvis de l’église, elle veilla toujours à leur entretien et leur éducation.

Elle offrit sa maison à Doriane qui épousa Julian, l’homme de confiance préposé  à l’entretien des terres et les abords de la propriété.

Doriane se mit à la broderie et devint experte dans cet art difficile pour pouvoir en vivre.

Elle avait suffisamment observé Marjorie pour savoir comment s’y prendre pour réaliser de beaux ouvrages.

Son premier chef d’œuvre fut la robe de baptême du premier né de Marjorie que l’on prénomma Aurélien tant sa beauté semblait impériale.

Elle lui broda de petits chaussons avec amour et tricota un bel ensemble en laine angora.

Devenue comtesse, Marjorie resta attachée à cette jeune femme qui lui avait permis de réaliser son destin.

Elle ne manqua pas d’organiser de jolies fêtes pour célébrer les événements festifs et les anniversaires.

Elle vécut heureuse auprès de son époux et réalisa tant de merveilles brodées que le surnom de brodeuse des anges survécut longtemps à sa mémoire.

 

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